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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XXXVI
LE RETOUR A LA SLOBODA.

Après avoir terrifié Moscou, Ivan voulut paraître bienveillant et magnanime. Sur son ordre, les prisons furent ouvertes et ceux qui y étaient enfermés sans espoir furent relâchés. Ivan envoya même des cadeaux à quelques-uns. Il semblait que la colère qui s'amassait depuis longtemps dans son cœur et qui était arrivée à son paroxysme, eût trouvé une issue dans le dernier supplice et fût sortie de son âme comme un jet de lave d'un volcan. Sa raison se calma pour quelque temps; il cessa de voir partout des trahisons. Ce n'était pas toujours qu'Ivan, après avoir versé le sang innocent, sentait ainsi des remords de conscience. Ils ne dépendaient que de certaines circonstances. Des phénomènes astrologiques, un coup de foudre imprévu, des calamités publiques effrayaient son imagination sensible et l'excitaient parfois à des expiations ostensibles, mais lorsqu'il n'y avait ni météores, ni famines, ni incendies, sa voix intérieure ne lui disait rien et sa conscience sommeillait. Cette fois l'âme d'Ivan n'était donc pas troublée. Il éprouvait après ces massacres une satisfaction semblable à celle qu'éprouve un affamé après avoir satisfait sa faim. Aussi ce fut plutôt par habitude que par un besoin de son âme qu'avant de rentrer à la Sloboda, il fit une halte de quelques jours au monastère de Saint-Serge.

Les courriers, qui précédaient toujours le Tzar, jetaient des poignées de monnaie aux pauvres tout le long de la route, et, au moment de quitter Saint-Serge, Ivan laissa à l'archimandrite une forte somme destinée à des prières pour sa santé.

En attendant, il se préparait à la Sloboda un événement fort inattendu.

Délégué pour préparer au Tzar une réception solennelle, Godounof, après avoir pris des dispositions à cet effet, était retiré dans sa chambre. Les coudes appuyés sur une table de chêne, il songeait à ce qui venait de se passer, aux supplices auxquels il avait été assez heureux pour ne pas assister, au caractère énigmatique du terrible Tsar, aux moyens de conserver sa faveur sans participer aux brigandages des opritchniks, lorsqu'un valet lui annonça que le prince Nikita Sérébrany l'attendait sur le perron.

A ce nom, Godounof, fort surpris, se leva.

Sérébrany était en disgrâce, condamné à mort. Il s'était sauvé: toute relation avec lui pouvait coûter la tête à Boris Féodorovitch. D'autre part, refuser au prince l'hospitalité ou le livrer au Tzar, était un acte indigne qui aurait enlevé à Godounof la popularité à laquelle il visait par-dessus tout. En ce moment, il se souvint que le Tzar était dans une disposition d'esprit bienveillante, et, en un clin d'œil, il fit son plan.

Il n'alla pas à la rencontre de Sérébrany, il se borna à le faire entrer immédiatement. N'ayant pas de témoins et ayant résolu de ne pas lui fermer sa porte, il tint à lui faire un grand accueil.

—Bonjour, prince, dit-il, en embrassant Nikita Romanovitch, prends place. Comment t'es-tu décidé à revenir à la Sloboda? Mais d'abord permets-moi de t'offrir un rafraîchissement; tu dois être fatigué de la route.

Sur l'ordre de Godounof on apporta la châle et quelques cruchons de vin.

—Dis-moi, prince, reprit avec inquiétude Godounof, quelqu'un t'a-t-il vu lorsque tu as monté le perron?

—J'ignore, répondit tranquillement Sérébrany, il se peut qu'on m'ait vu, je ne me cachais pas, je me suis dirigé droit vers ta demeure, car je sais que tu ne penches pas vers les opritchniks.

Le front de Godounof se rida.

—Boris Féodorovitch, ajouta Sérébrany avec confiance, je ne suis pas d'ailleurs seul: j'ai avec moi deux cents aventuriers de Rézan.

—Qu'as-tu fait, prince? exclama Godounof.

—Ils sont restés à la barrière, continua Sérébrany. Nous apportons tous nos têtes au Tzar; qu'il nous supplicie ou nous gracie selon son bon plaisir!

—J'ai appris, prince, comment tu as battu avec eux les Tatars, mais sais-tu ce qui depuis lors s'est passé à Moscou?

