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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XXIV
RÉVOLTE DES BRIGANDS.

A une demie verste du lieu où Maxime fut attaqué, une troupe d'hommes armés était assise autour de tonneaux défoncés. Des verres, des écuelles en bois passaient de main en main. Des bûchers éclairaient des figures résolues, des barbes hérissées et des costumes bariolés. Il y avait là des individus qui nous sont déjà connus: Andriouchka, Vaska, le chansonnier roux, mais le vieux Korchoun y manquait; les brigands le nommaient souvent en vidant et en remplissant sans cesse leurs verres.

—Eh! dit l'un, qu'arrive-t-il maintenant à notre grand-papa?

—Ce qui lui arrive, répondit son voisin, ce n'est pas difficile à deviner: on l'écartèle ou peut-être le hisse-t-on en l'air.

—Mais le vieux diable ne nous vendra pas; je gage qu'on ne lui arrachera pas une syllabe.

—C'est certain qu'on ne lui en arrachera pas une demie; on peut le mettre en lambeaux, il ne dira rien.

—C'est désolant pour la barbe blanche! L'ataman est bon! il est sain et sauf et il a livré le vieux!

—Qu'est-ce que c'est que cet ataman? Est-ce qu'un ataman sacrifie un des vieux pour je ne sais quel prince?

—C'est qu'ils sont grands amis, vois comme ils sont encore maintenant à causer ensemble! Ne parle pas mal du prince, et fasse Dieu que l'ataman ne t'entende!

—Quand il l'entendrait! Je lui dirais en face qu'il n'est pas un ataman. C'était Korchoun qui était un vrai ataman. Il faisait à Persten l'effet d'une taie sur l'œil et c'est pour cela qu'il a profité de la première circonstance pour s'en débarrasser.

—Eh quoi! mes enfants, il serait réellement possible qu'il eût livré exprès Korchoun?

Un sourd murmure courut parmi les brigands.

—Il l'a livré avec intention, dirent le plus grand nombre.

—Et qu'est-ce que c'est que ce prince? dit l'un d'eux. Pourquoi le retient-on? L'ataman compte-t-il sur sa rançon?

—Il ne s'agit pas de rançon, répondit le chantre aux cheveux rouges. Le prince a mécontenté le Tzar, le Tzar voulait le faire mourir; le prince est venu se réfugier chez nous; il propose de nous conduire à la Sloboda, il sait où y est caché le trésor. Nous égorgerons, dit-il, tous les opritchniks et nous partagerons le trésor.

—Ah! c'est comme cela! mais alors pourquoi ne nous y conduit-il pas? Voilà trois jours que nous restons ici à ne rien faire.

—Il ne nous conduit pas parce que l'ataman est une vieille femme.

—Non, ne dis pas cela, Persten n'est pas une vieille femme.

—Il est donc pis que cela, il se moque alors de nous!

—Alors, dit quelqu'un, c'est qu'il veut prendre à lui tout seul le trésor du Tzar et que nous n'en ayons pas une miette.

—Oui, oui, Persten veut nous trahir comme il a trahi Korchoun.

—Oui, mais il a trouvé à qui parler.

—Il ne veut pas délivrer le vieux.

—Nous pouvons nous passer de lui, nous sauverons sans lui le grand-père.

—Et sans lui nous découvrirons le trésor; que le prince se mette à notre tête!

—C'est bien le bon moment; le Tsar est, dit-on, en pèlerinage; il n'est pas resté à la Sloboda la moitié des opritchniks.

—Nous incendierons de nouveau la Sloboda!

—Nous égorgerons ses habitants!

—A bas Persten! que le prince nous conduise!

—Que le prince nous conduise! que le prince nous conduise! s'écria-t-on de toutes parts.

Ces paroles roulèrent comme le tonnerre, de groupe en groupe; tous se levèrent, s'agitèrent et vinrent cerner la hutte où Sérébrany avait un entretien animé avec Persten.

—Tu as beau te fâcher, prince, lui disait l'ataman, je ne te lâcherai pas; je ne t'ai pas tiré de prison pour que tu ailles remettre ta tête sur le billot.

