Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE IV
DROUJINA MOROZOF ET SA FEMME.
Si le lecteur pouvait se reporter trois cents ans en arrière et regarder, du haut d'un clocher, la ville de Moscou de ce temps-là, il trouverait peu de ressemblance avec la ville actuelle. Les bords de la Moskva, de l'Iaouza et de la Neglinna étaient couverts d'une multitude de maisons en bois avec des toits en planches ou en paille, la plupart noircis par le temps. Au milieu de ces toits sombres, ressortaient vivement les murailles blanches et rouges du Kremlin, du Kitay-gorod et des autres forteresses bâties dans le courant des deux derniers siècles. Un grand nombre de clochers élevaient leurs flèches dorées vers le ciel. On voyait, entre les maisons, de grandes taches vertes et jaunes; c'étaient des bois épais et des champs ensemencés. La Moskva était coupée par des ponts flottants, couverts d'eau dès qu'une charrette ou une troupe de cavaliers les traversait. Sur l'Iaouza et la Neglinna tournaient des multitudes de roues de moulin se suivant sans interruption.
Ces bois, ces champs, ces moulins au cœur de la ville même, rendaient la vue très-pittoresque. Les monastères surtout faisaient plaisir à voir: leurs murailles blanches, leurs groupes de coupoles peintes ou dorées leur donnaient l'aspect de villes séparées.
Au dessus de ce fouillis de parcs, d'églises, de maisons et de monastères, s'élevaient orgueilleusement les sanctuaires du Kremlin et la basilique de la Vierge Protectrice qu'Ivan avait bâtie quelques années auparavant en mémoire de la prise de Kazan et que nous appelons maintenant Saint-Bazile. La joie des Moscovites fut grande quand tomba le rideau d'échafaudages qui masquait cette église, lorsqu'elle apparut dans tout son éclat, étincelante de peintures, de dorures, étonnant le regard par la multitude et la variété de ses ornements. Longtemps le peuple ne cessa d'admirer l'habileté de l'architecte, de remercier Dieu et d'exalter le Tzar qui avait donné au peuple orthodoxe un monument jusqu'alors unique. Les autres églises étaient aussi fort belles; les Moscovites n'épargnaient ni roubles ni travail pour rendre magnifique la maison de Dieu. Partout on voyait de riches couleurs, des dorures et des images de grandeur naturelle. Mais si les habitants de Moscou s'appliquaient à embellir leurs temples, ils se préoccupaient peu de l'intérieur de leurs maisons; presque toutes leurs demeures étaient construites solidement et simplement de madriers de sapin ou de chêne qui n'étaient pas toujours recouverts de planches, suivant en cela le vieux proverbe russe: ce ne sont pas les murs qui font la belle maison, mais la chère qu'on y fait.
Seule l'habitation du boyard Droujina Morozof, sur le bord de la Moskva, se distinguait par son élégance. Les madriers de chêne étaient équarris, tous les angles étaient soigneusement ajustés, la maison avait trois étages, sans compter le rez-de-chaussée. Un toit spécial s'avançait sur un perron élevé, supporté par des colonnes torses sculptées et orné d'une frise élégante. Les volets étaient couverts de fleurs et d'oiseaux peints avec art et les fenêtres donnaient accès à la lumière de Dieu, non au moyen de ternes vessies de bœuf comme dans la plupart des maisons de Moscou, mais à travers des carreaux de mica transparent. Autour d'une large cour s'élevaient les logis des serviteurs, les magasins, la buanderie, le pigeonnier et la salle de repos d'été de la boyarine. Attenants à cette cour, se trouvaient, d'un côté, une chapelle en pierre et, de l'autre, un vaste jardin entouré d'une palissade de chêne au-dessus de laquelle on apercevait d'élégantes escarpolettes également peintes en couleurs vives et ornées de dessins. En un mot, c'était une splendide demeure pour l'époque, digne de ceux qui l'habitaient.
Corpulent de sa personne, altier de caractère, le boyard Droujina Morozof, malgré son âge déjà avancé, s'était marié depuis peu avec la plus belle jeune fille de Moscou. Tout le monde fut surpris quand il obtint la main d'Hélène, fille de l'okolnitchi[5] Pléchéef-Oguina, tué sous les murs de Kazan. Ce n'était pas un pareil époux que les marieuses de Moscou auraient osé proposer. Mais Hélène était en âge, elle n'avait ni père ni mère; et la beauté d'une jeune fille, avec les mœurs débauchées des nouveaux favoris du Tzar, pouvait causer sa perte. Morozof, en épousant Hélène, devint son protecteur et tous savaient à Moscou qu'il n'eût pas été prudent d'offenser celle que protégeait le boyard Droujina.
[5] Second rang des grands de l'État dans l'ancienne Russie.
