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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE IX
LE JUGEMENT.

Khomiak n'avait pas lavé le sang de son visage; au contraire il en avait ensanglanté à dessein le bandage qui recouvrait sa blessure afin que le Tzar vît comment on avait traité son fidèle serviteur.

En approchant d'Ivan il se jeta à ses pieds et attendit à genoux la permission de parler.

Tous les regards étaient fixés avec curiosité sur Khomiak. Le Tzar rompit le premier le silence.

—Contre qui portes-tu plainte? Comment a eu lieu l'affaire? Raconte avec ordre.

—Contre qui je porte plainte, je ne le sais pas moi-même, Tzar très-orthodoxe! Il ne m'a pas dit son nom, le fils de chien. Mais je viens demander justice à ta Majesté contre un inconnu qui traîtreusement nous a attaqués et écrasés.

L'attention générale redoubla. Chacun retint sa respiration. Khomiak continua:

—Nous arrivions au village de Medvedevka, quand tout à coup les maudits, sortant on ne sait d'où, se sont jetés sur nous, nous ont accablés d'une grêle de coups de sabre; dix hommes ont été tués, les autres ont été garrottés et leur boyard, le coquin! voulait tous nous pendre. Il a fait mettre en liberté deux brigands que nous avions arrêtés.

Khomiak se tut et rétablit sur sa tête son bandage ensanglanté. Un murmure d'incrédulité s'éleva parmi les opritchniks. Le récit paraissait invraisemblable. Le Tsar semblait douter.

—Es-tu bien sûr de ce que tu racontes-là, mon garçon, dit-il en fixant son regard perçant sur Khomiak?—n'as-tu pas quelque chose de dérangé dans la tête? n'est-ce pas la cervelle que tu as malade?

—Je suis prêt à jurer sur la croix la vérité de ce que j'avance, sire, ma tête répond de mes paroles.

—Mais pourquoi le boyard inconnu ne t'a-t-il pas fait pendre?

—Il a réfléchi sans doute, personne n'a été pendu; mais il nous a tous fait fouetter.

Un murmure courut de nouveau dans l'assemblée.

—Et combien étiez-vous dans ce détachement?

—Cinquante hommes et moi cinquante et un.

—Et eux étaient-ils nombreux?

—A dire la vérité, ils l'étaient moins que nous, vingt ou trente approximativement.

—Et vous vous êtes laissé garrotter et fouetter comme des femmes! Quelle frayeur vous a saisis? vos mains se sont-elles subitement paralysées, ou vos cœurs sont-ils descendus dans vos talons? Vraiment, c'est risible! et ce boyard qui, au milieu du jour, s'est jeté sur des opritchniks! cela ne peut pas être. Oui, ils voudraient bien détruire l'opritchna, mais cela brûle! et moi, ils voudraient bien me dévorer, mais les dents leur manquent. Écoute, si tu veux que je te croie, nomme ce boyard, sinon confesse ton mensonge. Si tu ne le fais pas, tu t'en repentiras, mon garçon.

—Seigneur! répondit l'écuyer d'une voix ferme, Dieu sait que je dis la vérité. Si tu me condamnes, que ta volonté soit faite; je n'ai pas peur de la mort.—Il tourna les yeux vers les opritchniks comme pour en appeler à leur témoignage. Tout à coup son regard rencontra celui de Sérébrany.

Il serait difficile de décrire ce qui se passa dans l'âme de Khomiak. La surprise, le doute et enfin une joie satanique se peignirent tour à tour sur ses traits.

—Seigneur, dit-il, en se redressant, si tu veux savoir celui qui nous a attaqués, celui qui a tué mes camarades, celui qui a donné l'ordre de nous fouetter, ordonne à ce boyard que voilà, de dire son nom.

Tous les yeux se tournèrent vers Sérébrany. Le Tzar fronça le sourcil et le regarda fixement mais ne dit pas une parole. Le prince Nikita ne fit pas un mouvement, son visage était calme, mais pâle.

