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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XVII
LA PLAIE CHARMÉE.

Les voisins, en apprenant l'attaque des opritchniks et voyant la lueur de l'incendie, s'empressèrent d'aller éteindre le feu et de fermer les portes de la cour de Morozof.

—Seigneur, disaient en se signant ceux près desquels passaient comme un tourbillon Viazemski et ses serviteurs, Seigneur, aie pitié de nous! préserve-nous du malheur!

Et dès que le galop des chevaux s'éloigna et que l'on n'entendit plus le bruit des cottes de mailles dans les rues désertes, les habitants répétaient:—Dieu soit béni, le malheur a passé! et ils se signaient de nouveau.

Pendant ce temps, le prince avait continué sa course effrénée et sa suite était déjà loin derrière lui. Il avait résolu d'atteindre, avant le jour, un village où l'attendaient des chevaux frais; de là il devait conduire Hélène dans son domaine de Rézan. Mais il n'avait pas fait cinq verstes quand il reconnut qu'il s'était trompé de chemin.

En même temps il s'aperçut que sa blessure à laquelle, dans la chaleur du combat, il n'avait fait aucune attention, lui causait maintenant une douleur insupportable.

—Boyarine! dit-il, mes serviteurs sont en arrière. Il faut attendre!

Hélène était un peu revenue à elle. En ouvrant les yeux, elle avait aperçu d'abord une lueur lointaine, puis elle distingua la forêt, puis la route, ensuite elle sentit qu'elle était sur le dos d'un cheval et qu'une main vigoureuse la soutenait. Peu à peu elle se rappela les événements de la journée; tout à coup elle reconnut Viazemski et poussa un cri d'épouvante.

—Boyarine, dit le prince avec un sourire amer, je te fais peur? tu me maudis? Ce n'est pas moi qu'il faut maudire, Hélène, c'est le sort. En vain tu as voulu m'échapper. On ne peut fuir sa destinée. Il était écrit depuis ta naissance qu'un jour tu m'appartiendrais!

—Prince, murmura Hélène tremblante de terreur, si tu n'as plus de conscience, souviens-toi de l'honneur du boyard, pense à la honte…

—Je n'ai pas d'honneur, je n'ai pas de honte! J'ai tout sacrifié pour toi, Hélène.

—Prince, souviens-toi du jugement de Dieu, ne perds pas ton âme.

—Il est trop tard, boyarine, répondit Viazemski en souriant, elle est déjà perdue! Crois-tu que celui qui paie l'hospitalité comme je l'ai fait puisse sauver son âme! Non, boyarine, cette nuit je l'ai perdue à jamais! Hier, il était encore temps; aujourd'hui pour moi plus d'espérance, plus de pardon, je suis maudit! et je te préfère à la bénédiction du ciel, Hélène!

Viazemski s'affaiblissait de plus en plus. Il sentait son épuisement et se raidissait en vain. Le délire égarait sa raison.

—Hélène, dit-il, mon sang coule, mes serviteurs sont loin… Il n'y a pas de secours à attendre, peut-être dans une heure irai-je dans les flammes éternelles… Aime-moi, aime-moi seulement une minute… afin que Satan n'ait pas mon âme pour rien! Hélène,—continua-t-il en rassemblant ses dernières forces—aime-moi, toi qui fus l'espoir de ma vie et seras la cause de ma damnation…

Le prince voulut la presser dans ses bras sanglants, mais ses forces le trahirent, les rênes s'échappèrent de ses mains, il chancela et roula à terre. Hélène se retint à la crinière du cheval. Le cheval, ne sentant plus son cavalier, partit au galop. Hélène voulut l'arrêter, mais il se jeta de côté, prit à travers la forêt et emporta la boyarine avec lui.