—Je suis maître de ma tête, lui répliquait le prince avec dépit. Il m'importait peu d'être tiré de prison pour être ici prisonnier.

—Prince, le temps est un grand maître. Le Tzar peut revenir sur ses décisions et s'en aller dans l'autre monde; on ne sait ce qui peut arriver; une fois le danger passé, tu iras où bon te semblera.—Que faire? ajouta-t-il, en voyant le mécontentement croissant de Sérébrany; il paraît qu'il est écrit que tu dois encore vivre. Tu es obstiné, prince, mais je le suis également: la faux a cette fois rencontré une pierre.

En ce moment les vociférations des brigands se firent entendre dans la cabane.

—A la Sloboda! à la Sloboda! hurlaient les gaillards de plus en plus animés.

—Lançons une oie rouge dans la Sloboda!

—Lançons-y tout un troupeau d'oies!

—Sauvons Korchoun! sauvons le grand-père!

—Nous tirerons les tonneaux des caves!

—Nous déterrerons l'or! nous égorgerons les opritchniks! nous mettrons à feu et à sang la Sloboda entière!

—Où est le prince? qu'il nous mène! S'il refuse, à la potence!

—A la potence! la potence également pour Persten!

Persten bondit de son siége.

—C'est donc cela qu'ils complotent, dit-il, je m'en doutais. Une fois lancés, le diable ne les retiendra plus. Eh bien! prince, il n'y a rien à faire, il sera fait selon tes désirs, je ne te retiens plus; va leur dire que tu les conduiras à la Sloboda.

Sérébrany se leva indigné.

—Que je les conduise à la Sloboda? Vous me mettrez plutôt en pièces!

—Mais non, prince, fais seulement semblant de partager leurs idées. Tu vois bien qu'ils sont ivres, demain ils n'y songeront plus.

—Prince, criait la foule, on t'appelle, montre-toi!

—Sors, prince, répétait Persten, ils envahiront la cabane et ce sera pis.

—Soit, dit le prince en sortant, nous allons voir comment ils vont me forcer de les conduire à la Sloboda.

—Ah! s'écrièrent les brigands, le voilà sorti.

—Conduis-nous à la Sloboda! Sois notre ataman, sinon nous mettrons la corde à ton cou.

—Oui, oui, hurla la foule entière.

—Nous te rendons hommage, dirent les plus proches, sois notre ataman, sinon nous te pendrons.

—Nous le jurons, nous te pendrons.

Connaissant le caractère bouillant de Sérébrany, Persten s'empressa aussi de sortir.—Qu'est-ce qui vous arrête, frères? leur dit-il, pourquoi vous écorchez-vous ainsi le gosier? Dès l'aube, le prince vous conduira où vous voudrez, mais à présent, laissez-le se reposer et allez vous-mêmes vous coucher, vous vous êtes assez amusés comme cela aujourd'hui.

—De quoi te mêles-tu? grogna une voix; tu n'es plus notre ataman.

—Voyez, frères, s'écrièrent d'autres, il ne veut pas rendre l'atamanat.

—Alors, à la potence!

—A la potence! à la potence!

Persten fit une revue de la foule; il n'y rencontra partout que des visages hostiles.

—Tas d'imbéciles, leur dit-il, vous imaginez-vous que je tienne à vous commander? Nommez qui vous voulez, je ne veux pas être votre ataman et je crache sur vous.

—C'est parfait, dit un brigand.—Il parle d'or, ajoute un autre.

—Je crache sur vous, continua Persten. Croyez-vous qu'il n'y ait que vous au monde? Quel honneur de vous commander! J'irai sur le Volga, j'en réunirai de meilleurs que vous.

—Non, frère, nous ne serons pas tes dupes; nous ne te lâcherons pas; tu nous vendrais comme tu as vendu Korchoun.

—Nous ne te lâcherons pas, reste avec nous, soumets-toi au nouvel ataman.

Des cris sauvages étouffèrent la voix de Persten.

Un bandit colossal s'approcha de Sérébrany, une coupe à la main.