—Nikita! dit enfin le Tzar, prononçant lentement chaque mot, viens ici. Réponds! connais-tu cet homme?

—Je le connais, sire!

—L'as-tu attaqué lui et ses compagnons?

—Sire, cet homme et ses camarades attaquaient eux-mêmes un village…

Khomiak interrompit le prince. Afin de perdre son ennemi, il résolut de ne pas s'épargner lui-même.

—Sire, dit-il, n'écoute pas le boyard. Parce que je suis d'une condition humble, il va déverser le mépris sur moi et tu ne sauras pas la vérité, mais donne l'ordre d'interroger mes compagnons, ou, si tu le veux, permets que nous nous rencontrions en champ clos et alors tu verras qui a raison.

Sérébrany jeta sur Khomiak un regard dédaigneux.

—Sire, dit-il, je ne désavoue pas ce que j'ai fait. J'ai attaqué cet homme, je l'ai fait fouetter, lui et ses compagnons, parce qu'il voulait tuer…

—Assez! dit sévèrement Ivan Vasiliévitch. Réponds à mes questions. Quand tu les as attaqués, savais-tu que c'étaient mes opritchniks?

—Je ne le savais pas.

—Et quand tu as voulu les pendre, ne te l'ont-ils pas dit?

—Ils l'ont dit, sire.

—Et pourquoi as-tu changé d'avis?

—Afin que, sire, tes juges les interrogeassent.

—Pourquoi donc ne les as-tu pas livrés à mes juges tout d'abord?

Sérébrany ne trouva pas de réponse à cette question.

Le Tzar dirigea sur lui un regard scrutateur, et s'efforça de pénétrer au plus profond de son âme.

—Ce n'est pas, dit-il, ce n'est pas pour les livrer aux juges que tu as voulu les faire pendre, mais parce qu'ils t'ont déclaré qu'ils étaient gens du Tzar. Et toi, continua le Tzar avec une colère croissante, toi, en voyant que c'étaient mes serviteurs, tu les as fait fouetter.

—Sire…

—Assez, cria Ivan d'une voix retentissante, l'interrogatoire est terminé. Frères, continua-t-il en s'adressant à ses favoris, parlez, quel châtiment a mérité le prince Nikita? Parlez suivant votre conscience, je veux savoir l'avis de chacun.

La voix d'Ivan était calme, mais son regard disait que déjà, dans son cœur, le sort du prince était décidé et que la disgrâce attendait celui dont l'arrêt serait moins sévère que le sien.

—Parlez donc, répéta-t-il en élevant la voix, quelle peine a mérité Nikita?

—La mort! répondit le Tzarévitch.

—La mort! répétèrent Skouratof, Griazny, le bon père Levski et les deux Basmanof.

—Alors qu'on le mette à mort! dit froidement Ivan. Il est écrit: celui qui lève l'épée périra par l'épée. Gardes, qu'on l'emmène!

Sérébrany, silencieux, s'inclina devant Ivan. Quelques soldats l'entourèrent immédiatement et le conduisirent hors de la salle.

Quand l'émotion produite par cette scène fut calmée, le Tzar s'adressa aux opritchniks; l'expression de son visage était solennelle.

—Frères, dit-il, mon arrêt est-il juste?

—Juste, juste! dirent les opritchniks les plus voisins.

—Juste, juste! répétèrent ceux qui étaient plus éloignés.

—Injuste, dit une voix!

Les opritchniks s'indignèrent.

—Qui a dit cela? qui a prononcé ce mot? qui dit que le jugement du Tzar est injuste? entendit-on de tous côtés.

Sur tous les visages se peignait la stupéfaction, tous les yeux étincelaient de haine. Un seul, le plus cruel, ne montrait pas de colère. Maliouta était pâle comme la mort.

—Qui trouve que mon jugement est injuste? demanda Ivan, en s'efforçant de donner à ses traits une expression calme. Que celui qui a parlé se présente devant moi!

