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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XVIII
UNE VIEILLE CONNAISSANCE.

Le lendemain du sac de la maison de Morozof, un cavalier déjà âgé et monté sur un cheval noir, traversait la forêt silencieuse. A chaque instant, il levait son chapeau et semblait écouter quelque chose.

—Doucement, Galka, tiens-toi tranquille, disait-il en passant la main sur le cou de son cheval. Voyez, quelle bête indocile! elle m'empêche de rien entendre. Allons, je me serai trompé, je ne reconnais rien! Toujours des tilleuls et des noyers, il est vrai que quand nous sommes passés par ici, il faisait nuit comme dans un four.

Et le cavalier continua son chemin.

—Attends, Galka! dit-il tout à coup en retenant les rênes, il me semble que j'entends quelque chose. Tiens-toi tranquille, ou je vais te corriger. C'est vrai, j'entends un bruit! Ce n'est pas le bruit des feuilles, c'est la roue d'un moulin; mais où diable est-il ce moulin? mais attends! maintenant je ne le perdrai pas, ce neveu d'une sorcière.

Et Michée, comme s'il eût craint de perdre de nouveau son chemin, partit au galop dans la direction du bruit.

—Dieu soit béni, dit-il, quand entre les arbres il aperçut les murs couverts de mousse et la roue qui tournait,—m'y voilà enfin; j'aurais fini par en perdre la tête: tantôt le bruit en avant, tantôt en arrière et puis rien; le voilà le moulin! C'est de ce côté que nous sommes venus avec le boyard quand les brigands nous ont conduits ici. Mais comment cela se fait-il? La roue était alors à droite, maintenant elle est à gauche; la grange avait sa croisée tournée vers le moulin et sa porte vers la forêt; à présent la porte est du côté du moulin et la fenêtre sur la forêt. Voyons, est-ce bien mon moulin? Mais oui, il n'y en a pas d'autres par ici; j'ai tourné autour depuis ce matin; c'est égal, s'il ne s'agissait pas de sauver le boyard, pour rien au monde je ne viendrais de ce côté.

Michée descendit de cheval, attacha Galka à un arbre, approcha avec une certaine frayeur du moulin et frappa à la porte.

—Meunier, hé meunier!

Personne ne répondit.

—Meunier, hé meunier!

L'intérieur du moulin resta silencieux: on entendait seulement le bruit que faisaient les meules et les pignons en tournant.

Michée essaya de pousser la porte, elle était fermée.

Où est-il donc le vieux diable? dort-il ou s'est-il caché? pensait Michée en frappant de toutes ses forces avec ses pieds et ses mains. Pas de réponse. Michée commença à se mettre en colère.

—Eh, vieux coquin! cria-t-il: réponds ou je mets le feu à la baraque!

On entendit tousser et, par un petit guichet au-dessus de la porte, apparurent une barbe blanche et un visage ridé au milieu duquel brillaient deux yeux gris.

Michée se sentit mal à son aise en présence du meunier.

—Bonjour, mon maître! dit-il d'une voix caressante.

—Que le Seigneur te garde! répondit le meunier: que veux-tu, brave homme?

—Tu ne me reconnais pas, mon maître? j'ai pourtant passé la nuit chez toi avec un boyard il y a peu de temps.

—Avec ce prince? Comment! si je m'en souviens? Je te reconnais maintenant. Que veux-tu, mon ami, qu'est-ce qui t'amène?

—Mais comment, maître, te caches-tu donc comme un hibou dans son trou? ouvre-moi, ou sors; converser ainsi n'est pas commode!

—Attends, mon ami, laisse-moi seulement verser un peu de grain, et j'irai aussitôt te rejoindre.

«Oui, pensait Michée; je voudrais bien voir le blé que tu verses, compère du diable! je suis sûr que ce sont des os de juifs que tu mouds pour les sorciers? Qui peut apporter du blé ici? voyez quel recoin! il n'y a seulement pas de route pour y arriver!

—Me voilà, brave homme, dit le meunier, en fermant avec soin derrière lui la porte du moulin.

—Enfin! tu t'es assez fait prier.

—Que veux-tu, compère, je ne demeure pas dans un bazar mais en pleine forêt et il ne convient pas d'ouvrir à tout le monde; un malheur est bien vite arrivé: on voit bien un homme, mais il faut savoir si c'est du blé béni qu'il a à sa ceinture, ou s'il y cache des pierres.

Voyez le vieux serpent! pensait Michée, il fait semblant de craindre les voleurs et je suis sûr qu'il court la nuit avec les loups-garous.

—Allons, compère, que me veux-tu? conte-moi cela, je t'écoute.

—Voilà de quoi il s'agit, maître: Il est arrivé un grand malheur; ces opritchniks maudits se sont emparés de mon maître, ils l'ont enchaîné et ils l'ont conduit à la Sloboda où il est maintenant sans doute en prison; et pourquoi? Dieu le sait; il n'a offensé ni le Tzar, ni l'État; il s'est mis seulement du côté du bon droit en défendant le boyard Morozof et sa femme quand, au milieu d'un festin, ils les ont attaqués et réduit leur demeure en cendres.

Les yeux du meunier prirent une expression étrange.

