Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE V
LA RENCONTRE.
En suivant à cheval le bord de la Moskva, on pouvait voir par dessus la palissade tout le jardin de Morozof.
Des tilleuls en fleurs ombrageaient un étang limpide qui fournissait au boyard, pour les jours maigres, une pêche abondante. Au delà on voyait des pommiers, des cerisiers, des pruniers. Dans l'herbe, que la faux n'avait pas encore abattue, serpentaient d'étroits sentiers. La journée était brûlante. Au-dessus des fleurs rouges de l'églantier odoriférant tourbillonnaient des scarabées d'or; dans les tilleuls bourdonnaient les abeilles; les grillons chantaient dans l'herbe; derrière des buissons de groseilliers rouges, de grands tournesols élevaient leurs larges têtes et paraissaient savourer la chaleur du soleil de midi.
Le boyard Morozof reposait depuis déjà une heure dans son appartement. Hélène était assise avec ses suivantes sur un banc de gazon au pied même de la palissade. Elle portait un vêtement d'été en velours bleu avec des boutons d'améthyste. De larges manches de mousseline, formant des plis légers, étaient attachées au-dessus du coude par des bracelets de diamants. Des boucles d'oreille, également en diamant, descendaient jusque sur ses épaules. Sa tête était ornée d'un kakochnik[8] de perles, et ses bottines de maroquin étaient cousues d'or.
[8] Coiffure nationale des femmes mariées.
Hélène paraissait gaie. Elle riait et badinait avec ses filles d'atour.
—Boyarine, disait l'une d'elles, essayes encore ces pendants d'oreille, ils sont plus éclatants.
—Je suis fatiguée d'essayer, mesdemoiselles, répondit d'une voix bienveillante Hélène; voilà plus d'une heure que vous me tenez là, cela suffit.
—Il ne reste plus que le collier à essayer! Quand tu l'auras mis, en vérité, tu ressembleras à une sainte image dans sa niche.
—Finis donc, Pacha[9], c'est un péché de parler ainsi.
[9] Diminutif de Pélagie.
—Eh bien! puisque tu ne veux pas te parer, boyarine, jouons à la course. Veux-tu lancer des miettes de pain aux poissons ou te balancer sur une escarpolette? ou bien veux-tu que nous te chantions quelque chose?
—Oui, Pacha, cette chanson que tu chantais l'autre jour, en cueillant des fraises.
—Oh! boyarine de mon cœur, qu'y a-t-il de gai dans cette chanson? Elle est mélancolique.
—C'est égal, je désire l'entendre; chante-la moi, Pacha!
—J'obéis, boyarine; seulement ne me reproche pas ensuite de t'avoir rendue triste. Et vous, mesdemoiselles, donnez-moi le refrain.
Les jeunes filles s'assirent en rond et Pacha commença d'une voix plaintive:
Pacha regarda sa maîtresse. Deux grosses larmes coulaient de ses yeux.
—Ah! quelle sotte je suis! dit Pacha: qu'ai-je fait? Je n'ai pas su résister à la boyarine. Mais aussi comment pouvez-vous, boyarine, vous laisser impressionner de la sorte par de pareilles chansons?
—Et toi, pourquoi les as-tu apprises! répartit Dounia, jeune fille à l'œil vif et aux sourcils noirs. Je vais chanter, moi, et tu vas voir si la boyarine ne reprend pas sa bonne humeur.
Et, bondissant sur ses pieds, Dounia appuya une main à sa hanche, leva l'autre en l'air, et, s'inclinant un peu, se mit à marcher légèrement en chantant:
Dounia s'arrêta et se mit à rire. Mais Hélène était encore plus triste. Son cœur se serra; elle couvrit son visage de ses mains et sanglota.
—Voilà le résultat de ta chanson! dit Pacha. Qu'allons-nous faire maintenant? Droujina Andréevitch verra les yeux rougis de la boyarine et se mettra en colère contre nous: ne pouvez-vous la distraire, sottes créatures?
—Mes chères filles! mes petites âmes! dit tout à coup Hélène en se jetant au cou de Pacha, aidez-moi à sangloter, à verser des larmes.
—Mais qu'as-tu, boyarine? qui est-ce qui t'a si subitement frappée?
