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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XII
CALOMNIE.

Le soleil se leva, mais il n'éclaira pas une matinée heureuse pour Maliouta. En rentrant chez lui, il ne retrouva pas son fils et il savait maintenant que c'était pour toujours que Maxime avait quitté la Sloboda. La fureur de Grégoire Skouratof était grande. Il avait envoyé des cavaliers de tous côtés à la poursuite du fugitif. Il avait fait mettre en prison les palefreniers dont le sommeil avait favorisé le départ de Maxime. Les sourcils froncés, les dents serrées, il suivait la rue, méditant s'il rendrait compte au Tzar de la fuite de Maxime ou s'il la lui cacherait.

Le trot des chevaux et une rumeur joyeuse se firent entendre derrière lui. Maliouta se retourna. Le Tzarévitch, avec les Basmanof et une troupe de jeunes cavaliers, revenait d'une promenade matinale. La terre friable avait été ramollie par la pluie, les chevaux enfonçaient dans la boue jusqu'au paturon. En voyant Maliouta, le Tzarévitch mit son cheval au petit galop et couvrit de boue Grégoire Skouratof.

—Je te salue jusqu'à terre, boyard Maliouta! dit le Tzarévitch en arrêtant son coursier.—Nous avons rencontré tout-à-l'heure tes cavaliers. Il paraît que Maxime est devenu rétif puisqu'il te montre les talons; ou peut-être l'as-tu envoyé à Moscou pour acheter un bonnet de boyard?

Et le Tzarévitch rit aux éclats.

Suivant l'étiquette, Maliouta avait mis pied à terre. Debout, la tête nue, il essuyait avec sa main la boue de son visage. On eût dit que ses yeux voulaient poignarder le Tzarévitch.

—Pourquoi s'essuie-t-il? fit observer Basmanof cherchant à plaire au Tzarévitch,—sur tout autre la boue paraîtrait, mais sur lui on ne la remarquera pas.

Basmanof parlait à demi-voix, mais Skouratof l'entendit parfaitement. Lorsque toute la troupe, riant et causant, galopa après le Tzarévitch, il remit son chapeau, monta à cheval et s'avança au pas vers le palais.

Bon! pensa-t-il… attendez un peu, messeigneurs, attendez! Ses lèvres, devenues pâles, grimacèrent un sourire et son cœur, déjà exaspéré par la fuite de son fils, mûrit lentement la vengeance qui devait écraser ses imprudents agresseurs.

Quand Maliouta entra dans le palais, Ivan était assis dans sa chambre; son visage était blême, ses yeux ardents. Il avait remplacé sa soutane noire par un caftan jaune brodé sur les coutures, doublé d'étoffe bleue, serré à la taille par huit cordons de soie avec de longs glands. Une crosse et un kolpak, ornés d'un grand nombre de pierreries, étaient placés sur une table à côté du Tzar. Les visions nocturnes, le long office, l'absence de sommeil n'avaient pas épuisé les forces d'Ivan, mais l'avaient amené au plus haut degré d'irritabilité. Tout ce qu'il avait éprouvé dans la nuit se présentait de nouveau à lui comme une tentation diabolique. Le Tzar avait honte de sa frayeur.

—L'ennemi du nom du Christ, pensa-t-il, me contrecarre avec obstination et vient en aide à mes ennemis. Mais je ne lui donnerai pas sujet de se réjouir; je n'ai pas peur de ses incitations; je lui montrerai qu'il a trouvé un athlète plus fort que lui.

Et le Tzar résolut de sévir contre les traîtres comme par le passé et de livrer ses ennemis au bourreau, fussent-ils une légion. Il chercha des coupables parmi ceux qui l'entouraient. Chaque regard, chaque mouvement lui paraissait maintenant suspect. Il se rappela diverses paroles de ceux qui l'approchaient: dans ces paroles il crut découvrir la clef d'une conjuration. Ses plus proches parents n'étaient pas à l'abri de ses soupçons.

Maliouta le trouva en proie à ce délire.

—Sire, dit-il après un moment de silence, tu as daigné m'ordonner de donner la question aux Kolichef au sujet de nouvelles trahisons. Compte sur moi. Je saurai les faire parler. Il y a un seul nom que je n'oserai pas, que je ne pourrai pas leur faire dire, celui du plus grand de tes ennemis.

Le Tzar regarda son favori avec étonnement.

Il y avait dans les yeux de Maliouta quelque chose d'extraordinaire.

—Il est tel, continua Skouratof et sa voix changea, que l'œil le voit, l'oreille l'entend, mais que la langue n'ose le formuler.

Le Tzar le considéra d'un œil interrogateur.

—Vois-tu, sire, tu as puni beaucoup de brigands, et pourtant tu n'as pas purgé la Russie de la trahison. Tu en puniras encore davantage et tu ne seras pas plus avancé.

Le Tzar écoutait mais ne devinait pas.

—Parce que tu coupes les branches sèches, mais le tronc et la racine restent parfaitement sains.

