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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XXXVIII
LE DÉPART DE LA SLOBODA.

Godounof proposa à Sérébrany de demeurer chez lui jusqu'à son entrée en campagne. Cette fois l'invitation était sincère, car Boris, auquel aucune parole ni aucun mouvement du Tzar n'échappait, s'était convaincu qu'il n'y avait aucun orage dans l'horizon et qu'Ivan se bornerait à de la froideur vis-à-vis de Sérébrany.

Fidèle à la promesse qu'il avait faite à Maxime, Sérébrany se rendit, en quittant le palais, chez la mère de son frère d'adoption et lui remit sa croix. Maliouta était absent, la bonne vieille avait déjà appris la mort de son fils; elle accueillit Sérébrany comme un parent; elle n'osa pourtant pas le retenir, redoutant le retour de son mari; elle le reconduisit jusqu'au perron et lui donna sa bénédiction comme s'il eût été son propre fils.

Le soir, lorsque Godounof eut conduit son hôte dans sa chambre et lui eut souhaité une bonne nuit, Michée s'abandonna à la joie d'avoir retrouvé son maître.

—Enfin, boyard, dit-il, le soleil a lui pour moi après bien des jours de ténèbres! Depuis que tu as été arrêté, il me semble n'avoir pas vu la lumière du bon Dieu. Je n'ai fait qu'aller et venir entre Moscou et la Sloboda dans l'espoir d'avoir de tes nouvelles. Lorsque j'appris ce matin que tu étais de retour avec ces aventuriers, je me suis mis à courir vers la place du palais aussi vite que mes vieilles jambes me le permettaient, mais le Tzar était déjà sur le perron. Je suis parvenu à fendre la foule, j'allais toucher le pan de ton habit lorsque le Tzar m'a aperçu. Ai-je eu peur, mon Dieu! De ma vie je ne l'oublierai jamais! Je ferai dire demain deux Te Deum, l'un pour la conservation de ta santé, l'autre pour remercier Dieu de m'avoir préservé de cette vieille sorcière, de n'avoir pas permis qu'une telle infamie s'accomplît.

Et Michée se mit à raconter longuement tout ce qui lui était arrivé depuis le pillage de la maison de Morozof; comment il avait été trouver Persten; comment, de retour au moulin, il y avait rencontré Hélène Dmitriévna et s'était chargé de la conduire dans la propriété de son époux.

Les nombreuses digressions de Michée agaçaient Sérébrany.

—Je ne suis pas aveugle, Nikita Romanovitch, disait le vieillard, je me tais, mais je sais tout. J'avoue que tes visites chez Droujina Andréevitch me déplaisaient souverainement. «Il n'en résultera rien de bon,» me disais-je à moi-même. J'avais honte pour toi de te voir assis à la même table que lui, en vous voyant boire à la même coupe. Tu me comprends, n'est-ce pas? Je n'ignore pas que ce n'est pas ta faute; on ne sait pas comment ces sortes de choses vous empoignent, mais c'était un péché vis-à-vis de Morozof. Maintenant, c'est autre chose; elle n'a plus à répondre de ses actions devant son mari, dont le bon Dieu a l'âme. Puis, elle est trop jeune, la colombe, pour rester veuve.

—Cesse tes reproches, Michée, dit Sérébrany avec humeur, dis-moi vite où elle est et ce qui lui est arrivé.