—Sire, murmura Maliouta avec une violente émotion, parmi tes fidèles serviteurs il y en a maintenant beaucoup d'ivres, beaucoup qui parlent sans savoir ce qu'ils disent! Ne cherche pas à connaître le nom de l'ivrogne, sire! quand il sera dégrisé, il ne croira pas lui-même aux paroles qu'il a prononcées dans l'ivresse!

Le Tzar regarda Maliouta avec défiance.

—Père sacristain! dit-il avec un rire ironique, depuis quand ton cœur est-il devenu si tendre?

—Sire! continua Maliouta, laisse-le…

Mais il était déjà trop tard.

Le fils de Maliouta s'avançait et s'arrêtait respectueusement devant Ivan. Maxime Skouratof était ce même opritchnik qui avait sauvé Sérébrany des griffes de l'ours.

—Ainsi c'est toi, petit Maxime, qui critique ma sentence, dit Ivan, en regardant tour à tour avec un mauvais sourire le père et le fils. Mais dis-moi, petit Maxime, pourquoi mon arrêt ne te plaît-il pas?

—Parce que, sire, tu n'as pas entendu Sérébrany, tu ne lui as pas permis de se disculper devant toi, tu ne lui as même pas demandé pourquoi il voulait pendre Khomiak!

—Ne l'écoute pas, sire, suppliait Maliouta. Il est ivre, tu vois, il est ivre! Ne l'écoute pas! Va-t'en ivrogne, voyez dans quel état il est! Va-t'en, sauve ta tête.

—Maxime n'a bu ni vin, ni hydromel, remarqua méchamment le Tzarévitch. Je l'ai observé pendant tout le temps du repas: il n'a pas mouillé ses moustaches.

Maliouta jeta sur le Tzarévitch un regard dont tout autre eût frémi. Mais celui-ci se regardait comme hors de l'atteinte de Skouratof. Le second fils du Terrible réunissait presque tous les vices de son père, et les mauvais exemples étouffaient de plus en plus ce qu'il avait de bon. Il ne connaissait déjà plus la pitié.

—Oui, ajouta-t-il en riant, Maxime n'a ni bu ni mangé au dîner. Il n'aime pas notre genre de vie. Il a en horreur l'opritchna!

Pendant le cours de cette conversation, Boris Godounof n'avait pas détourné les yeux d'Ivan. Il paraissait étudier l'expression de son visage et doucement, sans que personne en fît la remarque, il quitta la table.

Maliouta se jeta aux genoux du Tzar.

—Père, Tzar, disait-il, s'attachant aux basques du vêtement impérial, ce matin, moi, pauvre sot, rustre grossier, je t'ai demandé de me faire boyard. Où était ma raison? Où va s'égarer la pensée de l'homme? à moi, esclave infect, le chapeau de boyard! Oublie, sire, mes stupides paroles, ordonne qu'on m'enlève le caftan doré, qu'on me revête d'une natte de paille. Mais pardonne la faute de Maxime. Il est jeune, Seigneur, il est sot, il ne sait pas ce qu'il dit. Si tu veux punir quelqu'un, punis-moi! laisse-moi porter sur l'échafaud ma tête stupide! Ordonne, et à l'instant je me tue devant toi.

Les traits altérés de Maliouta, le désespoir, sur cette figure qui n'exprimait ordinairement qu'une cruauté farouche, faisaient pitié à voir.

Le Tzar se mit à rire.

—Pourquoi vous punir, toi ou ton fils? dit-il, Maxime a raison.

—Que dis-tu, Sire? s'écria Maliouta,—comment, Maxime a raison?—et son étonnement joyeux s'exprimait déjà par un sourire stupide qui disparut subitement, car il pensa aussitôt que le Tzar se moquait de lui. Ces brusques changements sur la figure de Maliouta étaient si extraordinaires que le Tzar, en le regardant, se mit de nouveau à rire.