Ils coururent longtemps dans une profonde obscurité. D'abord Hélène voulut retenir les rênes, espérant arrêter sa monture, mais bientôt ses mains faiblirent et, se cramponnant à la crinière, elle s'abandonna à la volonté de Dieu. Le cheval galopait sans relâche. Les branches sèches s'accrochaient aux vêtements d'Hélène, les feuilles fouettaient son visage. Quand elle traversait des clairières éclairées par la lune, il lui semblait voir dans la brume blanchâtre des ombres qui marchaient et l'appelaient à elles. Elle entendit un bruit lointain et uniforme répété par les échos. Était-ce les éclats de rire d'un loup-garou ou quelqu'autre bruit? mais le son devenait de plus en plus fort, le cœur d'Hélène se serrait d'épouvante, elle s'attachait plus fort à la crinière du cheval. Comme à dessein, le cheval galopait directement vers le bruit. Une lumière apparut, une espèce de fantôme blanc sembla agiter ses ailes… Tout à coup le cheval s'arrêta et Hélène perdit connaissance. Quand elle reprit ses sens, elle était couchée sur une herbe épaisse. Autour d'elle se répandait une agréable fraîcheur, l'air était imprégné de l'odeur du bois; le bruit continuait toujours, mais il n'avait rien de terrible: comme une vieille chanson, il berçait et calmait Hélène.

Elle ouvrit les yeux avec peine. Une grande roue, mise en mouvement par l'eau, tournait bruyamment en lançant autour d'elle une pluie d'écume. En réfléchissant les rayons de la lune, elle lui rappela les diamants dont ses suivantes la paraient le jour où Sérébrany arriva.

—Serais-je chez moi dans le jardin? pensa Hélène; serais-je encore dans le jardin? Mes filles, Pacha, Dounia, où êtes-vous?

Mais au lieu du visage frais de ses jeunes filles, une tête grise et ridée se pencha vers Hélène; une barbe blanche comme la neige toucha presque son visage.

—Admire comme le Seigneur t'a préservée, boyarine, dit le vieillard inconnu en regardant curieusement le visage d'Hélène; si le cheval avait pris un peu plus à gauche, tu serais tombée dans la rivière; mais, continua-t-il en se parlant à lui-même, ce cheval-là connaît le pays; grâce à Dieu! ce n'est pas la première fois qu'il vient au moulin.

L'apparition du vieillard avait effrayé Hélène; elle lui avait rappelé les récits des loups-garous; les rides et la barbe blanche de l'inconnu lui avaient causé une impression étrange; mais dans sa voix il y avait quelque chose de bienveillant. Hélène, changeant soudain de pensée, se jeta à ses genoux.

—Grand-père, grand-père! s'écria-t-elle, protége-moi, cache-moi!

Le meunier comprit tout de suite de quoi il était question: le cheval qui avait amené Hélène appartenait à Viazemski. Selon toute probabilité, c'était la boyarine Morozof elle-même. Il ne l'avait jamais vue, mais Viazemski lui en avait beaucoup parlé. Elle n'aimait pas le prince, demandait protection; il était probable qu'elle lui avait échappé sur son propre cheval. En une seconde, toutes ces circonstances se présentèrent à l'imagination du vieillard.

—Que Dieu t'ait en sa sainte garde, boyarine, dit-il! Comment veux-tu que je te protége? Le prince Viazemski est fort, son bras est long. Il écrasera un vieillard comme moi.

Hélène regarda le meunier avec terreur.

—Tu sais…, dit-elle, tu sais qui je suis?

—J'en sais long, boyarine Hélène Morozof! Pendant ma vie, l'eau m'en a beaucoup raconté et le chuchotement des arbres m'en a beaucoup appris! J'en sais assez; mais il faut savoir se taire.

—Grand-père, puisque tu sais tout, tu dois savoir que Viazemski ne te fera pas de mal, qu'il est maintenant étendu mourant sur le bord de la route. Ce n'est pas de lui que j'ai peur, grand-père, j'ai peur des opritchniks et des serviteurs du prince… Pour l'amour de Dieu, grand-père, cache-moi!

