Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE XXXV
LE SUPPLICE.
Le lendemain du départ des ambassadeurs lithuaniens, les habitants de Moscou virent des préparatifs effrayants.
Une quantité de potences furent élevées sur la grande place du marché au milieu de Kitay-gorod. Çà et là se dressaient quelques billots. Un peu plus loin, une immense chaudière en fer était suspendue à une charpente construite à cet effet. D'un autre côté, on voyait un poteau isolé avec des chaînes rivées; à son pied, des ouvriers apprêtaient un bûcher. Entre les gibets étaient éparpillés des engins de tortures inconnues qui éveillaient dans le peuple des hypothèses pleines d'épouvante et serraient d'avance le cœur.
Peu à peu, tous ceux qui étaient venus au bazar pour vendre ou acheter, se dispersèrent terrifiés. Non-seulement la place, mais encore toutes les rues adjacentes devinrent désertes. Les habitants s'enfermèrent dans leurs logis en parlant à demi-voix de l'événement qui se préparait. Le bruit des terribles préparatifs se répandit dans tout Moscou et un silence de mort régna partout. Les boutiques se fermaient, personne ne se montrait dans les rues, on n'y entendait que galoper de temps en temps les courriers du Tzar qui venait de descendre dans son habitation favorite à l'Arbat. Dans le Kitay-gorod, on n'entendait d'autre bruit que celui de la hache des charpentiers et la voix des opritchniks qui dirigeaient leurs travaux. Lorsque vint la nuit, ces bruits cessèrent et la lune, s'élevant au-dessus des murs crénelés du Kitay-gorod, éclaira la place déserte, hérissée de pals et de potences. Pas une fenêtre n'était éclairée, tous les volets étaient hermétiquement clos; c'est à peine si on distinguait parfois la faible lumière des petites lampes, brûlant devant les images extérieures des églises. Cependant, personne ne ferma l'œil cette nuit: tous priaient en attendant l'aube.
Cette matinée fatale arriva enfin; elle fut inaugurée par le croassement d'une nuée de corbeaux, qui, pressentant la curée, arrivaient de toutes parts dans le Kitay-gorod, tournoyaient au-dessus de la place, couvraient en bandes noires les croix des églises, les crêtes des toits et les traverses des gibets. Puis, on entendit de loin et se rapprochant de plus en plus des tambourins et des tymbales et on vit les opritchniks à cheval, s'avançant cinq de front. Les musiciens les précédaient pour faire écarter le peuple et faire place au Tzar; mais cette fois ils avaient beau agiter leurs instruments, on ne voyait nulle part âme qui vive. Derrière les opritchniks venait le Tzar en personne, à cheval, en grand costume, le carquois à la selle, l'arc doré derrière le dos. Son casque était surmonté d'une image représentant le Sauveur, la Mère de Dieu, saint Jean-Baptiste et plusieurs autres saints. La chabraque de sa selle étincelait de pierres précieuses; au cou de son cheval était pendue, sous forme de talisman, une tête de chien. A ses côtés marchait le Tzarévitch, derrière lui la foule des courtisans, trois par trois, puis 300 individus condamnés à mort: enchaînés, épuisés par les tortures, ils pouvaient à peine se traîner, malgré les bourrades des opritchniks. Un nombreux détachement de cavaliers fermait la marche.
Lorsque le cortége fut entré dans le Kitay-gorod et que toutes les troupes eurent mis pied à terre autour des gibets, Ivan, sans descendre de cheval, parcourut la place du regard et remarqua qu'elle était entièrement vide de spectateurs.
—Qu'on rassemble du monde, dit-il aux opritchniks, que personne ne craigne rien! Annoncez aux habitants de Moscou que le Tzar supplicie les traîtres, mais qu'il promet sa faveur aux innocents.
Bientôt la place se remplit, les volets s'ouvrirent et aux fenêtres se montrèrent des visages pâles et craintifs.
Entre temps, le bûcher placé près de la chaudière fut allumé et les bourreaux montèrent sur les échafauds.
Ivan ordonna de faire sortir de la foule des condamnés ceux qu'il considérait comme moins coupables.—Votre amitié et vos rapports avec les traîtres, dit-il d'une voix claire et retentissante pour être entendu par tout le peuple, vous ont mérité leur sort, mais, dans la bonté de mon cœur et par pitié pour vos âmes, je vous fais grâce de la vie, afin que vous puissiez par la pénitence racheter vos fautes et prier pour moi, indigne!
Sur un signe du Tzar, ces graciés furent écartés.