—Maxime a raison, répéta-t-il enfin, reprenant son air sérieux,—je me suis trop hâté. Il est impossible que Sérébrany, de sa propre volonté, ait comploté quelque chose contre moi. J'ai suivi Nikita jusqu'à son départ pour l'armée de Lithuanie. Je l'ai toujours aimé. C'était un fidèle serviteur. C'est vous, damnés! continua le Tzar en s'adressant à Griazny et aux Basmanof,—c'est vous qui me poussez toujours à verser le sang; il vous fallait la perte de mon fidèle boyard. Qui vous retient, brutes! courez, arrêtez l'exécution! Mais non, il est trop tard! sa tête a déjà volé sous la hache du bourreau! vous tous, vous me paierez ce sang-là!

—Il n'est pas trop tard, sire, dit Godounof qui rentrait dans la salle. J'ai ordonné de retarder un moment l'exécution. Je sais que tu es miséricordieux, que tu pardonnes quelquefois au criminel que tu as condamné. Sérébrany, la tête sur le billot, attend ta volonté souveraine.

Le visage d'Ivan s'éclaira.

—Boris, dit-il,—viens ici, mon bon serviteur, toi seul connais mon cœur. Toi seul sais que ce n'est pas à plaisir que je verse le sang, mais pour extirper la trahison. Tu ne me regardes pas comme un être sanguinaire. Viens ici que je t'embrasse.

Godounof s'inclina, le Tzar le baisa au front.

—Viens aussi, toi, Maxime, je te permets de baiser ma main. Tu dis la vérité à celui dont tu manges le pain et le sel, sers-moi toujours ainsi. Qu'on lui donne une pelisse de martre.

—Quelle est ta solde? demanda Ivan.

—Celle des simples opritchniks, sire.

—Je te donne le rang de capitaine. Tu recevras les vivres et auras tous les autres avantages du commandement. Mais je vois que tu as sur la langue quelque chose que tu n'oses dire, parle sans honte, demande ce que tu voudras!

—Sire! je n'ai pas mérité ta faveur souveraine, je ne suis pas digne de ce riche vêtement, je suis trop jeune. Je ne te demande qu'une seule chose: Envoie-moi à l'armée de Lithuanie, ou bien dans la terre de Rézan combattre les Tatars!

Quelque chose comme du mépris apparut dans les yeux d'Ivan.—Qui t'a donné un si vif désir d'aller combattre, jeune homme? La vie que nous menons ici, t'est-elle donc à charge?

—Elle m'est à charge, sire.

—Pourquoi cela? demanda Ivan en regardant fixement Maxime.

Maliouta ne donna pas à son fils le temps de répondre.

—Sire, dit-il, Maxime voudrait servir son souverain. Il voudrait obtenir le collier d'or de tes mains. Voilà pourquoi il demande à combattre les Tatars ou les Allemands.

—Ce n'est pas pour cela, interrompit le Tsarévitch, mais parce qu'il veut faire à sa tête: je ne veux pas être opritchnik et je ne le serai pas! que ma volonté soit faite et non celle du Tzar!

—C'est cela! dit Ivan avec un rire moqueur:—ainsi toi, petit Maxime, tu veux l'emporter sur moi? Voyez donc quel héros! allons, qu'il en soit comme tu le désires! puisque tu ne veux pas être opritchnik, ordonne qu'on t'inscrive dans les guides!

—Oh, sire! s'empressa de dire Maliouta, partout où tu mettras Maxime, il sera toujours prêt à obéir à ta volonté souveraine! Mais rentre, Maxime, il est tard; dis à ta mère de ne pas m'attendre; j'ai de l'occupation dans la prison: c'est aujourd'hui qu'on torture les Kolichef. Va, Maxime, va!

Maxime s'éloigna. Le Tzar rappela Sérébrany.