—Ah! ah! dit le vieillard en respirant longuement, le prince est étendu mourant sur la route! Mais ce n'est pas par l'épée qu'il doit mourir. Le prince se relèvera, il galopera jusqu'au moulin et dira: Où est la boyarine, ma bien-aimée, la flamme ardente de mon cœur? Et quelle réponse lui ferai-je? Ce n'est pas un homme à qui l'on puisse en faire accroire. Il me coupera en morceaux.

—Grand-père, voilà mon collier, prends-le! Je te donnerai encore davantage si tu me sauves.

Les yeux du meunier étincelèrent. Il prit le collier de perles des mains de la boyarine et se mit à l'admirer au clair de la lune.

—Boyarine, ma colombe, dit-il d'un air joyeux, que le Seigneur très-miséricordieux et les saints patrons de Moscou te bénissent! Il ne me sera pas facile de te cacher aux gens du prince si par malheur ils viennent ici! Seulement, je ferai tout mon possible! et que Dieu nous vienne en aide.

Le vieillard n'avait pas fini de parler qu'on entendit le galop d'un cheval dans la forêt.

—Ils viennent, ils viennent! s'écria Hélène, ne me livre pas, grand-père!

—Suis-moi par ici, boyarine.

Le meunier conduisit à la hâte Hélène dans le moulin.

—Cache-toi derrière ces sacs, dit-il. Il ferma la porte sur elle et courut au cheval.

—Ah! mon Dieu! où mettre ce cheval pour qu'ils ne le voient pas.

Il le prit par la bride, l'emmena de l'autre côté du moulin où il y avait des ruches d'abeilles et l'attacha à des buissons derrière les ruches.

Pendant ce temps, le galop des chevaux et la voix des gens s'étaient rapprochés. Le meunier s'enferma dans sa grange et souffla sa torche.

Bientôt les gens de Viazemski apparurent dans la clairière. Deux des serviteurs allaient à pied et portaient sur des branches entrelacées le prince évanoui. Ils s'arrêtèrent près du moulin.

—Nous sommes arrivés? demanda le chef des cavaliers.

—C'est ici que le cheval est venu. J'ai suivi ses traces, et le magicien habite ce moulin, ajouta un des serviteurs. Il faut l'appeler pour qu'il examine la blessure du prince.

—Déposez Son Excellence à terre et faites attention! Le sang ne s'arrête pas?

—Non, répondirent les serviteurs; trois fois, pendant la route, le prince a ouvert les yeux et aussitôt il a reperdu connaissance. Si le meunier ne parvient pas à arrêter le sang, le prince ne s'en relèvera pas, il mourra d'épuisement.

—Où est-il, ce sorcier maudit? Amenez-le vite.

Des opritchniks se mirent à frapper à la porte du moulin et de la grange. Pendant longtemps leurs coups et leurs cris restèrent sans réponse. Enfin, on entendit dans la grange une toux violente et la tête du meunier apparut par un trou pratiqué dans la porte.

—Qui le Seigneur peut-il nous envoyer à une pareille heure? dit le vieillard en toussant avec une telle force qu'il paraissait vouloir rendre l'âme.

—Ouvre, sorcier, ouvre vite, viens arrêter le sang! Le boyard prince Viazemski est blessé d'un coup de sabre.

—Quel boyard? demanda le vieillard en feignant la surdité.

—Ah! coquin, tu interroges? Enfoncez la porte, enfants!

—Arrêtez! mes amis, arrêtez! je sors. Pourquoi briser la porte? je sors!

—Ah! à la fin, tu as compris, vieux coq!

—Ne t'offense pas, seigneur cavalier, dit le meunier en sortant; j'ai l'oreille un peu dure et ensuite, pour dire la vérité, quand je vous ai entendus essayant d'enfoncer la porte et d'abattre le mur, j'ai eu peur. Mon Dieu, ai-je pensé, ce sont les brigands! C'est que, voyez-vous, mes seigneurs, leur repaire n'est pas loin d'ici. Je vis dans des transes perpétuelles: que Dieu me protége!

