Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE XXV
LES PRÉPARATIFS DU COMBAT.
Il se fit un tel tumulte dans la bande, que Maxime ne parvint pas à remercier Sérébrany. Lorsqu'enfin les brigands se formèrent en bataillon et furent sortis du bois, Maxime, auquel on avait restitué son cheval et ses armes, s'aligna avec le prince.
—Nikita Romanovitch, lui dit-il, tu as acquitté aujourd'hui ta dette de l'affaire de l'ours.
—Ne sommes-nous pas dans ce monde, Maxime Grégorovitch, pour nous entr'aider?
—Prince, dit Persten, qui chevauchait également à côté de Sérébrany, je te regardai et pensai: Quel dommage que l'ami que j'ai laissé sur le Volga ne soit pas ici! Quoique ce soit un triste individu comme moi, tu l'aurais aimé et il se serait attaché à toi. Soit dit sans t'offenser, vous êtes de la même trempe. Lorsque tu as parlé de la sainte Russie, et que tes yeux brillaient, je me suis souvenu d'Iermak. Il aime son pays, il l'aime vigoureusement, quelqu'aventurier qu'il soit. Plus d'une fois il m'a dit qu'il avait conscience de vivre inutilement, qu'il voudrait rendre quelque service à son pays. Ah! si nous l'avions ici contre les Tatars! A lui seul il en vaut cent. Lorsqu'il crie: à moi, mes enfants! il semble qu'on est plus grand, plus fort, que rien ne peut plus vous arrêter et que tout doit disparaître devant vous.
Tu lui ressembles, Nikita Romanovitch, et ce n'est pas une insulte de te le dire.
Persten s'enfonça dans ses réflexions. Sérébrany s'avançait avec précaution, cherchant à percer l'obscurité; Maxime se taisait. Les pas des brigands retentissaient sourdement sur la route; une nuit étoilée couvrait silencieusement la terre endormie. La troupe marcha longtemps dans la direction indiquée par le Tatar, traîné entre les sabres de Khlopko et de Fedka.
Tout à coup on entendit des sons étranges, mais réguliers. Ce n'était ni des voix humaines, ni le cor ou le tympanon, mais quelque chose comme le bruit du vent à travers les roseaux, si les roseaux pouvaient vibrer comme une lame de verre ou des cordes d'une harpe.
—Qu'est-ce? demanda Sérébrany, en arrêtant son cheval.
Persten ôta son bonnet et inclina la tête jusqu'au pommeau de sa selle. Attends, prince, laisse écouter.
Les sons arrivaient en cadence, ressemblant tantôt à des vagues argentines, tantôt aux bruits des feuilles d'une forêt et tout à coup ils cessèrent.
—C'est fini, dit Persten en riant. Quelle poitrine! Voilà une demi-heure que cela dure.
—C'est la tchébouzga, répondit Persten. C'est ce qui leur tient lieu de cors. Ce doivent être des Bachkirs. Le Khan traîne avec lui des habitants de Kazan, d'Astrakhan et de partout. Écoutez, les voilà qui recommencent.
En effet, on entendit dans le lointain comme un nouveau coup de vent qui se transforma en une traînante mélodie et se termina au bout de quelque temps en un hennissement de cheval.
—Ah! dit Persten, cette fois cela a été plus court, il paraît que l'haleine commence à manquer à ce fils de chien.
De nouveaux sons, beaucoup plus retentissants, se firent entendre; c'était comme une multitude de clochettes agitées sans relâche.
—Les voilà, dit Persten, qui jouent du gosier. De loin cela ne se distingue pas, mais c'est bien le gosier de ces enragés qui fait tout ce vacarme, sans aucun instrument.
Des chants tristes et mélancoliques remplaçaient des airs gais, mais ce n'était ni la tristesse russe ni la gaieté russe. Ces chants peignaient la grandeur sauvage d'une race nomade, le galop effréné des chevaux en liberté, l'émigration des tribus à travers les steppes, la nostalgie d'une patrie primitive et inconnue.
—Prince, dit Persten, le camp doit être près d'ici; je présume qu'on peut en voir les feux du haut de ce tertre. Si tu le permets, je vais faire une reconnaissance; j'en ai l'habitude, je les ai rencontrés plus d'une fois sur le Volga; fais reposer les hommes pendant que je vais aller à la découverte.
—Va avec l'aide de Dieu, dit le prince.
Persten sauta de cheval et disparut dans l'obscurité.
Les brigands se débandèrent, visitèrent leurs armes et s'assirent par terre, sans changer les dispositions du combat. Un profond silence régnait dans la troupe. Tous comprenaient la gravité de l'entreprise, la nécessité d'une soumission absolue. Les sons de la tchébouzga continuaient à retentir, la lune et les étoiles éclairaient la plaine, tout était calme et solennel; une légère brise remuait seulement l'herbe et lui donnait des teintes argentées.
Environ une heure s'écoula ainsi; Persten ne revenait pas. Sérébrany commençait déjà à perdre patience lorsque soudain, à trois pas de lui, un homme se leva de l'herbe. Nikita Romanovitch saisit son sabre.