—Petit père, lui dit-il, en appliquant sur l'épaule sa large main, tu as hasardé ta tête, tu es devenu un des nôtres; ainsi, buvons ensemble et embrassons-nous!

Dieu sait ce qu'allait faire Sérébrany. Peut-être allait-il faire sauter la coupe des mains de l'insolent et aurait-il été ensuite mis en lambeaux par cette troupe d'ivrognes, lorsque heureusement de nouveaux cris attirèrent son attention.

Voyez, voyez, criait-on, on a attrapé un opritchnik, on amène un opritchnik!

Quelques hommes en habits déchirés et armés de bâtons débouchaient du bois. Ils conduisaient Maxime les mains liées. Le brigand que Maxime avait sabré était monté sur son cheval. En avant marchait Khlopko sifflant et sautillant; Bouian fermait tristement le cortége.

Khlopko se dandinait, battait des mains, tournait comme une toupie. A cette vue, le rougeot n'y put tenir; il saisit sa balalaïka et se joignit à son camarade. Tous deux se mirent à lancer des enjambées et à se tordre autour de Maxime.

—Vois-tu les démons, dit Persten à Sérébrany, ils ne tueront pas simplement l'opritchnik, ils le feront mourir à petit feu; je les connais tous deux; une fois lancés, c'est mauvais signe, on ne pourra plus retirer le prisonnier de leurs griffes.

En effet, la capture de l'opritchnik était un vrai régal pour la bande entière des brigands. Ils s'apprêtèrent à se venger sur lui de tout ce qu'ils avaient eu à endurer de ses camarades. Quelques hommes à figures féroces firent immédiatement les apprêts du supplice. Ils fichèrent quatre pieux dans le sol, y attachèrent des traverses et firent rougir des clous au feu.

Maxime envisageait tout cela d'un œil calme. Il ne lui paraissait pas effrayant de mourir dans des tortures, mais il lui paraissait triste de mourir désarmé, les mains liées, d'entendre à sa dernière heure, au lieu du cri de guerre et du hennissement du cheval, le cri sauvage et le rire aviné de ses bourreaux. «Le destin m'a trompé, pensait-il, ce n'est pas là la fin que j'espérais! Que la volonté de Dieu s'accomplisse sur moi!»

Il remarqua alors Sérébrany, il le reconnut et voulut s'approcher de lui, mais le chanteur aux cheveux rouges le saisit au collet.—Le lit est fait, dit-il, ôte ton caftan et couche-toi.

—Déliez-moi les mains, répondit Maxime, je ne puis pas faire le signe de la croix!

D'un coup de couteau Khlopko coupa les cordes qui entouraient les mains de Maxime.

—Signe-toi, mais pas longtemps, dit-il, et lorsque Maxime eut achevé sa prière, Khlopko et le roux lui arrachèrent son habit et se mirent à lier ses pieds et ses mains aux pieux.

Ici Sérébrany s'avança.—Mes enfants, dit-il d'une voix habituée à commander, écoutez!—Ces paroles vibrantes retentirent dans la foule et, malgré le tumulte et les cris, elles parvinrent jusqu'aux brigands les plus éloignés.—Mes enfants, continua le prince, voulez-vous tous que je sois votre chef? Peut-être y en a-t-il parmi vous qui ne veulent pas de moi?

—Eh! s'écria l'un, tu te crois devant un tribunal d'enquête?—Écoute, ne plaisante pas avec nous.—On t'a donné le commandement, ainsi, prends-le.—Accepte l'honneur tant que tu es entier!

—Apportez-moi donc la hache d'ataman! dit Sérébrany.

—C'est cela, s'écrièrent les brigands, il est plus sûr de faire les choses gaiement.

On présenta au prince la hache de Persten.

Nikita Romanovitch marcha droit au chanteur rouge.

—Délie l'opritchnik, dit-il.

Le roux le considéra avec surprise.

—Délie-le tout de suite, répéta Sérébrany d'un ton menaçant.

—Est-ce que tu tiendrais par hasard pour lui? dit le roux. Fais-y attention, ta tête à toi-même est-elle si solide?

