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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XXXIX
UNE DERNIÈRE ENTREVUE.

La bande de Sérébrany avait déjà fait plusieurs journées. Un soir, elle s'arrêta pour passer la nuit, au carrefour d'où partait la route conduisant au monastère; le prince quitta ses gens et s'achemina seul à la rencontre de Michée, qui lui avait promis de lui apporter des nouvelles d'Hélène. Il marcha toute la nuit sans s'arrêter; au point du jour, il se trouva à un nouveau carrefour où il vit un brasier à moitié éteint et Michée assis à côté. Deux chevaux tout sellés paissaient tout auprès.

En entendant le pas d'un cheval, Michée se redressa vivement.—C'est toi, mon seigneur, s'écria-t-il en reconnaissant son maître, ne va pas plus loin, retourne sur tes pas; il n'y a plus rien à faire!

—Qu'est-il arrivé? demanda Sérébrany plein d'angoisse.

—Tout est fini, seigneur, Dieu n'a pas voulu nous donner le bonheur.

Sérébrany sauta à bas de son cheval.—Parle, dit-il, qu'est-il arrivé à Hélène?

Le vieillard se taisait.—Mais qu'est-il donc arrivé? reprit Sérébrany, pâle de terreur.

—Il n'y a plus d'Hélène, dit tristement Michée, il y a la sœur Eudoxie.

Sérébrany chancela et s'appuya sur un arbre pour ne pas tomber. Michée le regardait d'un air sombre et désespéré.

—Il n'y a plus rien à faire, la volonté de Dieu s'est accomplie! Il paraît que nous ne sommes pas nés sous une heureuse étoile.

—Raconte-moi tout, dit Sérébrany, en se raidissant contre son malheur, ne me ménage pas. Quand a-t-elle pris le voile?

—Lorsqu'elle a reçu la nouvelle du supplice de Morozof, lorsqu'on a reçu au couvent la liste des suppliciés pour lesquels le Tzar exigeait des prières, la veille enfin du jour où je suis arrivé auprès d'elle.

—L'as-tu vue?

—Oui.

Sérébrany voulut parler, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres.

—Je ne l'ai vue qu'une seconde, ajouta Michée; elle avait d'abord refusé de me voir.

—Que t'a-t-elle chargé de me dire? fit Sérébrany avec effort.

—De prier pour elle.

—Et puis?

—Et puis, rien.

—Michée, dit le prince, après un court silence, mène-moi au couvent; je veux lui dire adieu.

Le vieillard secoua la tête.—Pourquoi la voir, Batiouchka, ne la trouble plus davantage; elle est maintenant une chose sacrée. Retournons plutôt et marchons droit sur Jizdra.

—Je ne puis, dit Sérébrany.

Michée secoua de nouveau la tête et lui amena un de ses chevaux.

—Prends celui-ci, dit-il, le tien est tout couvert d'écume.

Et ils prirent en silence le chemin du monastère. La route suivait la forêt. Les cavaliers entendirent bientôt le bruit de l'eau et aperçurent un ruisseau qui se frayait un chemin à travers les roseaux.

—Reconnais-tu cet endroit? demanda tristement Michée. Sérébrany leva la tête et vit les traces d'un récent incendie. Çà et là, la terre venait d'être profondément remuée: des restes de maison, une roue brisée indiquaient qu'un moulin avait dû exister à cette place.

—Lorsqu'ils ont arrêté le sorcier, dit Michée, ils ont détruit sa tanière. Ils espéraient y découvrir un trésor.

Sérébrany jeta un regard indifférent sur ces ruines et tout deux poursuivirent leur route en silence. Au bout de quelques heures de marche, la forêt devint plus claire. Une enceinte blanche se montra à travers les arbres et le monastère apparut au milieu d'une prairie. A l'encontre des bâtiments de ce genre, il n'était pas bâti sur une éminence. De ses fenêtres étroites et grillées, on n'apercevait pas de vastes dépendances: le regard ne rencontrait partout que des troncs de sapins et leur sombre verdure enlaçait les murs de la maison; les environs étaient tristes et déserts, la communauté semblait pauvre.

Les deux cavaliers descendirent de cheval et frappèrent à la porte. Au bout de quelques minutes, on entendit le bruit d'un trousseau de clefs.

—Gloire à Notre-Seigneur Jésus-Christ! dit Michée à voix basse.

—Dans tous les siècles des siècles, répondit la sœur portière en ouvrant un judas. Que demandez-vous?