—Allons, assez jasé! Viens ici, regarde: vois-tu comme le sang coule? Peux-tu l'arrêter?

—Je vais examiner, mes seigneurs. Oh! qui lui a fait une pareille coupure? Un demi-pouce plus bas l'artère était coupée! Allons, Dieu l'a protégé! Et ici? l'épaule est coupée presque jusqu'à l'os, la clavicule est peut-être entamée. Qui a donné un pareil coup à Son Excellence?

—Peux-tu arrêter le sang, vieillard?

—C'est difficile, mes seigneurs, difficile. Le sabre était charmé.

—Charmé, entendez-vous, enfants, je l'avais dit, charmé; autrement, comment à lui seul en aurait-il abattu six?

—C'est vrai, c'est vrai! répétèrent les opritchniks: certainement il était charmé. Sans cela, comment Sérébrany en aurait-il tué six?

Le meunier écoutait et remarquait tout.

—Voyez comme le sang coule, continua-t-il! comment l'arrêter? si le sabre n'eût pas été charmé! Mais maintenant… maintenant je crois qu'on le peut encore, mais j'ai peur et, quand je ferai la conjuration, ma langue s'engourdira.

—Cela ne fait rien, va toujours.

—Oui, cela ne fait rien; mais que me donnerez-vous?

—Istoma! dit un opritchnik à l'un des serviteurs, donne un des sacs de roubles de Morozof. Voilà pour toi, vieillard, une poignée d'or. Si tu arrêtes le sang, tu en auras une autre; si tu ne l'arrêtes pas, je t'étrangle.

—Merci, seigneur, merci, que Dieu et tous les saints te récompensent. Je vais essayer, quand je devrais amasser le malheur sur ma tête. Écartez-vous, l'opération craint les regards.

Les opritchniks s'éloignèrent. Le meunier se pencha sur Viazemski, banda ses blessures, récita l'oraison dominicale, plaça la main sur la tête du prince et se mit à chuchoter:

Un vieillard chevauchait sur un cheval bai, il courait par chemins, par sentiers, dans les lieux les plus reculés. Toi, sang des veines, sang du corps, arrête et remonte encore! C'est le vieillard qui l'a dit, repose-toi, que sa volonté s'accomplisse!

A mesure que le vieillard marmottait le sang coulait plus lentement. Au dernier mot, il s'arrêta tout à fait. Viazemski soupira, mais n'ouvrit pas les yeux.

—Approchez, mes seigneurs, dit le meunier, approchez sans crainte; le sang est arrêté, le prince vivra; mais il m'en a coûté, je sens déjà ma langue qui s'engourdit.

Les opritchniks entourèrent le prince. La lune éclairait son visage pâle comme la mort, mais le sang ne sortait déjà plus de sa blessure.

—Le sang est véritablement arrêté. Voyez ce vieux coquin! il n'a pas manqué son coup.

—Voilà tes pièces d'or, dit le plus âgé des opritchniks. Seulement ce n'est pas tout. Écoute, vieillard. Nous savons par les traces que le cheval du prince a passé par ici et peut-être la boyarine était-elle encore dessus. Les as-tu vus, parle?

Le meunier écarquilla les yeux comme s'il ne comprenait pas.

—As-tu vu un cheval monté par une boyarine?

Le vieillard était indécis s'il devait parler ou non; mais il fit aussitôt le calcul suivant.

Si Viazemski était bien portant, chercher à lui cacher la boyarine serait très-dangereux et la lui livrer, très-profitable. Viazemski en reviendra-t-il? Dieu le sait. Mais Morozof ne laissera pas un service sans récompense, non plus que ce Sérébrany qui paraît aimer la boyarine pour tout de bon, puisque pour elle il a presque tué le prince. Le meunier fit ce calcul: Viazemski ne me chagrinera pas pour le moment; or, Morozof et Sérébrany me diront, chacun de leur côté, merci quand je leur rendrai la boyarine. Ce calcul mit fin à ses doutes.