—Fils de Satan, s'écria le prince, ne raisonne pas quand j'ordonne. Et, brandissant sa hache, il lui ouvrit le crâne.

Le roux tomba sans pousser un cri.

Cet acte d'autorité troubla les brigands; le prince ne leur donna pas le temps de se reconnaître.

—Délie-le, dit-il à Khlopko, en levant la hache sur sa tête.

Khlopko jeta un coup d'œil sur le prince et se dépêcha de délier Maxime.

—Enfants, reprit Nikita Romanovitch, ce jeune homme n'est pas de ceux qui vous ont fait tort; je le connais, il est aussi ennemi que vous des opritchniks. Que Dieu vous préserve de le toucher du bout du doigt! Et maintenant il ne s'agit plus de lambiner; prenez vos armes, rangez-vous par centaines, je vais vous conduire.

La voix ferme de Sérébrany, son attitude, sa résolution inattendue impressionnèrent fortement les brigands.

—Eh! dirent quelques-uns à demi-voix, celui-ci ne badine pas.

—C'est un vrai ataman, dirent d'autres, il n'a peur de personne.

—Il ne fait pas bon de discuter avec lui: voyez comme il a expédié le chanteur!

Telles furent les observations des brigands et il ne vint plus à la pensée d'aucun d'eux de frapper sur l'épaule de Sérébrany ou de l'embrasser.

—Que Dieu te prête longue vie, prince, chuchota Persten en regardant respectueusement Nikita Romanovitch; seulement ne leur donne pas le temps de la réflexion, conduis-les sur le chemin de la Sloboda et là, à la grâce de Dieu!

La position de Sérébrany n'était pas commode. En se mettant à la tête des bandits, il avait sauvé Maxime et gagné du temps, mais tout était de nouveau perdu s'il refusait de mener la bande turbulente. Le prince se tourna vers Dieu et s'abandonna à sa volonté.

Déjà les bandits s'apprêtaient à entrer en campagne; ils n'étaient arrêtés que par un incident: un certain Fedka était parti, dès le matin, avec sa compagnie et n'était pas encore revenu.

—Et voilà Fedka, dit l'un d'eux, et il rentre avec tous les siens.

Fedka était un gaillard grand et sec, borgne, prodigieusement balafré. Son sarrau était en lambeaux. Il marchait lourdement en pliant les genoux, comme un homme à bout de forces.

—Eh bien? demanda un brigand.

—Tu en as donc attrapé? ajouta un second.

—Il y en a un qui est attrapé, mais ce n'est pas nous, répondit Fedka, en s'asseyant auprès du feu. Oui, mes petits enfants, j'avais sur la conscience beaucoup de péchés, mais aujourd'hui, il me semble qu'elle est allégée de moitié.

—Comment cela?

Fedka se tourna vers ses hommes:—Amenez, dit-il, le prisonnier.

On amena près du bûcher un homme lié, en caftan bariolé. Son énorme tête était couverte d'un bonnet pointu à bords relevés. Un nez aplati, des pommettes saillantes, des yeux étroits témoignaient de son origine étrangère. Un camarade de Fedka apporta la lance, le carquois et l'arc saisis sur le prisonnier.

—Mais c'est un Tatar, s'écria la foule.

—Un Tatar, confirma Fedka, et des meilleurs. C'est à grand peine que nous en vînmes à bout. Quel gaillard! sans Mitka, il nous échappait.

—Raconte-nous cela, hurlèrent les brigands.

—Voici, frère: dès l'aube nous battions la route de Rézan, nous arrêtâmes un marchand, nous étions en train de le tâter lorsqu'il nous dit comme cela: «Vous n'avez pas de besogne avec moi; je viens de Rézan, les Tatars sont maîtres de la route; ils m'ont dépouillé au point que je ne sais plus avec quoi atteindre Moscou.»

—Vois-tu, les scélérats! fit une voix de la foule.

—Que fîtes-vous donc du marchand? demanda un autre.