—La sœur Eudoxie, dit à demi-voix Michée qui craignait de raviver les douleurs de son maître en prononçant trop distinctement ce nom. Tu me connais, car j'ai été ici il n'y a pas longtemps.

—Je ne puis te connaître, répondit la sœur, car je ne suis chargée que de ce matin de la porte où était auparavant sœur Agnès… Et la nonne considérait avec crainte les arrivants.

—Cela ne fait rien, continua Michée, laisse-nous entrer. Informe l'abbesse que le prince Nikita Romanovitch Sérébrany est arrivé.

La portière jeta un regard craintif sur Sérébrany, fit un pas en arrière et ferma brusquement le judas. On l'entendit s'éloigner précipitamment en murmurant: Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous!

—Que signifie cela? pensa l'écuyer. Pourquoi a-t-elle peur de mon maître?

Il regarda le prince et comprit que son armure couverte de poussière, son habit déchiré par les ronces, ses yeux inquiets et hagards avaient pu effrayer la religieuse. L'expression de la figure de Nikita avait tellement changé que Michée lui-même n'aurait pas reconnu son maître s'il n'était arrivé avec lui.

Au bout de quelque temps, on entendit de nouveau le pas de la portière.

—Veuillez ne pas nous en vouloir, dit-elle en tremblant à travers la porte, notre abbesse ne peut pas vous recevoir maintenant; venez plutôt demain après matines.

—Je ne puis attendre! s'écria Sérébrany, et d'un coup de pied, il enfonça la clôture et entra dans la cour. Il se trouva en face de l'abbesse presqu'aussi pâle que lui-même.

—Au nom du Christ notre Sauveur, dit-elle d'une voix tremblante, arrête-toi… je sais pourquoi tu es venu… mais Dieu punit ceux qui perdent les âmes et le sang innocent retombera sur ta tête!

—Révérende mère, répondit Sérébrany, ne comprenant rien à cette terreur, mais trop ému pour être surpris de quelque chose, laisse-moi voir la sœur Eudoxie. Quand ce ne serait que pour un instant, pour lui faire mes adieux.

—Lui faire tes adieux! répéta l'abbesse. Tu ne veux réellement que lui faire tes adieux?

—Laisse-moi lui faire mes adieux, révérende mère, et je donnerai toute ma fortune à ton monastère.

L'abbesse le regarda avec défiance.

—Tu as pénétré ici de force, dit-elle, tu t'intitules prince et Dieu sait qui tu es, dans quel but tu es venu… Je sais que les opritchniks parcourent maintenant les monastères et exterminent les épouses et les sœurs des hommes justes qu'on a récemment suppliciés à Moscou… La sœur Eudoxie est veuve d'un boyard supplicié…

—Je ne suis pas un opritchnik, s'écria Sérébrany, j'aurais donné tout mon sang pour Morozof. Laisse-moi voir la boyarine!

Les traits de Sérébrany reflétaient la loyauté et la franchise. L'abbesse se rassura et le regarda avec sympathie.

—Je suis coupable à ton égard, dit-elle. Grâce à Jésus-Christ et à sa Mère Immaculée, je vois maintenant que je me suis trompée; tu n'es pas un opritchnik. La portière m'a effrayée, je ne songeais qu'à gagner du temps et à cacher sœur Eudoxie. Les temps sont difficiles; ceux qui sont tombés en disgrâce auprès du Tzar ne peuvent même pas trouver un refuge dans les monastères. Mais, grâce à Dieu, je me suis trompée. Si tu es un ami ou un parent de Morozof, je te conduirai auprès de sa veuve. Suis-moi, sa cellule est là derrière.

L'abbesse conduisit Sérébrany à travers le jardin vers une cellule isolée, cachée derrière une touffe d'églantiers et de chèvre-feuilles. Vêtue de noir, couverte d'un voile, Hélène était assise sur un banc devant la porte. Les rayons du soleil couchant l'éclairaient à travers d'épais érables et doraient au-dessus de sa tête les feuilles jaunissantes. L'été tirait à sa fin; les dernières fleurs des églantiers s'effeuillaient; la robe noire de la recluse était couverte de leurs pétales vermeils. Hélène contemplait mélancoliquement la chute lente et monotone des feuilles d'érable jaunies; c'est à peine si elle entendit le bruit des pas qui approchaient.

Levant la tête, elle vit l'abbesse et fit un pas à sa rencontre; mais, en reconnaissant tout à coup Sérébrany, elle poussa un cri, appuya les mains sur son cœur et retomba épuisée sur le banc.