—Attends, Batiouchka, laisse-moi t'informer de tout cela avec ordre. Vois-tu, lorsque revenant de chez le brigand, je retournai au moulin, le meunier me dit: «L'oiseau féerique est tombé dans ma cage, porte-le au Tzar de Dalmatie!» Je ne compris pas d'abord de quel oiseau et de quelle Dalmatie il voulait parler, mais lorsqu'il me montra la boyarine, je devinai que c'était d'elle qu'il s'agissait. Nous voilà en route avec elle pour le domaine de Droujina Andréevitch. Tout d'abord, elle n'avait ni bouche ni yeux; elle se décida pourtant à me demander des nouvelles de son mari, puis des tiennes, comme si cela avait été par hasard. Rêveries de femmes, que tout cela! Je lui dis tout ce que je savais; cela la rendit toute triste, la pauvre chère dame; elle ne dit plus un seul mot durant le reste du trajet. Je remarquai qu'en approchant de la terre de Morozof, elle s'inquiétait. «Qu'as-tu donc?» lui demandai-je. Cette question la fit fondre en larmes. J'essayai de la consoler. «Ne te chagrine pas, lui dis-je, Morozof se porte bien.» Au nom de Morozof, elle se mit à pleurer encore davantage. Je la regardai et ne sus plus que lui dire. «Le prince Nikita est, il est vrai, en prison, continuai-je, mais probablement il se porte aussi très-bien.» Je sentais que je parlais à tort et à travers, mais il fallait bien dire quelque chose. Lorsque j'eus prononcé ton nom, elle arrêta brusquement son cheval. «Non, dit-elle, je ne puis aller dans la propriété de mon mari.—Mais où veux-tu donc aller? lui demandai-je.—Vois-tu ces croix dorées briller au-dessus de la forêt?—Oui, je les vois.—C'est un monastère de femmes, dit-elle, je le connais, menez-y moi.» Je fis tout mon possible pour la détourner de son projet, mais elle ne voulut pas en démordre. «J'y resterai une huitaine de jours, j'y prierai Dieu, j'en informerai Droujina Andréevitch, il m'enverra chercher.» Toute résistance était inutile; je la conduisis au monastère et je l'y ai laissée entre les mains de l'abbesse.

—Combien y a-t-il d'ici à ce monastère? demanda Sérébrany.

—Il est à une quarantaine de verstes du moulin; de Moscou, cela doit être un peu plus loin. Du reste, c'est presque sur notre chemin en allant à Jizdra.

—Michée, dit Sérébrany, rends-moi un service. Je ne puis quitter la Sloboda avant demain matin; mes hommes doivent prêter serment au Tzar, mais toi, tu peux partir cette nuit; va trouver la boyarine, raconte-lui tout, demande-lui de me recevoir, insiste surtout pour qu'elle ne se décide à rien avant de m'avoir vu.

—J'entends, Batiouchka, mais de quoi as-tu peur? qu'elle prenne le voile? cela n'arrivera pas. Un an s'écoulera, elle pleurera, c'est naturel, c'est indispensable, comment ne pas pleurer Droujina Andréevitch, que Dieu ait son âme! puis au bout d'un an, nous fêterons votre mariage: on ne peut pas pleurer un siècle.

Cette même nuit, Michée partit pour le monastère et dès l'aube Sérébrany alla prendre congé de Godounof. Boris était déjà rentré des matines, auxquelles il assistait régulièrement avec le Tzar.

—Comment, te voilà déjà debout? prince, lui dit-il. C'est bon pour nous autres ermites, mais après la journée d'hier tu aurais pu te reposer. Aurais-tu été mal chez moi?

Et le fin regard de Godounof laissait comprendre qu'il devinait la cause de l'insomnie du prince.

L'aménité de Boris, le sincère intérêt qu'il lui avait montré, les services qu'il lui avait rendus, surtout sa dissemblance avec les autres courtisans attiraient vers lui Nikita Romanovitch. Il s'ouvrit avec lui touchant Hélène.

—Je sais tout cela depuis longtemps, dit en souriant Boris; j'ai deviné tout cela à ta façon de regarder Viazemski. Et lorsque je faisais tomber la conversation sur Morozof, tu n'en parlais qu'à contre-cœur, quoique vous fussiez fort liés. Tu ne sais pas dissimuler, prince; tout ce que tu penses se reflète immédiatement sur ton visage. Ta parole est aussi par trop franche; permets-moi de te le faire observer. J'ai tremblé pour toi lorsque hier tu as si formellement refusé au Tzar d'entrer dans les opritchniks.

