Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
INTRODUCTION.
Jusqu'au règne actuel, la parole a été singulièrement enchaînée en Russie. La critique, les plus légitimes aspirations ne pouvaient y apparaître de loin en loin que sous la forme de la poésie et de la métaphore. Cette situation a donné au roman une grande importance: il n'est pas seulement devenu en Russie une œuvre littéraire, mais encore l'enveloppe de tout un programme politique. Ce double caractère est remarquablement réussi dans le travail que nous présentons ici. Naguère, un épais rideau était abaissé sur l'époque à laquelle le comte Alexis Tolstoy a consacré ses recherches; il l'a déchiré et a donné une impulsion nouvelle aux études historiques. Expert à recueillir les faits, à les grouper, à les animer, à transformer le récit en drame et à semer à travers les scènes et les acteurs du drame les observations et les jugements du spectateur, il a su répandre sur nos plus tristes jours des flots de lumière et de couleur.
Ivan IV, surnommé Groznoi, ce qui veut dire littéralement le Menaçant, est le prince qui a le plus longtemps et le plus tyranniquement gouverné la Russie. Agé de quatre ans, à la mort de son père, Vasili III, à peine de huit à celle de sa mère, livré pendant dix ans à des tuteurs qui trouvaient l'intérêt de leur oligarchie à exciter ses instincts cruels, le malheur de son éducation explique sa conduite sans, bien entendu, l'excuser. Sacré Tzar le 16 janvier 1547[1], sa première et sa plus belle action fut la conquête de Kazan (1552), suivie de celle d'Astrakhan (1554), qui força les Tatars à se retirer en Crimée. Au lieu de leur enlever ce dernier refuge, Ivan, rêvant de briser la barrière qui le séparait de l'Occident, détruisit l'Ordre teutonique. Le grand-maître de cet Ordre célèbre, refoulé en Courlande, se vengea de sa défaite en ne cédant ses droits sur la Livonie qu'au grand prince de Lithuanie. L'Esthonie échappa aussi à Ivan en se mettant sous la protection du roi de Suède; l'évêché d'Oesel se livra au roi de Danemark et de ce partage funeste, dont le jeune tzar ne se dédommagea que faiblement en s'emparant de Polotsk (1563), surgit le long débat que l'épée de Pierre Ier parvint seule à trancher par le traité de Nystadt (10 septembre 1721), qui donna définitivement à la Russie la Livonie, l'Esthonie, l'Ingrie et une partie de la Finlande et de la Corélie.
[1] Voltaire a dit, avec sa légèreté habituelle, que le titre de Tzar vient des Tchars du royaume de Kazan et qu'Ivan Basilides se l'attribua quand il conquit ce royaume. La date du sacre d'Ivan suffit pour renverser cette assertion, que la plupart des écrivains étrangers ont répétée. Voyez pour l'étymologie du mot Tzar, l'érudite dissertation que M. Schnitzler a placé dans le 1er tome de son Histoire intime de la Russie, publiée avant que la guerre de Crimée n'ait produit une masse de libelles incorrects.
Héros sur le champ de bataille, Ivan fut également, au début de son règne un législateur habile. Guidé par d'intègres conseillers, le prêtre Sylvestre et Adachef, il réforma les lois du pays et les rassembla en un Code intitulé Soudebnik (1550). Porté par tradition et par goût à s'ingérer dans les affaires de l'Église, il convoqua un concile (1551), dont les cent délibérations présentent un tableau curieux des mœurs de cette époque. Le dernier article de ce précieux document est ainsi conçu: «De toutes les coutumes hérétiques, il n'y en a pas de plus condamnable que celle de se raser la barbe. L'effusion de tout le sang d'un martyr ne saurait racheter cette faute. Raser sa barbe pour plaire aux hommes, c'est violer toutes les lois et se déclarer l'ennemi de Dieu, qui nous a créés à son image.»