Les opritchniks l'amenèrent, les mains liées, sans caftan, le col de sa chemise rabattu. Derrière lui venait le premier bourreau, Terechka, les manches relevées, une hache étincelante dans les mains.

—Viens ici, prince! dit Ivan. Mes jeunes gens se sont un peu pressés avec toi. Ne leur en veux pas. Ils ont l'habitude, sans regarder le calendrier, de mettre les cloches en branle. Ils oublient qu'on peut toujours trancher la tête d'un homme, mais qu'il est impossible de la lui remettre sur les épaules. Rends grâces à Boris. Sans lui, tu serais déjà dans l'autre monde et tout recours contre Khomiak serait impossible. Allons, dis-moi, pourquoi l'as-tu attaqué?

—Parce que lui-même il attaquait des gens paisibles au milieu de leur village. Je ne savais pas alors que c'était ton serviteur, je n'avais pas encore entendu parler de l'opritchna. Je revenais de Lithuanie et j'allais à Moscou, quand je rencontrai Khomiak et ses compagnons, et que je les vis tomber dans un village et égorger des paysans tranquilles.

—Et si tu avais su qu'ils fussent mes serviteurs, les aurais-tu attaqués?

Le Tzar regarda fixement Sérébrany. Le prince resta une minute silencieux.

—Je les aurais attaqués, sire, dit-il avec simplicité,—je n'aurais pu croire que par ton ordre ils étranglassent des paysans innocents.

Ivan lança au prince un regard sombre et resta longtemps sans répondre. A la fin il rompit le silence.—Ta réponse est juste, Nikita! dit-il en hochant la tête d'une façon approbative.—Ce n'est pas pour que mes serviteurs mettent à mort des innocents que j'ai établi l'opritchna. Leur devoir est de protéger, comme de bons chiens, mes brebis contre les loups dévorants, afin que, selon la parole du prophète, je puisse dire au jugement de Dieu: Voilà, Seigneur, le troupeau que tu m'as confié. Ta réponse est juste. Je le dis devant tous: toi et Boris, vous seuls me connaissez. Les autres ne pensent pas ainsi: ils m'appellent homme sanguinaire, mais ils ne voient pas qu'en versant le sang, je répands des larmes; ils ne voient que ce sang rouge qui saute aux yeux de tous; mais les pleurs de mon cœur, personne ne les aperçoit; ces pleurs incolores tombent sur mon âme et, comme de la poix enflammée, la brûlent et la rongent chaque jour; et le Tzar, en prononçant ces paroles, leva les yeux vers le ciel avec l'apparence d'un profond chagrin. Comme jadis Rachel, continua-t-il, et les prunelles de ses yeux disparurent presque entièrement sous son front,—comme jadis Rachel pleurant sur ses enfants, moi pécheur, je pleure sur les traîtres et les méchants. Ta réponse est juste, Nikita. Je te pardonne. Déliez-lui les mains. Va-t'en, Terechka, nous n'avons plus besoin de toi… ou bien non, attends un peu!

Ivan se tourna vers Khomiak.

—Réponds, dit-il d'une voix menaçante,—qu'alliez-vous faire au village de Medvedevka?

Khomiak jeta un regard furtif d'abord sur Terechka, ensuite sur Sérébrany, puis il se gratta la nuque.

—Rançonner un peu les moujiks, répondit-il d'un ton à la fois craintif et effronté;—je ne puis le nier; nous sommes coupables, sire, d'avoir maraudé chez ceux que tu as mis à ton ban. Ce village, Seigneur, appartient au boyard Morozof!

L'expression sévère du visage d'Ivan disparut. Il sourit.

—Allons, dit-il,—tu en as eu assez avec les coups de fouet du prince. Je te pardonne. Va-t'en, Terechka.

Le changement bienveillant d'Ivan à l'égard de Sérébrany causa un murmure de satisfaction parmi les boyards. L'oreille subtile du Tzar l'entendit et son esprit soupçonneux se l'expliqua à sa manière. Quand Khomiak et Terechka furent sortis de la salle, Ivan dirigea son regard perçant de leur côté.