—Je le sais, répondit amèrement Sérébrany. En venant ici, j'espérais que c'en était fini avec les opritchniks et je vois que les affaires sont encore plus tristes qu'auparavant. Que Dieu pardonne au Tzar! mais n'as-tu pas conscience, Boris, de voir tout cela sans rien dire?

—Ah! je vois que tu es toujours resté le même! Que puis-je lui dire? crois-tu qu'il m'écouterait?

—Quand même il ne t'écouterait pas, ton devoir est toujours de lui dire la vérité. Qui veux-tu qui la lui dise, si ce n'est toi?

—Tu t'imagines qu'il ne la connaît donc pas? tu crois donc qu'il ajoute réellement foi à toutes les dénonciations qui font rouler tant de têtes?

A peine Godounof eut-il laissé échapper ces paroles qu'il se mordit la langue, mais il se souvint qu'il parlait à Sérébrany dont le visage ouvert excluait tout soupçon de perfidie.

—Non, continua-t-il à demi-voix, tu as tort de m'accuser, prince. Le Tzar supplicie ceux contre lesquels il a de la rancune et personne n'a d'influence sur son cœur. Le cœur des rois est entre les mains de Dieu, disent les Écritures. Morozof a essayé de le contredire, qu'en est-il résulté? Morozof a été mis à mort et personne n'en a profité. Il paraît que tu ne tiens pas à ta tête puis que tu es revenu ici, sachant ce qui s'est passé à Moscou?

Au nom de Morozof, Sérébrany soupira; il aimait Droujina Andréevitch, quoiqu'il lui eût ravi son bonheur.

—Que veux-tu, Boris Féodorovitch, répliqua-t-il, on ne peut éviter ce qui doit arriver! A parler franchement, la vie m'est à charge; elle n'a rien de bien enviable maintenant en Russie.

—Écoute-moi, prince, s'il entre dans ton caractère de ne pas te ménager, Dieu te protége. Tu as eu beau jusqu'à présent friser la potence, tu es resté en vie. Il est écrit apparemment que tu ne dois pas la perdre inutilement. Si tu étais revenu il y a une semaine, je ne sais ce que tu serais devenu, mais actuellement il y a quelque espoir. Seulement, ne te presse pas de te montrer à Ivan Vasiliévitch; laisse-moi le voir auparavant.

—Merci, mais ne t'inquiète pas de moi, tâche seulement de tirer d'affaire mes pauvres aventuriers. Ce sont de tristes gens, mais ils ont bravement racheté leurs fautes.

Godounof le regarda avec surprise. Il ne pouvait s'habituer à la simplicité du prince et cette indifférence pour sa propre existence ne lui parut pas naturelle.

—Tu es donc dégoûté de la vie? lui demanda-t-il.

—C'est possible, lui répondit Sérébrany. A quoi bon encore vivre! Le croirais-tu, Boris, le souvenir de Kourbski me revient involontairement à l'esprit; le vertige me prend lorsque j'y songe; si les Polonais n'étaient pas nos ennemis, je serais tenté d'aller les trouver et d'abandonner ma patrie.

—C'est cela, prince, nous n'avons plus aujourd'hui que deux routes: s'exiler comme Kourbski, ou bien, comme je le fais, rester auprès du Tzar et tâcher de gagner sa faveur. Toi, tu ne fais ni l'un ni l'autre, tu ne quittes pas le Tzar et tu n'es pas avec lui; c'est une situation impossible, il faut choisir l'un ou l'autre. Si tu veux rester en Russie, il faut que tu exécutes la volonté du Tzar. S'il finit par te prendre à gré, il est capable de se dégoûter des opritchniks. Si nous étions, par exemple, tous les deux auprès de lui, l'un soutenant l'autre, je lui parlerais aujourd'hui, toi demain; quelque chose lui en resterait dans l'esprit. On dit bien qu'une goutte d'eau, à force de tomber sur le même endroit d'une pierre, finit par la percer. Par la vive force, prince, tu ne parviendras à rien.

—S'il n'était pas le Tzar, dit Sérébrany d'un air sombre, j'aurais vu ce que j'avais à faire. Dieu défend d'entreprendre quoi que ce soit contre lui, et il m'est impossible, quand je devrais être taillé en pièces, d'agir de concert avec lui, jamais je ne pourrais vivre avec les opritchniks!

—Attends, prince, ne te décourage pas, souviens-toi de ce que je t'ai dit: ne contrarions pas le Tzar, mettons les opritchniks de côté, ils s'entr'égorgeront eux-mêmes. Voilà déjà trois des principaux disparus, les deux Basmanof et Viazemski. Accorde-moi un délai et tu les verras tous disparaître.