Avant le mariage d'Hélène, plusieurs, parmi les favoris du Tzar, avaient essayé de lui plaire, mais personne n'avait déployé autant de persévérance que le prince Viazemski. Il lui avait envoyé les cadeaux les plus riches; dans les églises, il était toujours près d'elle, ou, devant sa porte, caracolait sur un coursier fougueux. Viazemski ne réussit pas; les marieuses lui rapportèrent ses présents et, quand elle le rencontrait, Hélène détournait la tête. Était-ce parce que le prince ne lui plaisait pas qu'elle détournait la tête, ou bien un autre occupait-il déjà ses pensées? Quoiqu'il en soit, Viazemski fut refusé. Enflammé de dépit il alla se jeter aux pieds du Tzar et lui demander son appui. Le tzar promit d'envoyer ses propres marieuses à Hélène.
En apprenant cette nouvelle la jeune fille fondit en larmes. Elle alla avec sa nourrice dans une église, se mit à genoux devant la Mère de Dieu, pleura et heurta son front sur les dalles humides.
Dans cette église il n'y avait d'abord personne; mais quand la jeune fille se releva, elle aperçut derrière elle le boyard Morozof en caftan de velours vert et en pourpoint de brocart.
—Pourquoi pleures-tu, Hélène? demanda Morozof.
Hélène se réjouit en reconnaissant la voix du boyard.
Il avait été autrefois l'ami de ses parents et, depuis qu'elle était orpheline, il la voyait souvent et l'aimait comme un père. Elle avait pour lui un respect filial, elle lui confiait toutes ses pensées sauf une seule, et cette restriction causa son malheur comme la perte du boyard.
Et en cet instant même, elle ne lui découvrit pas cette pensée secrète, elle lui dit seulement: je pleure parce que les envoyées du Tzar vont venir me contraindre à accepter la main de Viazemski.
—Hélène, dit le boyard, est-il bien vrai que tu ne puisses aimer Viazemski? Réfléchis. Je sais que jusqu'ici il n'a pas su trouver le chemin de ton affection; mais tu n'as encore aucune expérience de la vie, ton cœur de jeune fille est comme de la cire; tu finiras par avoir de l'affection pour lui.
—Jamais! répondit Hélène,—jamais! je descendrai plutôt au tombeau.
Le boyard la considéra avec sympathie.—Hélène, dit-il, après une pose, il y a un moyen de te sauver. Écoute: je suis vieux, j'ai les cheveux blancs, mais je t'aime comme ma fille. Réfléchis-y, veux-tu unir ton sort à celui d'un vieillard?
—J'y consens, s'écria la jeune fille avec joie, et elle se jeta aux pieds de Morozof.
Le boyard fut ému de cette réponse inattendue, il fut fier de l'élan d'Hélène. Il ne devinait pas que c'était l'exaltation du noyé se cramponnant à un buisson d'épine. Il releva tendrement la jeune fille et la baisa au front.—Enfant, dit-il, jure-moi sur la croix que tu ne déshonoreras pas ma tête blanche. Jure-le ici devant l'image du Sauveur.
—Je le jure, je le jure! murmura Hélène.
Le boyard ordonna d'appeler le prêtre et la cérémonie des fiançailles s'accomplit aussitôt; quand les marieuses du Tzar arrivèrent, Hélène était déjà la fiancée de Droujina Andréevitch Morozof.
Ce ne fut pas la sympathie qui la détermina à cet acte; mais elle avait juré sur la croix d'être fidèle à Morozof et elle était résolue à tenir son serment, à n'y pas manquer ni en parole ni en pensée. Et pourquoi n'eût-elle pas été attachée à Droujina? Sans doute le boyard n'était plus jeune; mais Dieu lui avait donné la santé, la gloire militaire, une grande énergie. Il possédait des villages et des biens considérables au delà de la Moskva; ses coffres étaient pleins d'or, d'habits magnifiques et de fourrures. Il y avait une chose, toutefois, dont Dieu ne l'avait pas gratifié, c'était la faveur du Tzar. Quand Ivan Vasiliévitch apprit que ses envoyées étaient arrivées trop tard, il s'emporta contre Morozof et résolut de le punir; il le fit inviter à sa table et lui assigna une place non-seulement au-dessous de celle de Viazemski, mais encore plus bas que Boris Godounof, qui n'était pas encore dans les honneurs et n'occupait aucune charge.
Le boyard ne put supporter un tel outrage: il se leva de table. Un Morozof ne pouvait être assis au-dessous d'un Godounof. Le Tzar se fâcha: il ordonna à Morozof d'aller faire ses excuses à Boris Feodorovitch. Il y alla, mais pour l'insulter et le traiter de chien.