—Pas si subitement, mes filles! Depuis ce matin je suis triste. Quand les offices ont commencé à sonner et que la foule s'en est allée gaiement à l'église, j'ai senti mon cœur se gonfler… et maintenant encore il est prêt à éclater. La lumière est si vive, le soleil si éclatant, et toutes ces parures dont vous m'avez ornée… Enlevez-moi ces boucles d'oreilles, enlevez-moi le kakochnik, faites-moi une tresse comme les vôtres, une tresse de jeune fille.
—Comment, boyarine, y songes-tu? te faire une coiffure de jeune fille! Dieu vous en préserve! Et si Droujina Andréevitch l'apprenait?
—Il ne le saura pas. Je remettrai plus tard le kakochnik.
—Non, boyarine, ce serait un péché. Fais comme tu voudras, mais nous ne pouvons prendre cela sur nous.
Est-ce possible, pensa Hélène, c'est péché de se souvenir même du passé?
—Eh bien! dit-elle, je n'enlèverai pas mon kakochnik, seulement viens ici, ma Pacha, je te ferai une tresse comme celle que je portais autrefois.
Rougissante de plaisir, Pacha vint s'agenouiller devant sa maîtresse. Hélène lui délia les cheveux, les sépara en touffes égales et commença à tresser une de ces énormes tresses à la russe, composées de quatre-vingt dix fils. Il fallait pour cela une grande science. D'abord la tresse devait être très-lâche, afin qu'elle cachât toute la nuque, ensuite elle descendait sur le dos en se resserrant imperceptiblement. Hélène y mit beaucoup de talent; en entrelaçant les touffes de cheveux, elle y mêlait artistement des chapelets de perles.
Enfin la tresse fut terminée. La boyarine attacha à son extrémité un nœud de rubans à trois branches et y assujettit de riches bagues.
—C'est fini, Pacha, dit-elle, joyeuse de son travail; lève-toi et marche devant moi. Regardez, mesdemoiselles, cette tresse n'est-elle pas plus jolie qu'un kakochnik?
—Chaque chose à son temps, boyarine, répondirent-elles en riant. Voilà Dounia, par exemple, qui ne serait pas fâchée de porter un kakochnik.
—Finissez, moqueuses! répondit Dounia. Je consentirai peut-être à ne jamais défaire ma tresse; mais le sommelier du boyard pourrait en nommer plus d'une qui s'y résignerait moins aisément que moi.
Les jeunes filles éclatèrent de rire, quelques-unes se troublèrent et rougirent.
—Baisse-toi, Pacha, dit la boyarine, je vais encore ajouter un ruban… Mesdemoiselles, vous savez que c'est aujourd'hui la Saint-Jean, c'est aujourd'hui que les naïades font leurs tresses!
—Ce n'est pas aujourd'hui, boyarine, mais le jour de la Pentecôte, que les naïades font leurs tresses. Le jour de la Saint-Jean, elles courent les cheveux épars et trompent les gens qui veulent enlever la fleur de la fougère.
—Que Dieu nous en préserve! dit Pacha.
—Tu as donc peur des naïades, Pacha?
—Et comment ne pas en avoir peur! aujourd'hui il est aussi dangereux d'aller dans les bois que le jour de la Pentecôte ou pendant la semaine des naïades. On dit qu'elles torturent les jeunes filles ou font perdre la mémoire aux jeunes gens…
—Tu parles de ce que tu ne connais pas, interrompit une autre jeune fille. Quelles naïades y a-t-il à Moscou? Il n'y en a pas. Mais en Ukraine, là c'est une autre affaire; qui les voit est perdu. On raconte que plus d'un bon jeune homme y a laissé la raison. Il suffit de les avoir vues une seule fois pour mourir de chagrin; si l'homme est marié il abandonne sa femme et ses enfants; s'il est garçon, il oublie celle qu'il devait épouser.
Hélène devint pensive.
—Mesdemoiselles, dit-elle après un moment de silence, y a-t-il des naïades en Lithuanie?
—C'est précisément leur pays; en Ukraine, en Lithuanie, c'est tout un.
Hélène soupira. En cet instant, on entendit le pas d'un cheval, et le chapeau blanc de Sérébrany apparut au-dessus de la palissade.