—Mais d'ici-là, qu'arrivera-t-il? demanda Sérébrany.

—Il arrivera, répondit Godounof, renonçant à inculquer du coup l'idée qu'il voulait laisser germer dans l'esprit de Sérébrany, que le Tzar te graciera, que tu pourras aller de nouveau battre les Tatars et que la besogne ne te manquera pas.

Deux impressions ne se combinaient pas facilement dans la tête de Sérébrany; l'espoir de combattre les Tatars chassa les pénibles pensées qu'il avait un moment auparavant.

—C'est vrai, dit-il, il ne nous reste qu'à battre les Tatars; mais, si au lieu de les attendre, on allait leur faire une visite en Crimée et la leur enlever?

Il sourit à cette pensée.

Godounof se mit à s'entretenir avec lui sur sa délivrance forcée et ce qui l'avait suivie. Il commençait déjà à faire sombre et ils causaient encore la coupe à la main.

Enfin, Sérébrany se leva.—Adieu, boyard, dit-il, il va faire nuit.

—Où vas-tu, Nikita Romanovitch? passe la nuit chez moi, le Tzar revient demain, je lui parlerai de toi.

—Impossible, Boris Féodorovitch, il est temps que je retrouve mes gens. Je crains qu'ils ne cherchent noise à quelqu'un. Si le Tzar avait été à la Sloboda, nous serions allés droit à lui et il serait arrivé ce que Dieu aurait voulu, mais avec les manants du lieu on ne sait comment s'y prendre. Quoique nous nous soyons arrêtés à l'écart et dans la forêt, nous pouvons toujours être surpris par une ronde quelconque.

—Eh bien! au revoir, ne tombe pas sous le regard du Tzar, attends que je t'envoie chercher.

—Mais, où vas-tu donc, tu te trompes de porte, ajouta Godounof, en voyant Sérébrany se diriger vers la principale entrée et, le prenant par la main, il le conduisit par la porte de derrière.

—Adieu, Nikita Romanovitch, répéta-t-il en l'embrassant, Dieu est miséricordieux, ton affaire s'arrangera peut-être.

Et, après avoir attendu que Sérébrany fût monté à cheval et fût sorti sans bruit, Godounof rentra chez lui, fort satisfait que son hôte eût décliné sa proposition de passer la nuit sous son toit.

Le lendemain, le Tzar fit son entrée triomphante dans la Sloboda, comme s'il avait remporté une éclatante victoire. De la barrière au palais, les opritchniks ne cessèrent de l'acclamer. Il n'y eut que la seule vieille nourrice Onoufrevna qui le reçut en grommelant.—Bête féroce, lui dit-elle, en venant à sa rencontre au perron, comment la terre te supporte-t-elle encore? Tu pues le sang, assassin! Comment as-tu osé approcher des reliques de Saint-Serge après ce que tu as fait à Moscou? La foudre du Seigneur t'écrasera comme un damné avec toute ta troupe diabolique.

Cette fois, les menaces de la nourrice demeurèrent sans effet. Il n'y avait dans l'air ni foudre ni tempête. Le ciel resplendissait de tout son éclat dans un ciel pur de tout nuage; il faisait briller les vives couleurs et les dorures du palais et reluire ses coupoles fantastiques. Ivan ne répondit pas un mot à la vieille et entra dans ses appartements intimes.

—Attends! attends! continua-t-elle en le suivant du regard et en frappant le sol de son bâton, l'orage éclatera sur ton palais et la foudre du Seigneur réduira en cendres toute ton impure Sloboda.

Et la vieille rentra dans sa cellule en marchant péniblement, et en jetant des regards irrités sur les courtisans, qui s'écartaient sur son passage avec une crainte superstitieuse.

Le même jour, après dîner, voyant le Tzar gai et disposé à se reposer contre son habitude, Godounof le suivit dans sa chambre à coucher. La faveur dont il jouissait lui donnait ce droit, surtout lorsqu'il avait à faire au Tzar quelque communication secrète.

Il y avait deux lits dans cette chambre; un en planches sur lequel Ivan Vasiliévitch s'étendait par mortification dans ses moments de trouble et de repentir; un second, plus large, était garni de souples peaux de mouton, d'édredons et de coussins de soie. Le Tzar se couchait sur ce dernier lorsque rien ne le tourmentait. Cela arrivait rarement, la plupart du temps ce second lit restait vide.