En apprenant cette audace, le Tzar, au comble de la fureur, ordonna à Morozof de ne plus paraître en sa présence et de laisser croître ses cheveux tant qu'il serait en disgrâce.
Le boyard quitta la cour, et depuis lors il ne sortait plus que vêtu d'un costume grossier, ne rasait plus sa barbe et ses cheveux blancs pendaient sur son front altier. Il était douloureux pour le boyard de ne plus voir les yeux de son prince, mais il n'avait pas déshonoré sa race. Il n'avait pas cédé le pas à un Godounof.
La demeure de Morozof était pleine comme un œuf. Les serviteurs craignaient et aimaient leur maître. Tous ceux qui venaient vers lui étaient reçus avec cordialité. Il n'y avait qu'une voix sur sa bonté; il ne refusait à personne un gracieux accueil, d'abondants secours ou de sages conseils. Mais il chérissait par dessus tout et ne faisait à personne autant de cadeaux qu'à sa jeune épouse.
Hélène n'était pas ingrate; chaque matin et chaque soir, elle restait longtemps à genoux dans son oratoire à prier pour lui.
Était-elle coupable, parce que, au milieu des discours de son époux, au milieu de ses plus ferventes prières, l'image d'un jeune héros lui apparaissait soudainement l'épée levée et poursuivant les bataillons lithuaniens en déroute? Était-elle coupable parce que cette image la suivait partout, chez elle et dans les églises, le jour et la nuit, lui disant avec un accent de reproche: «Hélène! tu n'as pas tenu ta promesse, tu n'as pas attendu mon retour, tu m'as trompé»?
Le 24 juin de l'année 1565, le jour de saint Jean, toutes les cloches de Moscou étaient en branle depuis le matin et sonnaient sans interruption; les églises étaient pleines. Après l'office divin le peuple se répandit dans les rues. Vieux et jeunes, riches et pauvres portaient des rameaux verts, des fleurs et des branches de bouleau ornées de rubans. Tout était vie et mouvement. Cependant vers midi les rues devinrent désertes. Peu à peu le peuple se dispersa et bientôt dans tout Moscou on eût eu peine à rencontrer quelqu'un. Un silence de mort avait envahi la ville. Le peuple faisait sa sieste et personne n'eût voulu s'attirer la colère céleste en courant par les rues à cette heure; car Dieu a permis et à l'homme et à toutes les créatures de se reposer au milieu du jour. Or, c'eût été un péché d'aller contre la volonté divine, à moins d'y être forcé par quelque impérieuse nécessité.
Donc, tous dormaient; Moscou semblait une ville inhabitée. Il n'y avait qu'à la Balchouga, dans une taverne nouvellement construite, qu'on entendait des chants, des cris et des disputes. Là, malgré l'heure du repos, banquetaient des gens de guerre, presque tous jeunes et vêtus de riches uniformes; ils remplissaient la maison et la cour. Tous étaient ivres; l'un, couché à terre, répandait sur son habit la coupe de vin qu'il voulait boire; un autre, d'une voix enrouée, s'efforçait d'entraîner ses camarades, mais il ne parvenait à faire sortir de son gosier que des sons inarticulés. Des chevaux tout sellés étaient attachés près de la porte. A chaque selle on voyait suspendus le balai de crin et la tête de chien.
En ce moment deux cavaliers apparurent dans la rue. L'un d'eux, en caftan cramoisi à boutons d'or et chapeau blanc galonné, sous lequel ressortaient d'épaisses boucles blondes, s'adressa à son compagnon.—Michée, dit-il,—vois-tu ces gens ivres?
—Oui, ce sont ces damnés neveux de sorcières!
—Et vois-tu ce qui pend aux selles de leurs chevaux?
—Je le vois: un balai et une gueule de chien, comme à la selle de notre brigand. Ce sont donc réellement des gens du Tzar puisqu'ils s'amusent ainsi dans Moscou! nous avons fait une jolie besogne en nous y frottant!
Sérébrany fronça le sourcil.
—Va, demande-leur où demeure le boyard Morozof.
—Eh! bonnes gens, honorables seigneurs! cria Michée en s'approchant d'un groupe,—où réside le boyard Droujina Morozof?
—Et pourquoi veux-tu savoir où niche ce chien?
—Mon maître, le prince Sérébrany, a une lettre à lui remettre du voiévode[6] Pronski, de la grande armée.
[6] Gouverneur de province.
—Donne ta lettre.
—Que dis-tu, que dis-tu là, neveu d'une…? Es-tu fou? comment veux-tu qu'on te donne une lettre du prince?
—Donne ta lettre, vieux chat-huant, donne-la! Nous verrons si par hasard ce Morozof n'est pas un traître.
—Comment, coquin! s'écria Michée, oubliant la prudence avec laquelle il avait entamé la conversation, te figures-tu que mon maître puisse être en relation avec des traîtres?
