Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE XXII
LE MONASTÈRE.
Nous avons laissé Maxime abandonnant, par une nuit pluvieuse, la Sloboda. Le crépu Bouian japait, sautait autour de lui, se réjouissait d'avoir réussi à briser sa chaîne.
En quittant la maison paternelle, Maxime n'avait pas de projet; il ne songeait qu'à rompre avec l'odieuse existence des favoris du Tzar, avec leurs infâmes débauches et fuir le spectacle de supplices journaliers. En laissant derrière lui la terrible Sloboda, Maxime se fiait à sa destinée. Il pressa d'abord son cheval afin de n'être pas rejoint par les valets de son père, dans le cas où Maliouta aurait envoyé à sa poursuite; mais bientôt il s'engagea dans un chemin de traverse et mit son coursier au pas.
Vers le matin, l'orage cessa. L'aube naissait à l'orient. Maxime distingua plus clairement les objets. Des chênes touffus bordaient la route; dans leur intervalle paraissaient des buissons de noisetiers. Il faisait frais; des gouttes de pluie tombaient des arbres et claquaient paresseusement sur les larges feuilles. De petits oiseaux se réveillèrent bientôt et gazouillèrent dans la verdure; on entendit le pic résonner dans l'arbre creux, et le soleil levant dora le sommet des chênes. La nature se ranimait, le cheval s'avançait plus résolûment. Il semblait que la Russie tout entière se révélait à Maxime; il aurait pu respirer gaiement dans sa libre atmosphère, mais un chagrin, un grand chagrin russe saisit son cœur. Il pensa à sa mère abandonnée, à son isolement, à bien des choses dont il ne se rendait pas lui-même compte; il se mit à rêver et entonna involontairement une mélancolique chanson.
Merveilleuses et pleines d'âme sont les chansons russes! Les paroles sont insignifiantes, elles ne sont qu'un prétexte; ce n'est pas par des mots, mais par des mélodies que s'expriment les sentiments profonds et indéfinis.
En regardant la verdure, le ciel, le monde entier du bon Dieu, Maxime chantait son misérable sort, la liberté dorée, celle des champs et des bois. S'adressant à son cheval, il lui ordonnait de le transporter dans une contrée bien éloignée, où il fait sec sans vent et frais sans gelée. Il chargeait le vent de saluer sa mère. Il s'emparait du premier objet qui lui tombait sous les yeux et disait tout ce qui lui traversait l'imagination; mais la voix exprimait bien plus de choses que les paroles, et si quelqu'un eût entendu cette chanson, elle lui serait tombée sur l'âme et souvent, à l'heure de la tristesse, elle lui serait revenue en mémoire…
Enfin, lorsque l'angoisse se fut rendue maîtresse de Maxime, il rassembla ses guides, raffermit son bonnet sur sa tête, siffla, poussa un cri et s'élança de tout le galop de son cheval.
Bientôt il se trouva en face des blanches murailles d'un monastère.
Le saint refuge était situé sur le versant d'une montagne couverte de chênes. Les coupoles dorées, les croix ciselées se détachaient sur la verdure des chênes et l'azur du ciel. Maxime tomba sur une troupe de frères lais à cheval et couverts d'armures. Ils allaient au pas et chantaient le psaume: «Je t'aimerai, Seigneur, car tu es ma force.»—En entendant les paroles sacrées, Maxime arrêta son cheval, ôta son bonnet et se signa.
Une petite rivière coulait au bas de la montagne. Quelques moulins y faisaient tourner leurs roues. Sur ses rives, paissaient des vaches en groupes bigarrés.
Tout autour du monastère respirait un si grand calme qu'une ronde armée semblait inutile. Les oiseaux eux-mêmes ne gazouillaient sur les chênes qu'à demi-voix, le vent ne remuait pas les feuilles; il n'y avait que les grillons, cachés dans l'herbe, qui se faisaient entendre sans interruption. Il n'était pas à supposer que de méchantes gens pussent troubler cette quiétude.
—Voilà où je me reposerai, pensa Maxime. Je passerai quelques jours derrière ces murailles, jusqu'à ce que mon père cesse de me chercher. J'ouvrirai mon âme en confession à l'abbé; sans doute il m'accordera asile pour un moment.