—N'aie pas peur, mon enfant, dit l'abbesse d'un ton caressant; c'est quelqu'un que tu connais, un ami de ton défunt époux qui est venu exprès pour prendre congé de toi.

Hélène ne put répondre. Elle tremblait et regardait avec frayeur le prince. Tous deux demeurèrent longtemps silencieux.

—C'est ainsi, dit enfin Sérébrany, que nous étions destinés à nous revoir!

—Nous ne pouvions nous revoir autrement, dit à peine intelligiblement Hélène.

—Pourquoi ne m'as-tu pas attendu, Hélène Dmitriévna?

—Si je t'avais attendu, murmura-t-elle, je n'aurais pas eu assez de force… tu ne m'aurais pas laissée… j'en ai bien assez comme cela à me reprocher…

Nouveau silence. Le cœur de Sérébrany battait violemment.—Hélène Dmitriévna, dit-il d'une voix entrecoupée par l'émotion, je viens te faire un éternel adieu. Laisse-moi voir une dernière fois tes yeux, lève ton voile.

Hélène souleva de sa main amaigrie le voile noir qui couvrait le haut de son visage et le prince revit ses yeux calmes mais rougis par les larmes, voilés par l'insomnie et la souffrance.

—Adieu, Hélène, s'écria-t-il, adieu pour toujours! Dieu veuille me faire oublier que nous aurions pu être heureux!

—Non, Nikita Romanovitch, dit tristement Hélène, le bonheur n'a pas été fait pour nous. Le sang de Droujina Andréevitch nous en sépare. Je suis cause qu'il est tombé en disgrâce, qu'il est mort. Jamais nous n'aurions pu être heureux. Et qui est-ce qui peut l'être maintenant?

—Oui, répéta Sérébrany, qui est-ce qui peut être heureux maintenant? Dieu n'est pas clément aujourd'hui pour la sainte Russie. Cependant, jamais je n'aurais pensé que, vivants, nous pussions ainsi nous séparer pour toujours!

—Pas pour toujours, reprit Hélène avec un triste sourire, mais seulement ici-bas, pour cette vie. Cela devait être ainsi. Il ne nous convenait pas d'avoir une seule joie lorsque le pays tout entier est aussi malheureux.

—Pourquoi, dit Sérébrany d'un air sombre, n'ai-je pas été tué par les Tatars? pourquoi le Tzar ne m'a-t-il pas fait trancher la tête lorsque je la lui ai apportée? Que me reste-t-il donc à faire dans ce monde?

—A porter ta croix, Nikita, comme je porte la mienne. Ton lot est plus léger que le mien. Tu peux défendre la patrie, je ne puis que prier pour toi et pleurer mes fautes.

—La patrie, s'écria Sérébrany, où est-elle cette patrie et contre qui la défendre? Ce ne sont pas les Tatars, mais le Tzar qui la perd. Mes idées se brouillent, Hélène Dmitriévna; toi seule tu soutenais encore ma raison; maintenant tout est ténèbres autour de moi, je ne distingue plus la vérité du mensonge. Tout ce qui est bon périt, tout ce qui est méchant triomphe. Bien des fois Kourbski me vient à l'esprit. Tant que j'avais un but dans la vie, je chassais loin de moi ces coupables pensées; maintenant, je n'ai plus de but, je n'ai plus de forces, ma raison s'obscurcit…

—Dieu t'éclairera, Nikita Romanovitch; si ton bonheur est perdu, ce n'est pas une raison pour trahir ou abandonner ton pays. Dieu nous envoie cette épreuve afin que nous puissions nous retrouver dans un monde meilleur. Ne te démens pas.

Sérébrany baissa la tête. Son indignation fit place au sentiment du devoir dans lequel il avait été élevé et qu'il maintenait pur dans son cœur, lors même que la force lui manquait pour s'y soumettre.

—Porte ta croix, reprit Hélène, va où le Tzar t'envoie. Tu as refusé d'entrer dans les opritchniks, ta conscience doit donc être tranquille. Va combattre les ennemis de la Russie; je ne cesserai de prier pour toi jusqu'à ma dernière heure.

—Adieu donc, Hélène, adieu ma sœur!

Le regard d'Hélène resta calme en face des terribles émotions de Nikita.—Adieu, répéta-t-elle, et, baissant son voile, elle se retira précipitamment dans sa cellule.