—Je n'ai rien vu ni entendu, mes seigneurs, dit-il: et je ne sais ni de quel cheval ni de quelle boyarine vous voulez parler.

—Dis-tu la vérité, vieillard?

—Que je sois maudit! que je sois damné! que le tonnerre m'écrase si je sais quelque chose au sujet de ce cheval et de cette boyarine!

—Donne une torche, nous allons voir s'il n'y a pas de trace sur le sable.

—Il est inutile de regarder, dit l'un des opritchniks, s'il y a eu des traces, nos chevaux les ont effacées. Maintenant nous ne verrons plus rien.

—Alors ouvre-nous ta grange, que nous y déposions le prince.

—A l'instant, mes seigneurs, à l'instant. Si je n'étais pas si vieux, j'irais à la maison de poste vous chercher de la bière et de l'eau-de-vie.

—N'as-tu donc rien, ici?

—Rien, mes seigneurs. Que peut avoir un pauvre homme comme moi? Je n'ai ni eau-de-vie, ni provisions, ni avoine pour vos chevaux. A la maison de poste il y a de tout cela en abondance. Il y a une eau-de-vie comme on n'en boit qu'à la table du Tzar. Vous ne serez pas à votre aise chez moi, respectables seigneurs, rien à se mettre sous la dent, et vous serez obligés de vous passer de souper. Vos chevaux broutent l'herbe; or, faites-y attention, l'herbe d'ici est mauvaise, un cheval qui en mange, ne tarde pas à enfler! Il enfle, il enfle, puis il crève.

—Le diable t'emporte, vieille corneille! allons-nous laisser crever nos chevaux?

—Dieu préserve, seigneurs! on peut attacher les chevaux de manière à ce qu'ils ne puissent pas brouter l'herbe; une nuit est bientôt passée. Et vous, seigneurs, entrez dans mon logis; vous n'y trouverez ni foin ni paille, la terre toute nue. Ce n'est pas comme dans la maison de poste. Mais seulement avant de vous endormir, n'oubliez pas de dire la prière qui chasse les apparitions nocturnes; cette maison est hantée.

—C'est donc la baraque du diable que cette grange! Que l'enfer vous engloutisse tous les deux! En voilà un gîte pour la nuit! Enfants, allons à la poste! Y a-t-il loin, vieillard?

—C'est ici tout près, mes seigneurs, tout près. Vous prendrez ce sentier; quand vous arriverez sur la grande route, tournez à gauche, vous n'aurez pas plus d'une verste à faire et vous trouverez la maison de poste.

—Allons! dirent les opritchniks.

Viazemski était encore évanoui. Les serviteurs le soulevèrent avec précaution et l'emportèrent sur le brancard. Les opritchniks montèrent à cheval et suivirent.

Dès que la troupe se fut éloignée et qu'il n'entendit plus le bruit des voix dans la forêt, le vieillard ouvrit le moulin.

—Boyarine! ils sont partis! dit-il, entre dans la grange. Ah! ma pauvre abeille effarouchée! comme tu t'étais cachée! Viens dans la grange, ma colombe, tu y seras mieux.

Il étendit de la mousse fraîche dans un coin de la grange, alluma une torche et plaça devant Hélène une écuelle de bois où il y avait du miel et un morceau de pain.

—Mange pour te maintenir en santé, boyarine! dit-il en la saluant très-bas; je vais tout à l'heure t'apporter du vin.

Il courut une seconde fois au moulin et en rapporta une bouteille à ventre plat et un gobelet en terre.

—A ta santé, boyarine!

Le vieillard, en sa qualité de maître de maison, vida le premier le gobelet. Le vin le mit en gaîté.