—Nous lui avons donné une grivna pour la route et nous l'avons relâché, répondit Fedka. Un paysan nous tomba alors dans les mains; il raconta que, la veille, les Tatars avaient brûlé son village. Bientôt nous vîmes un de leurs troupeaux de chevaux; il y en avait un millier au moins. A chaque moment, nous rencontrions des paysans avec femmes et enfants; ils déclaraient en pleurant que les Tatars avaient incendié leur village, avaient pillé l'église, brisé les saintes images, avaient fait des chabraques avec les ornements sacrés…

—Ah! les damnés, s'écrièrent les brigands. Comment la terre les supporte-t-elle?

—Ils ont attaché un pope à la queue d'un cheval…

—Un pope? et la foudre n'est pas tombée sur ces fils de chiens!

—C'est l'affaire de Dieu.

—Il n'y a donc plus de bras en Russie pour en finir avec ces Tatars?

—C'est précisément là ce qui manque: les régiments sont licenciés, il ne reste plus que des vieillards et des femmes; ces païens peuvent piller à l'aise n'ayant personne avec qui compter.

—Ah! s'il m'en tombait sous la main!

—Et moi donc!

—Mais comment avez-vous fait ce prisonnier?

—Voilà comment. Nous entendîmes tout à coup le pas d'un cheval. Je dis à mes hommes: «Enterrons-nous dans les broussailles, voyons qui vient.» Nous nous y blottissons, nous regardons: nous voyons galoper une trentaine d'individus avec des bonnets comme celui-ci, armés de lances et de flèches. «Frères, dis-je, ce sont eux, les petits cœurs. Quel dommage que nous soyons si peu nombreux, sans cela on aurait bien pu les égorger.» Tout à coup l'un d'eux laisse tomber un sac; il descend pour le ramasser et pendant ce temps ses camarades prennent le devant. Je dis aux enfants: «Pourquoi ne tombons-nous pas sur lui? Allons, tous ensemble!» Nous nous précipitâmes sur le Tatar; mais le gredin, d'un coup d'épaule, nous flanque tous à terre. Nous nous rejetons de nouveau sur lui et de nouveau il nous rejette à dix pas. Mitka dit alors: «Mettez-vous de côté et ne me gênez pas.» Nous lui fîmes de la place; il arracha au Tatar sa lance, le saisit au collet et lui fit mordre la terre. Nous lui fourrâmes alors un gant dans la gueule et le ficelâmes comme un mouton.

—Bravo! Mitka, dirent les brigands.

—Oui, il est capable d'abattre un taureau, fit observer Fedka.

—Dis-moi, Mitka, peux-tu abattre un taureau?

—Et pourquoi? répondit Mitka, et il se mit à l'écart, ne désirant pas poursuivre la conversation.

—Qu'est-ce que le Tatar avait dans son sac? demanda Khlopko.

—Voilà, voyez vous-même.

Fedka dénoua le sac: il en tira un lambeau de soutane, un riche ciboire, trois images et une croix en or.

—Ah! le chien! s'écria la foule, il a pillé une église!

Sérébrany profita de l'indignation de sa troupe.

—Enfants, dit-il, vous voyez comment ces maudits Tatars outragent la foi chrétienne! Vous voyez comme ces païens veulent anéantir la sainte Russie! qu'est-ce à dire? Sommes-nous aussi déjà des païens? Leur permettrons-nous de souiller les saintes images, de brûler nos villages et d'égorger nos frères?

Un sourd murmure parcourut la foule.

—Enfants, continua Nikita Romanovitch, qui de nous n'a pas offensé Dieu? Rachetons maintenant nos fautes, gagnons notre pardon, frappons tous tant que nous sommes les ennemis de l'Église et de la Russie!

Ces paroles émurent profondément la foule; elles rallumèrent dans tous les cœurs l'amour de la patrie. Les vieux firent un signe de tête approbatif, les jeunes se regardèrent l'un l'autre; des exclamations dominèrent la discussion générale.

—En effet, dit l'un, il est impossible que nous laissions souiller davantage les maisons de Dieu.

—Cela ne convient pas, répéta un second.

—On ne meurt pas deux fois, ajouta un troisième, mais il faut bien mourir une fois; il vaut mieux tomber sur le champ de bataille que d'être suspendu à une potence.