Maxime ne se trompait pas. Le vieil igoumène, à longue barbe grise, au regard doux, dénotant une complète ignorance des affaires profanes, l'accueillit affablement. Deux frères lais emmenèrent le cheval fatigué, un troisième apporta à Bouian du pain et du lait; tous entourèrent de prévenances Maxime. L'igoumène l'invita à dîner; mais Maxime voulut avant tout se confesser.
Le vieillard le regarda d'un œil aussi scrutateur que le lui permettait sa bonté et, sans lui adresser une parole, le conduisit, à travers une grande cour, dans une chapelle basse. Ils passèrent devant des tombes, le long des cellules entourées de fleurs. Les moines qu'ils rencontrèrent les saluaient en silence. Les pierres tumulaires résonnaient sous les pas de Maxime; de hautes herbes croissaient entre ces pierres et cachaient à demi leurs pieuses inscriptions: tout rappelait là la brièveté de la vie, tout y invitait à la prière et à la contemplation. Le sanctuaire vers lequel l'igoumène conduisait Maxime, s'élevait au milieu de vieux chênes, dont les branches séculaires cachaient presqu'entièrement des fenêtres étroites retenues dans des châssis de plomb. Quand ils y entrèrent, ils furent saisis par le froid et l'obscurité. Une fenêtre, moins obstruée que les autres, donnait passage à un rayon qui tombait obliquement sur une fresque représentant le jugement dernier. Les autres parties de l'église n'en paraissaient que plus sombres; mais çà et là brillaient des lampes d'argent, des images couvertes de pierreries, des croix d'or sur le velours noir qui recouvrait les tombes des princes Vorotinski, fondateurs du monastère. La grille de l'iconostase, étincelante par places, semblait semer des charbons mal éteints, prêts à se rallumer. Cela sentait l'humide et l'encens. Petit à petit, les yeux de Maxime s'accoutumèrent à ce demi-jour et purent distinguer les autres détails du temple: au-dessus de la porte principale de l'autel, on voyait l'image du Christ dans toute sa gloire, entouré de Chérubins et de Séraphins; une grande image de saint Jean-Baptiste le représentait ailé, tenant sur un plateau sa tête décapitée. Sur les portes latérales étaient grossièrement peints la parabole de l'enfant prodigue, la lutte entre la vie et la mort, les derniers moments du juste et ceux du pécheur. Ces images lugubres émurent profondément Maxime; les préceptes d'humilité, de soumission absolue à l'autorité paternelle, toutes les idées dans lesquelles il avait été élevé se réveillèrent en lui. Il se demanda s'il avait eu le droit de quitter son père contre sa volonté. Sa conscience lui répondait qu'il était dans son droit, et cependant il n'était pas tranquille. La fresque du jugement dernier frappa son imagination. Lorsque l'ombre des feuilles de chêne, balancées par le vent, se projetait sur la fresque, il lui paraissait que les démons et les damnés, représentés en grandeur naturelle, soupiraient et remuaient… Son cœur battit d'une pieuse terreur; il tomba aux pieds de l'igoumène.
—Mon père, dit-il, je dois être un grand pécheur!
—Priez, répondit doucement le vieillard, la miséricorde de Dieu est infinie et le repentir a une grande efficacité, mon fils.
Maxime rassembla ses forces.
—Mon méfait est lourd, commença-t-il d'une voix tremblante. Mon père, écoutez! J'ai peur de parler: mon amour pour le Tzar s'est affaibli, mon cœur s'est détourné de lui.
L'igoumène regarda Maxime avec surprise.
—Ne me repousse pas, mon père, poursuivit Maxime, écoute-moi jusqu'au bout! Longtemps, j'ai combattu ce sentiment; longtemps j'ai prié devant les saintes images. J'ai cherché dans mon cœur une étincelle d'amour pour le Tzar et je n'ai pas pu la trouver.
—Mon fils, dit l'igoumène en considérant avec intérêt Maxime, Satan a obscurci sans doute ton intelligence; tu te calomnies. Il est impossible que tu haïsses le Tzar. J'ai confessé de grands criminels dans ce temple; j'ai entendu des sacriléges et des meurtriers, mais je n'en ai pas entendu un seul qui se soit accusé de haïr le souverain.
Maxime pâlit.
—Je suis donc plus criminel qu'un sacrilége et qu'un assassin, s'écria-t-il! Mon père, que faire? Enseigne-moi, convaincs-moi, mon âme se sépare en deux.