—Peuple de Moscou, dit alors Ivan, vous allez assister à des supplices et des tortures, mais je ne frappe que ceux qui voulaient trahir l'État. C'est en pleurant que je livre leurs corps aux épreuves, mais je suis le juge que Dieu a désigné pour vous juger. Il n'y a pas de partialité dans mes sentences; comme Abraham qui a levé le couteau sur son propre fils, je sacrifie jusqu'à mes plus proches. Que leur sang retombe sur la tête de mes ennemis!
Alors on fit avancer en premier lieu le boyard Droujina Andréevitch Morozof.
Dans son premier accès de rage, Ivan avait résolu de le faire expirer dans les plus affreuses tortures, mais par suite de la mobilité de son caractère ou parce qu'il savait que Morozof était généralement aimé et estimé à Moscou, il changea de résolution et, la veille de l'exécution, il ordonna que le vieux boyard fût simplement mis à mort.
Un conseiller de la Douma, debout près de l'échafaud, déploya un long parchemin et lut à haute voix:
—Ci-devant boyard Droujina! tu t'es vanté de vouloir troubler l'État, d'appeler en Russie le Khan de Crimée, le roi de Lithuanie Sigismond et toutes sortes de calamités. Tu as insulté, par des paroles méchantes et mordantes, le Tzar lui-même, grand prince de toutes les Russies et excité ses bons sujets à la révolte. Tu as mérité un supplice pire que la mort, mais notre souverain, par souvenir de tes actions d'éclat et par commisération, daigne faire une exception en ta faveur, t'exempter des tortures et t'accorder une prompte mort. Tu auras la tête tranchée et tes biens n'entreront pas dans les apanages de l'État.
Morozof, déjà monté sur l'échafaud, fit le signe de la croix.
—Je me sais innocent devant Dieu et devant le Tzar, répondit-il tranquillement. Je livre mon âme à Notre-Seigneur Jésus-Christ, je ne demande au Tzar qu'une seule grâce: que tout ce que je laisse soit divisé en trois parts, j'en destine la première à l'Église et aux services pour le repos de mon âme, la seconde aux pauvres, la troisième à mes fidèles serviteurs. Je donne la liberté à mes serfs. Je pardonne à ma veuve et la laisse libre de se remarier à son gré.
Après ces paroles, Morozof fit encore le signe de la croix et plaça lui-même sa tête sur le billot. Un coup sec retentit, la tête de Droujina Andréevitch roula et son noble sang couvrit les planches de l'échafaud.
Après cette exécution, les opritchniks amenèrent, à la grande surprise du peuple, le favori du Tzar, le prince Viazemski, Féodor Basmanof et son père Alexis que Féodor avait dénoncé à la question.
—Peuple de Moscou, dit Ivan en les montrant du doigt, vous voyez mes ennemis et les vôtres! Ils avaient oublié leurs serments et vous pressuraient, sans souci du jugement dernier; ils pillaient, massacraient le peuple que j'avais confié à leur garde. Ils vont subir aujourd'hui la peine qu'ils ont méritée.
Viazemski et les deux Basmanof, comme ayant abusé de la confiance du Tzar, devaient être livrés aux plus atroces tortures. Le conseiller leur fit lecture de l'arrêt qui les frappait pour avoir voulu, au moyen de sortiléges, ruiner la santé du Tzar, pour s'être mis en relations avec des ennemis de l'État et avoir pressuré le pauvre peuple au nom d'Ivan. Lorsque les bourreaux saisirent Féodor et le firent monter sur l'échafaud, ils se tourna vers la foule et dit d'une voix éclatante: Peuple orthodoxe! je veux avant de mourir, confesser mes péchés. Je veux que ma confession soit connue de tous. Écoutez, orthodoxes…
Mais Maliouta, qui était derrière lui, ne lui laissa pas le temps de continuer: d'un coup de sabre il lui trancha la tête au moment où il commençait sa confession.
Son corps ensanglanté tomba sur l'échafaud; sa tête roula en faisant sonner ses boucles d'oreilles, jusque sous les pieds du cheval d'Ivan qui se cabra en hennissant et en la regardant d'un air effaré. La dernière impudence de Basmanof le délivra des tortures qui l'attendaient.
Son père et Viazemski n'eurent pas cette chance. On les fit monter avec le vieux Korchoun sur un échafaud où étaient préparés d'épouvantables instruments. On attacha en même temps le meunier au bûcher.