—Bois, boyarine! dit-il, maintenant tu n'as plus rien à craindre. Ils cherchent la maison de poste; hé! hé! la trouveront-ils? ne la trouveront-ils pas? Dans tous les cas, ils ne reviendront pas ici; je leur ai fait prendre une bonne route, hé! hé! Mais boyarine, est-ce que le vin ne te plaît pas? Laisse-le, s'il est mauvais; crache dessus, je vais t'en apporter d'autre.

Le meunier courut de nouveau au moulin et en revint avec un flacon sous le bras et un gobelet d'argent à la main.

—En voilà du vin, du bon vin! dit-il en inclinant le flacon sur le gobelet. A ta santé, boyarine! Ce vin et ce gobelet m'ont été donnés par un brave homme… on l'appelle Persten. Hé! hé! Il y a par ici beaucoup de braves gens qui vivent dans la forêt: je suis leur ami à tous. Mange, boyarine! Pourquoi ne goûtes-tu pas ces rayons de miel? Ce n'est pas du miel ordinaire, tu n'en trouverais pas de pareil à cent verstes à la ronde, et pourquoi? parce que je me connais en abeilles mieux que qui que ce soit. Je ne suis pas comme tout le monde. Chaque année je jette dans le marais au père des eaux mes meilleures ruches: voilà pour toi, père, mange! Hé! hé! Et lui, boyarine, que Dieu le garde en santé! lui, prend soin de mes autres ruches. C'est lui qui a amené les abeilles sur la terre. Un jour que son cheval était fatigué, il le jeta dans un marais: ce fut de ce cheval que naquirent les abeilles; et les pêcheurs jetèrent leurs filets et ramenèrent des abeilles au lieu de poissons… Eh! boyarine, tu manges peu, tu ne bois pas! Voyons si je ne vais pas te forcer à goûter de ce petit vin. A la santé… hé! hé! à la santé du prince… du prince, c'est-à-dire, pas de celui-ci, mais de Sérébrany! Que Dieu lui donne la santé, as-tu vu comme il a arrangé l'autre, c'est-à-dire Viazemski! Et ce boyard Droujina, hé! hé! A sa santé, boyarine! Tu resteras ici cachée pendant deux jours, puis nous irons où tu voudras, soit chez Droujina, soit chez Sérébrany, cela m'est égal, à ta santé!

Les paroles du meunier ivre retentissaient étrangement et bizarrement dans le cœur d'Hélène. Ses pensées les plus cachées lui semblaient connues; on eût dit qu'il lisait dans son cœur: la torche accrochée à la muraille éclairait d'une vive lumière son visage ridé; ses yeux gris étaient obscurcis par l'ivresse, cependant ils semblaient pénétrer Hélène de part en part. Sa peur la reprit, elle se mit à prier à haute voix.

—Hé! hé! disait le meunier, prie, prie, cela ne me fait pas peur… la prière ne m'effraie pas, je ne m'en irai pas en fumée, je ne suis pas le premier venu… le père des eaux me connaît et le père des forêts aussi; les naïades, les fées, les lutins me connaissent, tous me connaissent… moi… moi… Tiens, veux-tu, je vais les appeler? Chikal! Likal!

—Mon Dieu! murmurait Hélène.

—Chical! Likal! eh bien? Elles viendront. Attends, je vais les chercher. Bdou, bdou!

Le vieillard se leva et, moitié trébuchant, moitié dansant, il sortit de la grange. Hélène épouvantée ferma la porte sur lui. Pendant longtemps elle entendit le meunier se parlant à lui-même.

—Tous me connaissent, répétait-il d'une voix de moins en moins assurée, et le père des forêts et le père des eaux… et les naïades… et les lutins. Je ne suis pas le premier venu… tous me connaissent; bdou, bdou!

On entendit le vieillard danser et sauter en cadence, puis sa voix faiblit, il se coucha sur le sol et bientôt retentit son ronflement sonore qui pendant toute la nuit se joignit au bruit que faisait, en tournant, la roue du moulin.

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