—Oh, oh, oh! dit-il;—c'est fâcheux, fâcheux, compère; fâcheux pour le poisson de se jeter dans la nasse, fâcheux pour ton prince d'être enfoncé dans un cachot, plus fâcheux pour Morozof d'avoir perdu sa jeune femme, encore plus fâcheux pour Viazemski d'avoir pris la femme d'un autre.

Michée ouvrit de grands yeux.

—Comment sais-tu que Viazemski a enlevé la femme de Morozof? Je ne t'en ai pas parlé.

—Eh, compère! je ne sais pas seulement ce qu'on me dit; parfois on frappe loin dans la forêt et le bruit retentit près d'ici; quand l'eau baisse sous la roue du moulin, c'est qu'il y a une sécheresse à cent verstes en amont et que la récolte sera mauvaise; le vieillard, qui vit silencieux dans la solitude, écoute pousser l'herbe et apprend ainsi le secret des choses.

—Eh bien! maître, ne sais-tu pas un moyen de venir au secours du boyard? J'ai tout pesé, tout ressassé dans ma pauvre tête et je ne trouve rien. Alors, je me suis dit: j'irai trouver le bon meunier, je lui demanderai conseil. Et je me suis rappelé aussi ce brave jeune homme qui nous a conduits chez toi. En nous quittant, il me dit: si le prince a besoin de moi, viens au moulin, demande au grand-père où est Vanioukha Persten? je serai toujours prêt à servir le boyard, même quand il faudrait y risquer ma vie. Je suis donc venu te trouver, maître, dis-moi ce qu'il faut faire; si nous réussissons, le prince Nikita ne t'oubliera pas et moi, pauvre malheureux, je te serai dévoué le reste de mes jours.

Que la terre t'engloutisse, neveu d'une sorcière! ajouta mentalement Michée,—être réduit à implorer ça!

—Il faut toujours essayer d'éviter un malheur. Le cas est mauvais, je l'avoue, mais avec une tenaille on retire un creuset des flammes et il arrive quelquefois que le grain sort de la meule sans avoir été écrasé; chacun a sa chance.

—C'est vrai, maître, avec de la chance un œuf donne naissance à un coq; sans chance, il n'en sort pas même un puceron, mais je t'en supplie, dis-moi nettement ce qu'il faut que je fasse maintenant.

Le meunier baissa la tête et parut écouter le bruit de la roue.

Quelques minutes s'écoulèrent. Le vieillard balança lentement la tête et se mit à parler sans faire attention à Michée.

La roue tourne, tourne, ce qui était en haut est en bas, ce qui était en bas est en haut; j'entends la cloche qui retentit au loin, sont-ce des funérailles ou un mariage? et qui marie-t-on, qui enterre-t-on? je ne puis l'entendre, l'eau bruit, une grande fumée m'empêche de le voir. Les corbeaux arrivent de tous côtés, ils s'entre-appellent pour un riche festin, mais qui vont-ils déchirer? A qui vont-ils crever les yeux? Eux-mêmes n'en savent rien, ils volent et ils croassent. La hache est aiguisée, le bourreau est prêt; sur les planches de chêne coulent des ruisseaux d'un sang chaud, les têtes sont tranchées d'un seul coup, mais je ne vois pas quelles têtes.

Michée frissonnait.

—Que dis-tu donc, grand-père, tu marmottes comme à un office des morts.

Le meunier ne parut pas entendre Michée. Il ne dit plus rien, mais ses lèvres continuèrent à s'agiter comme s'il se fût parlé à lui-même, ses yeux gris étaient si ternes qu'ils paraissaient ne rien voir.

—Grand-père, eh! grand-père! et Michée le tira par la manche.

—Quoi? répartit le meunier se tournant vers Michée, comme s'il l'apercevait pour la première fois.

—Qu'est-ce que tu marmottes, grand-père?

—Eh compère! on entend beaucoup, on dit peu; prends maintenant le sentier qui passe à côté du sapin. Va toujours devant toi, tu rencontreras beaucoup de tournants à droite et à gauche, va toujours tout droit; quand tu auras fait cinq verstes, tu verras sur le côté une izba, dans cette izba pas une âme. Reste-là jusqu'à la nuit; de braves gens viendront qui t'en diront davantage. Quand tu reviendras, passe par ici, tu trouveras de l'ouvrage; l'oiseau du Paradis a échappé au ravisseur, tu le ramèneras au roi de Dalmatie et nous partagerons la récompense.

Et, sans attendre de réponse, le vieillard rentra dans le moulin et ferma la porte sur lui.

—Grand-père! lui cria Michée, explique-toi intelligiblement, de quels gens veux-tu parler? de quel oiseau?

Mais le meunier ne répondit pas et, quoique Michée écoutât de toutes ses oreilles, il n'entendit que le bruit de l'eau et le grincement de la roue.

Allons, le neveu d'une sorcière! dit l'écuyer, où m'envoie-t-il? à cinq verstes je trouverai une izba, j'y attendrai jusqu'à la nuit, et là le diable sait ce qui arrivera. Je voudrais t'y voir à ma place, vieux gredin! S'il ne s'agissait pas du prince, je prendrais joliment le large! peuh! Allons, Galka! il faut en prendre son parti, cherchons donc cette izba du diable.

Et, enfourchant son cheval, Michée se mit à galoper dans la direction indiquée par le meunier.

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