Les vêpres sonnèrent. Sérébrany resta longtemps les yeux fixés sur l'endroit où avait disparu Hélène. Il n'entendit pas ce que lui disait l'abbesse, il ne sentit pas qu'elle le prit par le bras et l'emmena jusqu'à la porte d'entrée. Il monta silencieusement à cheval et reprit, en compagnie de Michée, la route de la forêt. La cloche du monastère le fit enfin sortir de cet engourdissement moral. Il comprit toute la profondeur de son malheur. Ce tintement déchirait son cœur, mais il l'écoutait avec bonheur comme s'il lui apportait les adieux d'Hélène; et lorsque ces sons cadencés, ne formant plus à distance qu'un bruit vague, expirèrent dans l'air du soir, il lui sembla qu'on venait de lui arracher l'âme et il fut saisi par le sentiment de son irrémédiable isolement…

Le lendemain, le détachement de Sérébrany s'enfonçait de plus en plus dans la forêt de Briansk; le prince marchait à sa tête; Michée le suivait de loin, n'osant pas interrompre son silence.

Sérébrany avait la tête baissée; cependant, au milieu de ses sombres pensées, un sentiment consolant lui apparaissait à l'horizon. C'était la conviction qu'il avait toujours rempli son devoir dans la mesure de ses forces, qu'il avait toujours suivi le droit chemin sans en avoir jamais intentionnellement dévié. C'est là un sentiment précieux qui, au milieu des peines et des tristesses de cette vie, se cache comme un trésor inviolable dans le cœur de l'honnête homme et en comparaison duquel tous les biens de ce monde, tout ce qui constitue le but des ambitions humaines n'est que poussière et néant.

Cette profonde conviction d'avoir accompli son devoir soutenait Sérébrany. En repassant les moindres détails de ses adieux avec Hélène, en se rappelant chacune de ses paroles, il trouvait une triste consolation dans cette pensée qu'il eût été honteux pour lui d'être seul heureux à l'époque épouvantable qu'on traversait, qu'il valait mieux qu'il portât avec tous ses frères sa part dans l'infortune générale. Les paroles de Godounof lui revinrent à l'esprit, il sourit avec amertume au souvenir de l'assurance avec laquelle son ami lui avait parlé de sa connaissance du cœur humain. «Il paraît, pensa-t-il, que Boris ne peut pas tout deviner. Les affaires de l'État, le cœur du Tzar lui sont connus; il sait d'avance ce que dira Maliouta, ce que fera tel ou tel opritchnik, mais le cœur, le sentiment de ceux qui sont désintéressés ne sont pour lui que ténèbres.» Et involontairement il se souvint aussi de Maxime et songea que son frère adoptif lui aurait autrement parlé. Il ne lui aurait pas dit: «Elle t'attendra»; mais «presse-toi, tue ton cheval, arrête-la pendant qu'il en est encore temps.» Au souvenir de Maxime, son isolement lui parut encore plus cruel, car il savait que personne ne pouvait, comme Maxime, sympathiser avec lui, combler par une tendre amitié le vide de son âme, lui expliquer bien des choses qu'il ne comprenait que vaguement et que, dans les préoccupations de la vie, il ne savait pas envisager d'une manière nette et résolue…

Sérébrany marchait la tête baissée, les rênes sur le cou de son cheval, à travers la forêt aussi sombre que ses pensées. Le silence n'était troublé que par le pas cadencé des brigands. Les sauvages habitants du lieu, peu habitués à redouter l'homme dans ces endroits inhabités, ne se cachaient point à la vue de la troupe; ils grimpaient lestement sur les hautes branches et la regardaient passer avec curiosité; des oiseaux aux couleurs variées se cramponnaient à l'écorce rugueuse des arbres, tournaient leurs têtes rouges du côté des brigands et recommençaient à frapper de leurs becs contre le bois sec.

Frappé de la majesté de cette solitude, un bandit entonna à demi-voix une chanson traînante; ses camarades l'accompagnèrent; bientôt toutes les voix s'unirent en un chœur dont les sonores mélodies se répercutaient au loin sous la sombre voûte des arbres.

On pourrait terminer ici ce lamentable récit, mais il reste à dire ce qui est advenu des autres personnages qui ont peut-être partagé avec Sérébrany l'intérêt du lecteur. Nous entendrons encore parler de Nikita à la fin de ce drame; mais pour cela il faut sauter par dessus dix-sept lourdes années et nous transporter, d'un bond, à Moscou à l'époque glorieuse de la conquête de la Sibérie.

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