—Et que pouvais-je lui répondre?

—Il fallait le remercier et accepter cette faveur.

—Tu plaisantes, Boris Féodorovitch! Comment le remercier pour une pareille proposition? toi-même fais-tu partie des opritchniks?

—Pour moi, c'est autre chose, prince; je sais ce que je fais; je ne m'oppose jamais à la volonté du Tzar, mais je me suis posé sur un tel pied, qu'il ne me proposera jamais de m'enrôler dans les opritchniks. En acceptant le poste de Viazemski, en devenant le capitaine des gardes du Tzar et en même temps son favori, tu aurais rendu un immense service au pays tout entier. Nous aurions réuni nos efforts, nous aurions fini par faire licencier les opritchniks.

—Jamais je n'y serais parvenu, Boris; tu dis toi-même que toutes mes pensées se lisent sur ma figure.

—C'est parce que tu ne veux pas te contraindre, prince. Si tu avais pu faire violence à ta franchise et entrer dans les opritchniks, ne fût-ce que pour la forme, que n'aurions-nous pas accompli tous deux! Au lieu de cela qu'arrive-t-il? je demeure seul à me heurter contre les obstacles, comme un brochet contre la glace; je suis obligé d'épier tout le monde, de peser chacune de mes paroles. Il y a des moments où j'en perds la tête, tandis que si nous étions deux auprès du Tzar, notre force serait doublée. Des hommes comme toi ne se rencontrent pas souvent, prince. Je te l'avoue franchement, j'avais jeté mes vues sur toi dès notre première entrevue.

—Je ne vaux rien pour une pareille entreprise, Boris; toutes les fois que j'ai essayé de me conformer aux habitudes d'autrui, il n'en est rien résulté de bon. Pour toi, c'est autre chose, tu es fort dans cette partie. J'avoue que cela me déplaisait au commencement de t'entendre dire tout le contraire de ce que tu pensais; mais maintenant je conçois ta tactique et je l'excuse. Mais, si je voulais en faire autant, je ne le pourrais pas; Dieu ne m'a pas donné cette faculté, il n'y a plus du reste à parler de tout cela; tu sais que je vais à la frontière.

—Cela ne fait rien, prince, tu battras de nouveau les Tatars, le Tzar t'appellera de nouveau auprès de lui. Tu ne peux plus être son capitaine des gardes, mais tu pourrais toujours te laisser inscrire dans les opritchniks. Quand même tu n'aurais pas l'occasion de battre les Tatars, il faut bien que tu retournes à Moscou, lorsque le temps du veuvage d'Hélène sera passé. Ne crains pas qu'elle prenne le voile, laisse-lui le temps de sécher ses larmes et, si tu le veux, je serai ton garçon d'honneur.

—Merci, Boris, merci. J'ai vraiment honte de tout ce que tu as fait pour moi sans que je puisse le reconnaître. Je n'hésiterais pas un moment à te sacrifier ma vie, s'il le fallait, mais ne me propose pas de devenir opritchnik ou favori du Tzar. Il faut pour cela ou n'avoir pas de conscience, ou avoir ton habileté, et moi je n'aurais qu'inutilement tordu mon âme. A chacun Dieu a tracé sa voie: le vol du faucon n'est pas le même que celui du cygne, mais cela importe peu, pourvu que chacun serve la vérité et la justice.

—Alors, tu ne me reproches plus, prince, d'avoir préféré le chemin de traverse à la grande route?

—C'eût été de ma part un grand péché que de t'adresser un pareil reproche. Sans me compter, que de bien tu as fait à d'autres! Sans toi, il en aurait cuit à mes pauvres gens! Aussi le peuple t'aime; tous mettent en toi leur confiance, tout le pays commence à fixer les yeux sur toi.