En voyant un homme, Hélène voulut se cacher; mais ayant jeté un regard sur le cavalier, elle resta aussitôt comme pétrifiée. Le prince, de son côté, arrêta son cheval. Il ne pouvait en croire ses yeux. Mille pensées contradictoires se pressaient en un instant dans sa tête. Il voyait devant lui Hélène, la fille de Pléchéef, celle qui lui avait donné sa foi cinq ans auparavant. Mais par quel hasard se trouvait-elle dans le jardin du boyard Morozof? Ce fut seulement alors que Sérébrany remarqua le kakochnik de perles d'Hélène, et il devint pâle. Elle était mariée!
Est-ce que je rêve? dit-il, en ne pouvant détacher d'elle un regard fixe, presque insensé,—est-ce un songe?
—Jeunes filles! dit Hélène d'une voix suppliante:—retirez-vous un peu, je vous appellerai, laissez-moi seule! Mon Dieu! mon Dieu! Sainte Vierge, que faire? que lui dire?
Sérébrany, pendant ce temps, était revenu à lui.
—Hélène,—dit-il résolument,—réponds-moi d'un seul mot: es-tu mariée? est-ce une erreur? une plaisanterie? es-tu réellement mariée?
Hélène au désespoir cherchait une réponse et ne la trouvait pas.
—Réponds-moi, Hélène. Ne me torture pas plus longtemps.
—Écoutez-moi, Nikita! murmura Hélène.
Le prince frissonna.
—Je n'ai rien à entendre, dit-il,—j'ai tout compris. Ne parle pas inutilement.—Adieu boyarine! et il fit tourner son cheval.
—Nikita! s'écria Hélène, je t'en conjure, par le nom du Christ et de sa Mère Immaculée, écoute-moi: tu me tueras ensuite, mais d'abord écoute-moi!
Elle n'eut pas la force de continuer: sa voix s'éteignit, ses genoux fléchirent sur le banc de gazon; elle tendit ses mains suppliantes vers Sérébrany. Le prince frémit de tout son corps, eut compassion et resta.
Hélène, d'une voix entrecoupée par ses larmes, raconta comment Viazemski la persécutait, comment le Tzar se mit en tête de la livrer à son favori, comment, le désespoir dans l'âme, elle se confia au vieux Morozof. Interrompant son récit par des sanglots, elle s'accusa de sa trahison involontaire, reconnut qu'elle aurait dû plutôt attenter elle-même à sa vie que d'en épouser un autre, et elle maudit sa faiblesse.
—Tu ne peux plus m'aimer, prince, dit-elle, le sort ne l'a pas permis! mais promets-moi que tu ne me maudiras pas; dis-moi que tu pardonnes ma faute énorme.
Le prince écoutait, les sourcils froncés, mais ne répondait rien.
Nikita Romanovitch, murmura Hélène d'une voix craintive, pour l'amour de Dieu, dis-moi un seul mot!
Et elle fixait sur lui des yeux pleins de terreur et d'attente; toute son âme s'était réfugiée dans son regard suppliant.
Une lutte terrible avait lieu dans l'âme de Sérébrany.
—Boyarine, dit-il à la fin et sa voix tremblait, la volonté de Dieu est visible dans tout ceci… tu n'es pas aussi coupable… non tu n'es pas coupable… je n'ai rien à te pardonner, Hélène, je ne te maudis pas—Dieu m'en est témoin. Non! j'ai pour toi le même sentiment qu'autrefois.
Ces mots échappèrent au prince, pour ainsi dire, malgré lui.
Hélène poussa un cri, sanglota et s'élança derrière la haie.
Au même instant le prince se dressa sur ses étriers et se cramponna au faîte de la clôture. Hélène, de son côté, était déjà montée sur un banc. Sans réflexion, sans s'en rendre compte, ils furent si près l'un de l'autre, que leurs mains se touchèrent…
Maintenant, comment Hélène paraîtra-t-elle devant Morozof? Il devinera son trouble en voyant son regard. Et ce n'est pas un homme à lui pardonner; ce n'est pas la vie qui est chère au boyard, c'est son honneur. Il se tuera, le vieillard, il tuera sa femme, il tuera Nikita.