—Ah! tu dis des injures! camarades, jetons-le à bas de cheval et donnons-lui le fouet.
En ce moment Sérébrany s'avança vers les opritchniks.
—Arrière! cria-t-il d'une voix si menaçante qu'ils reculèrent involontairement.
—Si l'un de vous touche à cet homme, quand ce ne serait que du bout du doigt, je lui fais sauter la cervelle et les autres répondront au Tzar.
Les opritchniks se troublèrent; mais, de nouveaux camarades étant arrivés des rues voisines, ils entourèrent le prince. Des paroles insolentes sortirent de la foule; quelques-uns tirèrent leurs sabres et Sérébrany allait se trouver dans une position difficile lorsqu'on entendit dans le voisinage une voix chantant un psaume. Les opritchniks s'arrêtèrent comme s'ils eussent été ensorcelés. Tous tournaient leurs regards vers le lieu d'où venait la voix. Un homme d'environ quarante ans, vêtu d'une robe de toile blanche, s'avançait de leur côté. Sur sa poitrine étaient suspendues des croix et des chaînes de fer, il tenait à la main un gros chapelet de bois. Son visage pâle exprimait une bonté ineffable, sur ses lèvres, ombragées d'une barbe rare, rayonnait un sourire, mais son regard était troublé et incertain.
En voyant Sérébrany, il interrompit son chant, s'approcha vivement de lui et le regarda fixement.—C'est toi, toi! dit-il, comme s'il eût été surpris, pourquoi es-tu ici, parmi ces gens?
Et, sans attendre de réponse, il se mit à chanter: «Homme juste n'entre pas dans le conseil des impurs.»
Les Opritchniks s'écartèrent avec respect; sans faire attention à eux, il regarda de nouveau Sérébrany.
—Nikita, Nikita! dit-il en branlant la tête,—où vas-tu te perdre?
Sérébrany n'avait jamais vu cet homme, il fut surpris de l'entendre prononcer son nom.
—Tu me connais donc? lui demanda-t-il.
L'extatique sourit.—Tu es mon frère, répondit-il—je t'ai reconnu immédiatement. Tu es un simple comme moi, car, si tu avais plus de jugement que moi, tu ne serais pas venu ici. Je vois dans ton cœur, il est pur, pur comme l'eau de roche. Tous deux nous sommes des insensés. Ah! ceux-ci, continua-t-il en montrant les opritchniks, ceux-ci ne sont pas de notre famille.
—Vasia[7], dit un des opritchniks, as tu besoin de quelque chose? veux-tu de l'argent?
[7] Diminutif de Vasili, Basile.
—Non, non, non! répondit l'extatique: de toi je ne veux rien. Vasia ne prendra rien de toi, mais donne à Nikita ce qu'il demande.
—Saint homme, dit Sérébrany, je demandais la demeure du boyard Morozof.
—De Droujina? c'est un des nôtres, c'est un juste; seulement sa tête est inflexible, oh! inflexible: bientôt elle se penchera, elle se penchera, mais pour ne plus se relever.
Où demeure-t-il? répéta d'un ton suppliant Sérébrany.
—Je ne te le dirai pas, répondit le saint d'une voix presque irritée. Non! que d'autres le fassent. Je ne veux pas l'envoyer vers le mal.
Et il s'éloigna à la hâte en continuant le psaume interrompu.
Ne comprenant rien à ces paroles et ne voulant pas perdre de temps à en chercher le sens, Sérébrany s'adressa de nouveau aux Opritchniks.
—Eh bien! ne me direz-vous pas enfin comment trouver la demeure de Morozof?
—Va tout droit, répondit brutalement l'un d'eux, au point où la rue tourne à gauche. C'est là qu'est le nid du vieux corbeau.
Pendant que le prince s'éloignait, les Opritchniks, apaisés par l'apparition du saint, recommencèrent leurs propos insolents.
—Eh! cria l'un, salue de notre part Morozof, et dis lui de se préparer à la potence: il a assez vécu.
—Et pour toi aussi, ajouta un autre, la corde est prête.
Mais le prince ne faisait pas attention à leurs injures. Que signifient les paroles de l'idiot? pensait-il. Pourquoi n'a-t-il pas voulu m'indiquer la maison de Morozof, et a-t-il ajouté qu'il ne voulait pas m'envoyer vers le mal?
En continuant leur route, le prince et Michée rencontrèrent encore beaucoup d'Opritchniks. Les uns étaient déjà ivres, d'autres ne faisaient qu'arriver dans les tavernes, tous avaient l'air audacieux et insolents et quelques-uns même firent à haute voix des remarques si grossières sur le compte des cavaliers qu'il était facile de voir qu'ils étaient habitués à l'impunité.