Le vieillard regardait le pénitent et s'étonnait de plus en plus. Le visage régulier de Maxime ne dénotait aucun trait vicieux ou coupable. C'était un de ces doux visages, pleins de franchise et de générosité, un de ces visages russes comme on en rencontre encore maintenant entre Moscou et le Volga, dans ces contrées éloignées des grandes routes où l'influence des villes n'a pas encore pénétré.
—Mon fils, reprit l'igoumène, je ne te crois pas, tu te calomnies. Je ne crois pas que ton cœur se soit détourné du Tzar. Cela ne peut pas être. Songes-y: le Tzar est plus que notre père, et le cinquième commandement nous ordonne d'honorer notre père. Dis-moi, mon fils, tu observes les commandements?
Maxime se taisait.
—Mon fils, tu honores ton père?
—Non, dit Maxime d'une voix sourde.
—Non! répéta l'igoumène, et, faisant un mouvement en arrière, il se signa. Tu n'aimes pas le Tzar! tu n'honores pas ton père! Mais qui es-tu donc?
—Je suis, répondit le jeune opritchnik, je suis Maxime Skouratof, le fils de Skouratof-Bielski.
—Le fils de Maliouta!
—Oui, dit Maxime, et il éclata en sanglots.
L'igoumène ne répondit pas. Il se tenait tristement devant Maxime. Les figures des saints les regardaient immobiles. Les damnés du jugement dernier élevaient plaintivement leurs mains vers le ciel, mais tout faisait silence. Ce silence n'était rompu que par les sanglots étouffés de Maxime, le gazouillement des hirondelles sous les voûtes et les invocations que faisait à demi-voix l'igoumène.
—Mon fils, dit-il enfin, raconte-moi tout par ordre, ne me cèle rien: Comment en es-tu arrivé à haïr ton souverain?
Maxime lui raconta son existence dans la Sloboda, son dernier entretien avec son père et sa fuite nocturne. Il parla lentement, s'arrêta souvent pour mieux réunir ses souvenirs, pour ne rien oublier ni rien cacher à son père spirituel. Après avoir terminé son récit, il baissa les yeux et n'osa pas longtemps les lever sur l'igoumène; il attendait son arrêt.
—M'as-tu tout révélé? dit ce dernier, n'y a-t-il pas encore quelque chose qui pèse sur ton âme? n'as-tu pas comploté contre le Tzar? n'as-tu pas conspiré contre la sainte Russie?
Les yeux de Maxime étincelèrent.
—Mon père, je me ferai plutôt trancher la tête que de lui laisser nourrir quoi que ce soit contre ma patrie! Je suis coupable de ne pas aimer le Tzar, mais je ne suis coupable d'aucune trahison!
L'igoumène le couvrit de son étole.
—Que le serviteur de Dieu, Maxime, soit purifié! dit-il. Que ses péchés volontaires et involontaires lui soient remis!
Une douce joie inonda l'âme de Maxime.
—Mon fils, dit l'igoumène, tes aveux t'ont purifié. La sainte Église ne te fait pas un crime d'avoir abandonné la Sloboda. Chacun doit fuir la tentation, mais ne te laisse pas séduire par l'ennemi du genre humain. Ne suis pas l'exemple de Kourbski qui, de puissant boyard russe, est devenu le jouet du diable. Dieu très-miséricordieux, continua le vieillard en soupirant, a permis, à cause de nos grandes fautes, que ce temps soit difficile. Ce n'est pas à nous, hommes bornés, à juger ses desseins impénétrables. Lorsque Dieu nous envoie la famine et des peines corporelles, nous n'avons qu'à prier et à nous soumettre à sa sainte volonté. Aujourd'hui nous sommes sous le joug d'un souverain non clément mais terrible. Nous ignorons pourquoi il nous supplicie et nous extermine, mais nous savons qu'il est envoyé de Dieu, nous devons par conséquent courber la tête non devant Ivan Vasiliévitch, mais devant Celui qui l'a envoyé.—Reste avec nous, mon fils, vis avec nous. Quand le moment de ton départ sera venu, je prierai Dieu avec mes frères de te protéger partout où tu iras. Et maintenant, conclut avec bonhomie l'igoumène en ôtant son étole, allons au réfectoire. Après la nourriture de l'âme, ne dédaigne pas celle du corps. Nous avons de bons poissons; tu goûteras notre lait caillé et nous viderons une coupe d'hydromel de prunelle à la santé du souverain et du révérendissime métropolite.
Et, en causant amicalement, le vieillard introduisit Maxime au réfectoire.