Le Tzar ne comprenait encore rien, mais il écoutait avec une curiosité croissante.

Ainsi, par exemple, rappelle-toi quand tu fus sur le point de mourir,—que Dieu te donne de longs jours! Les boyards ourdirent une grande conspiration contre toi. Ils avaient alors avec eux ton frère aîné Vladimir Andréevitch.

Ah! pensa le Tzar, voilà la signification de mes visions nocturnes! l'ennemi voulait obscurcir ma raison pour favoriser les machinations de mon frère. Mais il n'en sera pas ainsi. Je n'épargnerai pas mon frère.

—Parle, dit-il, en s'adressant d'une voix terrible à Maliouta—parle, que sais-tu sur Vladimir Andréevitch?

—Rien, sire, ce que je dis n'a pas de rapport avec Vladimir Andréevitch. A son sujet, je ne sais même rien qui puisse faire soupçonner qu'il trame quelque chose contre toi. Les boyards ne pensent pas à lui maintenant. Il y a longtemps qu'il a renoncé à te disputer le trône. Mes paroles n'ont pas trait à lui.

—A qui donc? demanda le Tzar avec étonnement et ses traits se contractèrent convulsivement.

—Vois-tu, sire, Vladimir a abandonné l'idée de troubler l'État, mais les boyards, eux, ne l'ont pas abandonnée. Ils se sont dit: il n'ose pas monter sur le trône, nous y mettrons…

Maliouta s'arrêta.

—Qui? demanda le Tzar, et ses yeux lançaient des flammes.

Maliouta se troubla.

—Sire! tout n'est pas bon à dire. Le proverbe dit: réfléchis, devine, mais garde ta langue derrière tes dents.

—Qui? répéta le Tzar en se levant.

Maliouta resta silencieux.

Le Tzar le saisit à la gorge des deux mains, amena son visage près du sien et plongea son regard dans le sien.

Les jambes de Maliouta fléchissaient.

—Seigneur, dit-il à demi-voix, ne te courrouce pas contre lui, il n'a pas réfléchi.

—Parle! dit le Tzar d'une voix étranglée, en serrant plus fort le cou de Maliouta.

—Il n'aurait pas eu cette pensée si on ne l'avait poussé. C'est celui qui l'approche le plus près, qui l'y a poussé. Et lui, le criminel! il s'est dit: un peu plus tôt, un peu plus tard, c'est ainsi que cela doit finir.

Le Tzar commençait à comprendre. Il devint encore plus pâle, si c'est possible. Ses doigts se détendirent et lâchèrent la gorge de Maliouta.

Maliouta se remit. Il comprenait que le moment était arrivé de frapper le coup décisif.

—Sire! dit-il tout-à-coup rapidement, ne cherche pas la trahison au loin. Ton compétiteur est assis devant toi, il boit à la même coupe que toi, mange avec toi du même plat et porte les mêmes vêtements!

Skouratof se tut et, plein d'anxiété, il osait à peine lever sur le Tzar ses yeux sanglants.

Le Tzar ne répondit rien. Ses mains s'abaissèrent. Il comprenait enfin.

En cet instant on entendit dans la cour des cris joyeux.

Au moment même où commençait cette conversation entre le Tzar et Skouratof, le Tzarévitch rentrait avec ses favoris. Des marchands, venus de Moscou pour implorer sa protection, l'attendaient dans la cour. En l'apercevant, ils tombèrent à genoux.

—Que voulez-vous, marchands, demanda négligemment le Tzarévitch?

—Seigneur! répondirent les anciens, nous sommes venus implorer ton appui! Sois notre soutien! Aie pitié de nous! Les opritchniks nous ruinent; ils enlèvent nos femmes et nos enfants!

—Voyez-vous les imbéciles! dit le Tzarévitch en s'adressant à Basmanof. Ils voudraient garder leurs femmes et leurs marchandises pour eux seuls! Il y a bien là de quoi pleurnicher! Retournez chez vous, je parlerai à mon père en votre faveur, coquins.

—Tu es notre père, que Dieu te donne de longues années! s'écrièrent les marchands.

Le Tzarévitch était à cheval. A côté de lui se trouvait Basmanof. Les solliciteurs étaient à genoux devant lui; le plus ancien d'entre eux offrait le pain et le sel sur un plat d'or. Maliouta voyait cette scène de la fenêtre.

—Seigneur, murmura-t-il au Tzar, regarde, voilà déjà le peuple qui le salue en souverain!

Et comme le magicien s'épouvante en voyant l'esprit du mal qu'il a évoqué, de même Maliouta fut effrayé de l'expression que prirent les traits du Tzar en entendant ses paroles. La figure d'Ivan n'avait plus rien d'humain. Jamais Maliouta lui-même ne l'avait vu aussi terrible.

Quelques moments s'écoulèrent. Soudain Ivan eut un sourire.—Grégoire, dit-il en posant les deux mains sur l'épaule de Skouratof, comment disais-tu tout à l'heure? Je coupe les branches mortes et le tronc reste toujours intact.