Il fallait bien connaître Ivan pour ne pas se tromper sur sa disposition réelle d'esprit. Il n'était pas toujours enclin à la bonté lorsqu'il était en proie aux remords de sa conscience. Il les attribuait souvent à Satan, cherchant à la distraire de la poursuite des traîtres et alors, au lieu d'y trouver un motif d'adoucir son cœur, il se livrait, tout en faisant des signes de croix, aux plus atroces cruautés, prétendant par là jouer un mauvais tour à Satan. Le calme qui se peignait sur son visage n'était pas toujours une garantie de sa tranquillité intérieure; il ne servait souvent qu'à dissimuler un sentiment tout opposé: doué d'une rare perspicacité, d'une étonnante capacité à deviner les pensées d'autrui, le Tzar s'amusait parfois à déjouer les calculs de son interlocuteur et à le terrasser par une terrible explosion de sa colère au moment même où il semblait pouvoir compter sur sa bienveillance. Mais Godounof avait étudié les plus petites nuances du caractère du Tzar: il devinait avec une sagacité incroyable, il se rendait compte des moindres et des plus imperceptibles changements de sa figure.

Après avoir attendu qu'Ivan se fût étendu sur son lit de plumes, ne voyant sur sa figure que l'expression de la fatigue, Boris lui dit sans préambule:—Est-il parvenu à ta connaissance, sire, que ton disgracié est retrouvé?

—Lequel? demanda Ivan en bâillant.

—Nikita Sérébrany, qui a sabré ton traître Viazemski et a été jeté en prison.

—Ah! fit Ivan, le moineau a été pris. Et qui est-ce qui l'a arrêté?

—Personne, sire, il est venu de lui-même et a amené avec lui tous les aventuriers avec lesquels il a battu les Tatars près de Rézan. Ils sont venus avec Sérébrany t'apporter leurs têtes.

—Ils sont donc convertis, dit Ivan. Et l'as-tu vu?

—Je l'ai vu, sire, il est venu directement chez moi, croyant que ta Majesté était à la Sloboda et il m'a prié de te parler de lui. J'ai voulu le mettre sous bonne garde mais j'ai pensé que Maliouta m'accuserait de vouloir le supplanter et Sérébrany ne s'en ira pas, puisqu'il est venu lui-même t'apporter sa tête.

Godounof parlait franchement, avec un visage ouvert, sans apparence de trouble, comme s'il n'avait pas l'ombre d'une arrière-pensée et ne prenait aucun intérêt à Sérébrany. Lorsque la veille il l'avait fait passer par une porte de derrière, ce n'était pas pour cacher son arrivée au Tzar,—cela aurait été trop dangereux,—mais uniquement pour que personne ne prît les devants auprès d'Ivan et ne l'indisposât contre lui. Ce n'est sûrement pas sans intention, qu'il avait rappelé au Tzar l'inimitié de Sérébrany contre Viazemski.

Le Tzar bâilla encore une fois, mais ne répondit rien; Godounof, qui suivait attentivement les moindres expressions de sa figure, n'y aperçut aucun symptôme d'irritation manifeste ou cachée. Il lui sembla, au contraire, que cette démarche de Sérébrany lui avait plu. Tout en faisant trembler ses sujets et en versant leur sang, Ivan voulait néanmoins qu'on le crût juste, voire même clément; ses massacres étaient toujours revêtus d'un simulacre de rigoureuse justice; la confiance en sa clémence lui plaisait d'autant plus qu'elle se manifestait très-rarement.

Après avoir un peu attendu, Godounof se décida à arracher une réponse.

—Qu'ordonnes-tu? sire, faut-il faire venir Maliouta?

Les récentes exécutions avaient rassasié Ivan; quelques têtes de plus ne pouvaient rien ajouter à cette satiété ni réveiller la soif du sang un moment apaisée.

Il regarda attentivement Godounof.

—Crois-tu donc, lui dit-il sévèrement, que je ne puisse vivre sans verser du sang? Autre chose sont les traîtres qui minent l'État et Nikita qui n'a fait que sabrer Viazemski. Quant aux bandits, je verrai qui punir et qui gracier. Qu'ils viennent tous avec Nikita sur la place du palais! Lorsque je sortirai de ma chambre à coucher, je verrai ce que j'en ferai.

Godounof souhaita un bon repos au Tzar et s'éloigna en s'inclinant profondément. Tout dépendait maintenant de la disposition d'esprit dans laquelle Ivan allait se réveiller.

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