Un léger incarnat colora le teint basané de Godounof et un éclair de joie brilla dans ses yeux. Ce n'était pas pour lui un mince triomphe que d'avoir l'approbation d'un homme comme Sérébrany; les éloges qu'il venait de recevoir lui donnaient la mesure de l'influence qu'il avait acquise.

—A mon tour, prince, je te remercie. Je ne te demande plus qu'une chose: puisque tu es décidé à ne pas m'aider, du moins, lorsque tu entendras mal parler de moi, n'y ajoute pas foi et relève les calomniateurs.

—Sois tranquille, Boris, je ne permettrai à personne de parler mal de toi. Mes aventuriers prient déjà Dieu pour la conservation de ta santé et, lorsqu'ils rentreront chez eux, ils enjoindront à tous les leurs de prier pour toi. Mais Dieu veuille que tu ne perdes pas la tête au milieu de ce chaos!

—Dieu protége ceux qui n'ont pas de méchants desseins, dit Godounof en baissant modestement les yeux. Tout est d'ailleurs entre ses mains. Au revoir, prince, à bientôt; n'oublie pas que tu m'as promis de m'inviter à tes noces.

Ils s'embrassèrent cordialement et Sérébrany sortit tout joyeux. Il avait une haute idée de la perspicacité de Godounof; ses craintes au sujet d'Hélène se dissipèrent. Bientôt après il quittait la Sloboda à la tête de sa bande; mais, dès qu'il eut franchi les barrières survint un incident qui, d'après les idées du temps, devait être considéré comme un mauvais augure.

La bande fut arrêtée près d'une église par une foule compacte de mendiants qui, se pressant devant le porche, attendaient sans doute quelques abondantes aumônes de hauts personnages qui allaient sortir de l'église. En avançant lentement, Sérébrany entendit les chants de la messe des morts et voulut savoir qui l'avait ordonnée. On lui répondit que c'était Maliouta qui faisait célébrer un service pour le repos de l'âme de son fils Maxime, tué par les Tatars. Au même instant retentit un grand cri et l'on vit quelques personnes emportant une vieille dame évanouie; sa figure pâle était inondée de larmes, ses cheveux gris s'échappaient en désordre d'un petit bonnet de velours. C'était la mère de Maxime. Derrière elle sortit Maliouta, vêtu d'habits de deuil; son regard se croisa avec celui de Sérébrany, mais les yeux de Maliouta n'avaient plus leur expression habituelle de férocité: ils étaient fixes et mornes. Après avoir fait déposer sa femme sur le portique, il rentra dans l'église pour assister à la fin de la messe, pendant que Sérébrany et ses gens passaient, nu-tête et faisant le signe de la croix, devant la grande porte de l'église à travers laquelle arrivèrent jusqu'à eux les notes lugubres du De profundis.

Ces tristes chants, le souvenir de Maxime impressionnèrent vivement Sérébrany; mais il se rappela les paroles consolantes de Godounof et l'émotion produite par la messe des morts s'effaça bientôt de son esprit. Arrivé à l'angle que décrivait la route en s'enfonçant dans la forêt, il se retourna du côté de la Sloboda et, lorsque les coupoles dorées du palais d'Ivan disparurent derrière les arbres, il se sentit soulagé d'un poids énorme. La matinée était fraîche, le soleil éclatant. Bien vêtus, bien armés, les ci-devant brigands marchaient d'un pas résolu derrière Sérébrany, escorté par quelques cavaliers. Une obscurité verdâtre les enveloppait de tous côtés. Plein d'une impatiente ardeur, le cheval de Sérébrany arrachait en passant les feuilles des arbres à sa portée et Bouian, qui ne quittait plus le prince depuis la mort de Maxime, ouvrait la marche, levant de temps à autre son museau pour aspirer l'air et dressant ses oreilles chaque fois qu'un son lointain retentissait dans la forêt.

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