—Vous! dit-il sévèrement,—ne pensez pas, en voyant mon arrêt, que je change à votre égard!—Et en ce même instant, dans son âme inquiète, entra la pensée que peut-être Sérébrany allait attribuer sa clémence à de la faiblesse. Alors il regretta d'avoir pardonné et voulut réparer son erreur.

—Écoute! dit-il en regardant le prince,—je t'ai pardonné aujourd'hui à cause de ta franchise et je ne retire pas mon pardon. Mais sache que si tu commets quelque autre faute, l'ancienne te sera comptée. Et alors, en voyant tes torts, ne cherche pas, comme d'autres l'ont fait, à te sauver en Lithuanie ou auprès du Khan, mais jure-moi qu'en quelque lieu où tu sois, tu attendras la punition qu'il m'aura plu de t'infliger.

—Sire! répondit Sérébrany,—ma vie est dans ta main. Me cacher de toi n'est point dans ma coutume.—Je te promets, si quelque accusation pèse sur moi, d'attendre ton jugement et de ne pas chercher à éviter ton arrêt.

—Jure-le sur cette croix! dit Ivan avec emphase et, élevant la croix qui pendait sur sa poitrine, il la donna à Sérébrany en jetant un regard de côté aux boyards.

Au milieu du silence général on entendit le bruissement de la chaîne d'or, lorsque Ivan laissa tomber de ses mains l'image du Sauveur que Sérébrany, après avoir fait le signe de la croix, venait de baiser.

—Maintenant, va! dit Ivan, et prie la très-sainte Trinité et tous les bienheureux de te préserver de toute nouvelle faute, quelque légère qu'elle soit!

—Va donc, ajouta-t-il, en regardant les boyards:—vous qui avez entendu ceci, n'attendez pas un nouveau pardon pour Nikita et n'espérez pas m'apitoyer sur lui, s'il encourt une autre fois ma colère.

Après s'être ainsi assuré, par un serment sacré, d'atteindre Sérébrany quand il le voudrait, le visage d'Ivan exprima la satisfaction.—Allez, dit-il, que chacun retourne à ses devoirs! que les boyards surveillent l'exécution des lois comme par le passé, que les opritchniks, mes fidèles serviteurs d'élite se rappellent leur serment et ne s'émeuvent pas si aujourd'hui j'ai pardonné à Nikita: il n'y a de partialité dans mon cœur ni pour les proches ni pour les éloignés.

Les convives se dispersèrent. Chacun retourna à son logis, emportant avec soi, les uns l'épouvante, les autres la tristesse, qui la haine, qui l'espoir, qui simplement un violent mal de tête. La Sloboda s'ensevelit dans l'obscurité, puis la lune se leva lentement au dessus des bois. Terrible était l'aspect du sombre palais, avec ses dômes et ses tourelles. De loin on eût dit un monstre ramassé sur lui-même et prêt à bondir. Une seule fenêtre éclairée semblait son œil. C'était celle de la chambre à coucher du Tzar qui y priait avec ferveur.

Il priait pour le repos de la sainte Russie, et demandait à Dieu de terrasser la trahison et la révolte afin qu'il pût terminer l'œuvre de ses sueurs, courber les forts au niveau des faibles pour qu'il n'y eût sur la terre russe que des hommes égaux et que lui s'élevât au dessus d'eux comme un chêne au milieu d'un champ labouré.

Le Tzar prie, il incline son front jusqu'à terre. Les étoiles le regardent par la fenêtre grillée; elles sont brillantes, puis pâlissent, pâlissent comme si elles pensaient: ah! tzar Ivan Vasiliévitch, tu as entrepris une œuvre impossible, tu l'as entreprise sans nous interroger; les épis ne sont pas tous de la même taille; tu n'égaleras pas les montagnes avec les collines: sur la terre il y aura toujours des boyards.

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