—Doucement, prince, c'est moi, dit Persten en riant. C'est ainsi que j'ai glissé auprès des Tatars; j'ai tout examiné, je connais maintenant leur camp comme ma propre hutte. Avec ta permission, prince, je prendrai une dizaine de nos gaillards, je lâcherai leurs chevaux et leur donnerai une panique à la faveur de laquelle, si tu le juges à propos, tu tomberas sur eux de deux côtés à la fois, en ne ménageant pas plus les cris que les coups. Que je devienne Tatar, si nous n'en exterminons pas la moitié! Ceci c'est pour commencer; les affaires de nuit sont notre métier, mais lorsque le soleil se lèvera, ce sera à toi, prince, d'ordonner et à nous uniquement d'obéir.
Sérébrany connaissait l'habileté et l'audace de Persten; il le laissa agir comme il l'entendait.
—Mes petits enfants, dit Persten aux brigands, nous nous sommes un peu querellés, mais il faut crever l'œil à celui qui se souvient du passé. Y a-t-il parmi vous dix amateurs pour me suivre au camp?
—Choisis qui tu sais, répondirent-ils, nous sommes tous prêts.
—Merci, mes enfants, puisque vous vous en remettez à moi, voici ceux que je désigne: Fedka, Khlopko, Pic, le Forestier, Crible, Stepka, Michka, Chestoper, l'Enclume et la Sauterelle. Où te fourres-tu, Mitka? Je ne t'ai pas appelé; reste auprès du prince, tu ne conviens pas à notre besogne. Otez vos sabres, ils gênent pour ramper; nous aurons assez de nos couteaux. Seulement faites attention à chacune de mes paroles; sans mon ordre, pas un pas. Vous venez de votre gré, par conséquent ce que j'indiquerai, il faut le faire. Si quelqu'un bronche, je l'exécute à l'instant même.
—C'est bien, c'est bien, répondirent les élus, comme tu diras nous agirons. Une fois enrôlés dans une sainte œuvre, sois tranquille, nous ne nous disputerons pas.
—Vois-tu, prince, ce tertre, continua l'ataman, quand vous l'aurez atteint, vous verrez leurs feux. Mon avis est que vous attendiez là mon coup de sifflet. Lorsque j'aurai mis le désordre dans le taboun et que tu entendras des cris, ce sera le moment de vous lancer contre ces païens: n'ayant plus de chevaux, ils ne sauront que devenir; il faudra les pousser dans la petite rivière et les marais.
Le prince promit de faire tout ce que Persten lui indiquait.
Suivi de ses dix hommes, l'ataman se dirigea d'après les sons de la tchebouzga et se perdit aussitôt dans les herbes. On eût pu croire qu'ils s'y étaient blottis, mais un œil exercé pouvait cependant y remarquer une légère ondulation contraire à la direction du vent. Au bout d'une demi-heure, Persten et ses camarades touchaient aux kibitkas tatares.
Caché à plat ventre dans l'herbe, Persten souleva la tête. A cinquante pas de lui, un feu éclairait quelques Bachkirs assis les jambes en croix. Les uns portaient des robes bariolées, d'autres des touloupes de moutons, des caftans déchirés en poils de chameaux. Des lances fichées en terre, à côté d'eux, projetaient leurs ombres jusqu'à Persten. Plus loin paissait un taboun, composé de quelques milliers de chevaux et confié à leur garde. Cent pas plus loin, d'autres feux révélaient un chiffre innombrable de kibitkas recouvertes en feutre. Les Bachkirs ne surveillaient pas leur taboun bien strictement. Du Volga à Rézan, ils n'avaient rencontré aucun obstacle; ils savaient que nos troupes étaient licenciées et qu'ils n'avaient d'autre ennemi à redouter que les loups, que le bruit de la tchébouzga suffisait pour éloigner. Quatre bachkirs soufflaient de toute la force de leurs poumons dans cet instrument, d'autres les accompagnaient de la voix. Durant quelques minutes, Persten s'amusa devant ce tableau, en se demandant s'il fallait les surprendre et les égorger, ou s'il valait mieux d'abord effaroucher les chevaux et commencer ensuite la tuerie. Ces deux combinaisons le séduisaient à la fois. Oh! le beau taboun! pensait-il en arrêtant sa respiration; en le mettant en branle il est capable de mettre en pièces tous leurs chariots et de causer un tel tumulte qu'ils ne pourront plus s'y reconnaître. D'autre part, qu'ils sont donc là tranquillement assis, ces gredins! on peut s'en approcher à deux pas. Et il en coûtait à l'ataman de renoncer à ce sanglant plaisir.
—Crible, chuchota-t-il au camarade blotti à ses côtés, tu n'es pas enroué? Sauras-tu siffler?
—Et toi donc?
—J'ai quelque chose dans la gorge.
—Volontiers je sifflerai. Est-il temps?
—Attends, c'est trop tôt. Approche-toi aussi près que possible du taboun, rampe jusqu'à ce que les chevaux s'aperçoivent de ta présence; dès qu'ils commenceront à dresser les oreilles, crie de toutes tes forces et chasse-les sur les kibitkas.
Crible fit un signe de la tête et disparut dans l'herbe.
—Maintenant, frères, murmura Persten, glissez derrière moi jusqu'à ces païens aussi imperceptiblement que possible. Ils sont vingt, nous sommes neuf; vous en expédierez chacun deux et je me charge de quatre. Lorsque Crible jettera son cri, nous nous ruerons tous ensemble sur eux. Êtes-vous prêts?
—Nous sommes prêts, répondirent sur le même ton les brigands.
L'ataman retint son haleine, s'allongea et tira doucement de sa ceinture son long coutelas.