Épuisé par les tortures, n'ayant plus la force de se tenir sur ses jambes, soutenu par les valets du bourreau, Viazemski jetait de tous côtés des regards effarés. On ne pouvait lire dans ses yeux ni la peur ni le repentir. En apercevant le meunier enchaîné au poteau et la fumée qui s'élevait du bûcher, le prince se rappela les dernières paroles du vieillard, lorsque celui-ci, après avoir ensorcelé son sabre, était courbé sur le baquet d'eau; il se souvint aussi de la vision qui lui apparut, une nuit par un beau clair de lune, lorsqu'il cherchait à deviner son avenir sous les roues du moulin, qu'il y vit l'eau devenir couleur de sang, des scies aller et venir, des tenailles s'ouvrir et se fermer…
Le meunier ne remarqua pas Viazemski. Dans sa terreur, il se parlait à lui-même et bondissait d'une manière insensée sur le bûcher en faisant résonner ses chaînes.
—Chikaliou! Chikaliou! marmottait-il, les corbeaux sont arrivés pour un grand festin. La roue tourne, tourne sans cesse! Ce qui était en bas est en haut, ce qui était en haut est descendu. Chagadam, vent du moulin, lève-toi! tourbillonne sur mes ennemis! Koula! Koula! disperse le bûcher! éteins le feu!
En effet, comme obéissant aux exorcismes du meunier, une brise s'éleva sur la place; mais, au lieu d'éteindre le bûcher, elle enflamma les broussailles sèches et les flammes, s'échappant à travers le bois sec, enveloppèrent le meunier et le cachèrent aux yeux de la foule.
—Chagadam! Koula! Koula! entendait-on à travers un nuage de fumée, et la voix s'éteignit dans le pétillement du bûcher embrasé.
Malgré un long emprisonnement et de cruelles tortures, le vieux Korchoun n'avait pas changé. Sa vigoureuse nature avait résisté aux horreurs de la question, mais l'expression de sa figure n'était plus la même: elle était douce; ses yeux ne peignaient aucune anxiété. Depuis la nuit où il avait été surpris dans la chambre à coucher du Tzar et jeté au cachot, sa conscience avait cessé de le tourmenter. Il accepta le supplice qui l'attendait comme une expiation de ses crimes; étendu sur de la paille pourrie, il dormait d'un sommeil paisible.
Le conseiller lut au peuple le crime dont Korchoun était convaincu et la peine qui l'attendait.
Monté sur l'échafaud, Korchoun fit autant de signes de croix qu'il apercevait de clochers d'églises et fit à l'assistance quatre profonds saluts, aux quatre coins de la plate-forme.
—Pardonne-moi, peuple orthodoxe, dit-il, mes péchés, mes brigandages, mes vols et mes assassinats! Pardonne-moi tout ce dont je me suis rendu coupable devant toi. J'ai mérité la peine de mort; qu'elle rachète mes fautes!—Et, se tournant vers les bourreaux, il leur tendit ses mains, et leur dit presque gaiement, en secouant sa vieille tête chevelue:—Allons, à l'ouvrage! et une syllabe ne sortit plus de ses lèvres.
Alors, sur un signe d'Ivan, le conseiller se tourna vers les condamnés restants et lut l'arrêt qui les accusait d'avoir comploté contre le Tzar, d'avoir voulu livrer Novgorod et Pskof au roi de Lithuanie, d'avoir entretenu des relations criminelles avec le Sultan. On s'apprêta à conduire les uns sur les échafauds, d'autres à la chaudière bouillante et vers les instruments de tortures aussi nombreux que variés, dont la place était garnie.
Le peuple se mit à prier à haute voix.—Seigneur, entendait-on de toutes parts, aie pitié d'eux! Prends vite leurs âmes!—Quelques-uns ajoutaient: Hommes justes, souvenez-vous de nous lorsque vous serez entrés dans le royaume de Dieu!
Pour étouffer cette manifestation, les opritchniks se mirent à hurler: Goyda! Goyda! périssent les ennemis du Tzar!
En cet instant, la foule s'agita, toutes les têtes se tournèrent vers un point et l'on entendit s'écrier: Voilà le Bienheureux qui vient!
A l'extrémité de la place apparut un homme d'une quarantaine d'années; il avait une barbe rare; il était pâle, pieds nus et n'avait pour tout vêtement qu'une chemise de toile. Son visage était singulièrement affable; sur ses lèvres se dessinait un sourire étrange, un franc sourire d'enfant.
L'aspect de cet homme, au milieu de tant de visages portant la terreur ou la férocité, produisit une émotion générale et profonde. La place devint muette, les supplices s'arrêtèrent. Tout le monde connaissait le Bienheureux, personne ne lui avait vu l'expression qu'il avait ce jour-là. Contrairement à son habitude, ses lèvres étaient convulsivement contractées, comme s'il luttait contre un sentiment pénible. Le corps en avant, faisant résonner les chaînes et les croix de fer dont sa poitrine était couverte, le Bienheureux perça la foule en se dirigeant droit vers le Tzar:
—Ivachko! Ivachko! lui criait-il de loin en égrenant son chapelet de bois, tu m'as donc oublié!