—Grégoire, continua le Tzar, articulant lentement chaque mot et regardant Maliouta avec une effrayante expression, te chargeras-tu avec la racine d'extirper la trahison?

Une joie méchante crispa la bouche de Maliouta.

—Je m'en chargerai, murmura-t-il en tremblant de tout son corps.

L'expression du visage d'Ivan changea instantanément, le sourire disparut, ses traits prirent une immobilité froide et implacable: son visage semblait taillé dans le marbre.—Il faut agir immédiatement, dit-il d'une voix saccadée et impérative.—Que personne ne sache ceci. Il ira aujourd'hui à la chasse. Qu'aujourd'hui on trouve son corps dans la forêt. On dira qu'il s'est tué en tombant de cheval. Connais-tu la Mare du Diable?

—Je la connais, sire.

—C'est là qu'on le trouvera!—Le Tzar montra la porte.

Maliouta sortit et respira plus librement dans le corridor.

Le Tzar resta longtemps immobile, puis il s'avança lentement vers les images et tomba à genoux.

De tous les serviteurs de Maliouta, le plus brave et le plus actif était son écuyer Mathieu Khomiak. Jamais il ne reculait devant le danger; il aimait la lutte et la violence, et le cédait à peine en férocité à son maître. Fallait-il brûler un village ou jeter dans la maison d'un boyard une lettre qui le faisait mettre à mort? fallait-il enlever la femme de n'importe qui? toujours on envoyait Khomiak, et Khomiak brûlait le village, lançait la lettre et, au lieu d'une femme, il en enlevait une douzaine.

C'est encore à Khomiak que s'adressa cette fois Grégoire Skouratof. Ce dont il fut question dans leur conversation, personne ne le sut. Mais ce matin même, quand les chiens du Tzarévitch se répandaient joyeux dans les environs de Moscou et que l'attention des chasseurs, placés sur la piste, était dirigée sur le gibier; quand chacun avait l'œil au guet et ne s'occupait nullement de ce que faisaient ses camarades, en ce moment-là, dans un sentier obscur, Maliouta et Khomiak galopaient dans une direction opposée à la chasse. Entre eux deux se trouvait un troisième cavalier, les mains liées et attachées à sa selle, le visage recouvert d'un voile noir baissé jusqu'au-dessous du menton. A un des détours du sentier, vingt opritchniks armés se réunirent à eux et tous ensemble continuèrent à galoper sans souffler mot.

Pendant ce temps la chasse suivait son cours; personne n'avait remarqué l'absence du Tzarévitch, sauf deux écuyers qui, percés de coups de poignards, expiraient dans un ravin.

A trente verstes de la Sloboda, au milieu d'une forêt épaisse, il y avait un marais fangeux, impossible à traverser, que le peuple appelait la Mare du Diable. On racontait beaucoup de choses effrayantes sur cet endroit. Les bûcherons avaient peur d'en approcher après la chute du jour. Ils assuraient que dans les nuits d'été de petites flammes couraient et sautillaient sur l'eau: c'étaient les âmes des personnes tuées par les voleurs et jetées par eux dans la mare bourbeuse. Même au beau milieu du jour, le marais avait un air de sombre mystère. De grands arbres, privés de branches par le bas, s'élevaient au-dessus de l'eau noirâtre. En s'y reflétant comme dans un miroir trouble, ils prenaient l'aspect de géants difformes et d'animaux fantastiques. On n'entendait jamais la voix humaine dans les environs du marais. Des volées de canards en rasaient quelquefois la surface. On entendait dans les roseaux le cri plaintif de la poule d'eau. Un corbeau planait seul au-dessus des grands arbres et son croassement lugubre était répété par les échos. Quelquefois, on entendait dans le lointain le bruit de la cognée, le craquement d'un arbre coupé et sa chute sourde. Mais quand le soleil disparaissait derrière les hauteurs, quand s'élevait au-dessus du marais une vapeur transparente, le bruit de la cognée cessait et les sons précédents étaient remplacés par d'autres sons. Le cri monotone des grenouilles commençait d'abord timide et interrompu, ensuite retentissant et formant un chœur. Plus l'obscurité devenait épaisse, plus fort criaient les grenouilles. Leurs voix formaient une sorte de sourd mugissement qui permettait à l'oreille, habituée à l'entendre, de distinguer au travers le hurlement du loup et le gémissement de la chouette. Les ténèbres devenaient plus profondes; les objets perdaient leur premier aspect et revêtaient des formes nouvelles. L'eau, les branches des arbres et les zones brumeuses se fondaient en un tout. Les images et les sons se confondaient et échappaient à la conception humaine. Alors la mare bourbeuse devenait le domaine de l'esprit impur.

C'était vers ce lieu maudit, non par une sombre nuit, mais par une belle matinée, que Maliouta et ses opritchniks dirigeaient leur course.

Mais en même temps qu'ils s'avançaient de toute la vitesse de leurs chevaux, d'autres jeunes gens à la mine suspecte se réunissaient dans l'épaisse forêt voisine, non loin de la mare bourbeuse.

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