—C'est vrai, fit un vieux bandit, dans la bataille la mort même est belle.

—Eh bien! dit un jeune écervelé en s'avançant, je ne sais ce que feront les autres, mais quant à moi je marche contre les Tatars.

—Et moi, et moi, s'écrièrent un grand nombre.

—On dit de vous, reprit Sérébrany, que vous avez oublié Dieu, que vous n'avez ni âme ni conscience. Prouvez maintenant qu'on en a menti. Prouvez que, lorsqu'il s'agit de défendre la Russie et la foi, vous ne le cédez ni aux streltzi ni aux opritchniks!

—Nous les défendrons, répondirent les brigands d'une seule voix.

—Nous ne permettrons pas aux païens d'outrager la sainte Russie.

—Nous refoulerons les ennemis du Christ.

—Conduis-nous contre les Tatars, nous vengerons notre sainte foi.

—Enfants, dit le prince, lorsque nous aurons vaincu ces païens, le Tzar verra que nous valons ses opritchniks, il nous remettra nos fautes, il dira: «Je n'ai plus besoin d'opritchniks, j'ai sans eux de bons serviteurs.»

—Qu'il le dise, s'écrièrent les brigands, nous ne ménagerons pas nos têtes.

—Ce n'est pas de bon gré que je me suis fait pillard, aventura l'un d'eux.

—Ni moi non plus, dit son voisin.

—Ainsi, mourons, s'il le faut, pour la Russie, dit le prince.

—Mourons! mourons! répétèrent les brigands.

—Eh bien! enfants, continua Sérébrany, puisque nous allons exterminer les ennemis de la Russie, il faut boire pour le Tzar russe.

—Buvons, buvons!

—Prenez donc les coupes et apportez-m'en une.

On apporta un gobelet au prince; tous les brigands remplirent les leurs.

—Vive notre gracieux souverain, le tzar Ivan Vasiliévitch, dit Sérébrany!

—Vive le Tzar! répétèrent les brigands.

—Vive la Russie! dit Sérébrany.

—Vive la Russie! répétèrent les brigands.

—Périssent tous les ennemis de la sainte Russie et de la foi orthodoxe! continua le prince.

—Périssent les Tatars! périssent les ennemis de la religion russe! crièrent les brigands. Mène-nous contre les Tatars! Où sont-ils ces mécréants qui brûlent nos églises? conduis-nous, conduis-nous! s'écriait-on de toutes parts.

—Au feu le Tatar! fit quelqu'un.

—Au feu! au bûcher! répétèrent tout de suite un grand nombre.

—Attendez, enfants, reprit le prince; interrogeons-le d'abord régulièrement. Réponds, dit-il, en se tournant vers le prisonnier, combien êtes-vous et où campez-vous?

Le Tatar fit signe qu'il ne comprenait pas.

—Permets, prince, dit Fedka, nous allons lui délier la langue. Passe-moi un charbon, Khlopko. C'est cela; veux-tu parler maintenant?

—Je parlerai, s'écria le Tatar à l'approche du feu.

—Êtes-vous nombreux?

—Très-nombreux.

—Combien?

—Dix mille aujourd'hui et demain nous devons être cent mille.

—Vous n'êtes donc que l'avant-garde? Qui est-ce qui vous commande?

—Le Khan.

—Le Khan lui-même?

—Pas lui-même, il ne viendra que demain; aujourd'hui c'est le prince Chirinsky.

—Où est son camp?

Le Tatar fit encore semblant de ne pas comprendre.

—Eh! Khlopko, du feu! dit Fedka.

—Le camp est tout près, s'empressa de répondre le Tatar, il n'est pas à plus de dix verstes d'ici.

—Montre-nous le chemin, dit Sérébrany.

—On ne peut maintenant, il fait trop sombre; on le pourra demain.

Fedka approcha une torche des mains liées du Tatar.

—Trouveras-tu la route?

—Je la trouverai, je la trouverai…

—C'est bien, dit Sérébrany. Maintenant, frères, mangez un morceau, nourrissez le Tatar, puis en marche! nous montrerons à nos ennemis ce que valent les Russes.

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