A sa vue, le Tzar voulut pousser son cheval, mais l'innocent était déjà à ses côtés.
—Regarde-moi donc, dit-il, en arrêtant le cheval par la bride, pourquoi ne me fais-tu pas supplicier aussi? En quoi Vasia est-il pire que les autres?
—Que Dieu soit avec toi, dit le Tzar en tirant une poignée d'or d'une riche aumônière suspendue à sa ceinture par une chaînette, prends ceci, va-t'en, prie pour moi.
Le bienheureux présenta ses deux mains, mais il les écarta subitement et les pièces d'or roulèrent par terre.—Aie, aie! cela brûle, s'écria-t-il, en soufflant sur ses doigts et en les secouant en l'air, pourquoi as-tu chauffé ton argent au feu? pourquoi l'as-tu chauffé au feu de l'enfer?
—Va-t'en, répéta impatiemment Ivan, laisse-nous, ta place n'est pas ici.
—Si, ma place est ici avec les martyrs. Donne-moi aussi la couronne des martyrs! Pourquoi me mets-tu ainsi de côté et me fais-tu tort? Donne-moi la même couronne que tu distribues aux autres!
—Va-t'en, dit Ivan avec une colère croissante.
—Je ne m'en irai pas, dit obstinément l'innocent, en se cramponnant à la bride du cheval, mais tout à coup il éclata de rire en montrant Ivan du doigt: Voyez, dit-il, qu'a-t-il au front? Qu'as-tu là, Ivachko? tu as des cornes au front, de vraies cornes de bouc et ta tête est devenue semblable à celle d'un chien!
Les yeux d'Ivan lancèrent des éclairs.—Va-t'en, insensé, s'écria-t-il, et, arrachant une lance à un opritchnik, il la leva sur l'innocent. Un cri d'indignation partit de la foule.
—Ne le touche pas, s'écria la foule, ne touche pas au bienheureux! tu es maître de nos têtes, mais non de celle du bienheureux!
Ce dernier continuait à sourire d'un sourire moitié enfantin, moitié idiot.—Transperce-moi, roi Saül, dit-il en écartant les croix de sa poitrine, pique ici, droit au cœur! En quoi est-ce que je vaux moins que ces hommes justes? Envoie moi aussi au Ciel! Serais-tu jaloux parce que nous y serons et que tu n'y entreras pas, roi Hérode, roitelet!
La lance frémit dans la main d'Ivan. Encore une seconde et elle s'enfonçait dans la poitrine de l'innocent, mais un nouveau cri du peuple l'arrêta en l'air. Le Tzar fit un violent effort sur lui-même, mais la tempête devait éclater. L'écume à la bouche, les yeux en feu, la lance au poing, il donna de l'éperon à son cheval, fondit sur la phalange des condamnés et transperça le premier qui lui tomba sous la main.
Lorsqu'il revint au pas à sa place, en abaissant la lance ensanglantée, les opritchniks avaient enlevé le bienheureux.
Ivan fit un signe de la main et les bourreaux se mirent à l'ouvrage.
Les couleurs reparurent sur la pâle figure d'Ivan; ses yeux s'agrandirent, les veines de son front se gonflèrent, ses narines se dilatèrent…
Enfin, rassasié de meurtres, il retourna son cheval et après avoir fait le tour de la place, il s'éloigna, tout éclaboussé de sang, avec sa suite dont les vêtements présentaient le même aspect. Les corbeaux, qui guettaient sur les croix des églises et les crêtes des toits, battirent alors des ailes l'un après l'autre et commencèrent à s'abattre sur les morceaux de membres déchirés. Sur les cadavres qui se balançaient aux potences…
En ce jour, Boris Godounof ne fit pas partie du cortége du Tzar; il s'était offert pour reconduire les ambassadeurs lithuaniens.
Le lendemain du supplice, la place du marché fut nettoyée; les cadavres furent enlevés et inhumés dans les fossés du Kremlin. C'est à cet endroit, que les habitants de Moscou élevèrent plus tard quelques églises en bois, sur les os et sur le sang, selon l'expression des vieilles chroniques. Bien des années se sont écoulées, le souvenir de cet épouvantable supplice s'est effacé de la mémoire du peuple; cependant ces modestes églises ont été assez longtemps debout et ceux qui y venaient prier pouvaient entendre des panikhides pour le repos de l'âme de ceux qui ont été torturés et suppliciés par ordre du Tzar et grand prince Ivan Vasiliévitch quatrième du nom.