Comme son aïeul, Ivan attira auprès de lui un grand nombre d'artistes. Il est le premier souverain russe qui ait admis à sa cour des médecins étrangers, qui ait ouvert ses ports aux marchandises anglaises et qui, bien mieux que cela, ait doté son pays d'une imprimerie. Les Actes des Apôtres sont le premier livre qui ait paru en Russie, en 1564, par les soins du diacre Ivan Féodorof et Pierre Mstislavtz: expulsés ensuite de Moscou, ces deux typographes, dont les bibliophiles doivent enregistrer les noms, ont publié en Pologne, en 1582, une bible splendide, connue sous le nom de Bible d'Ostrog.
Mais le succès et surtout l'absolutisme transformèrent ce monarque, d'abord d'une conduite exemplaire, en un monstre dont le délire fit promptement oublier ses premières treize années d'administration féconde et glorieuse. Soupçonneux comme tous les despotes, s'imaginant n'être entouré que de traîtres, Ivan n'eut bientôt plus qu'une pensée: mettre la main sur des ennemis fictifs,—et n'eut plus qu'une occupation favorite: les supplicier lui-même, en enveloppant toutes leurs familles dans un châtiment raffiné, sans épargner les jeunes filles, les vieillards, les femmes enceintes ni les petits enfants[2]! Difficilement résignée à la perte de son antique liberté, Novgorod fut, en 1570, la première victime de ses fureurs. Il s'y transporta avec ses opritchniks, espèce de prétoriens, comme il s'en rencontre au service de toutes les iniquités et, durant cinq semaines, il y a égorgé, chaque jour, sans rémission et sans relâche, cinq à six cents de ses habitants. Rentré à Moscou, il en trouva les rues désertes; il les parcourut en criant que personne n'avait rien à redouter. La foule ajoute foi à la parole du Tzar, le suit sur la place Rouge et là, elle découvre trois cents infortunés étendus et liés par dizaines, que ce nouveau Caligula la force, non à décapiter, cela aurait été trop doux, mais à déchiqueter. Et ces exécutions, impossibles à énumérer et à détailler, se succédèrent sans interruption pendant un quart de siècle! Ces atrocités, dont le souvenir fait frissonner, eurent pour résultat de détacher davantage la Livonie de la Russie et de rendre celle-ci moins apte à repousser ses constants ennemis; les Tatars en profitèrent, en 1571, pour incendier Moscou; les Polonais, peu agressifs sous Henry III, ranimés par Étienne Batory, reprirent Polotsk en 1579 et menacèrent le Kremlin. Alors, aussi pusillanime qu'il était entreprenant au commencement de son règne, Ivan semblait n'avoir plus d'autre ressource que d'accepter l'hospitalité que lui avait offerte la reine Élizabeth[3], lorsqu'il s'avisa d'implorer le médiation de Grégoire XIII, en lui promettant de reconnaître sa juridiction toute spirituelle. Fidèle aux traditions du Saint-Siége, qui ne laissait échapper aucune occasion de se ménager des relations avec la Russie, détournée de ses voies premières, le Pape s'empressa de charger Antoine Possevin d'arrêter Batory et de donner suite aux intentions apparentes du Tzar humilié. Autant le célèbre jésuite, professeur de saint François de Sales, réussit dans la première partie de sa mission, autant il échoua dans la seconde. Abattu sans être touché, Ivan eut encore à son déclin une fortune inattendue: un kosaque vint lui apprendre qu'il était maître de la Sibérie.
[2] V. Erschrickliche, grewliche und nie erhörte tyranney'n Johannis Basilidis; 1592, in-4o, s. l.
[3] Cette proposition de la sanguinaire princesse est ainsi conçue dans une lettre-missive conservée aux archives de l'Empire:
«Au cher et très-grand, très-puissant prince, notre Frère, Empereur et Grand-Duc Ivan Vasili, souverain de toute la Russie.
«Si à une époque il arrive que vous soyez, par quelque circonstance fortuite, ou par quelque conspiration secrète, ou par quelque hostilité étrangère, obligé de changer de pays, et que vous désiriez venir dans notre royaume, ainsi que la noble Impératrice, votre épouse, et vos enfants chéris, avec tout honneur et courtoisie nous recevrons et nous traiterons Votre Altesse et sa suite comme il convient à un si grand prince, vous laissant mener une vie libre et tranquille avec tous ceux que vous amènerez à votre suite, et il vous sera loisible de pratiquer votre religion chrétienne en la manière que vous aimerez le mieux, car nous n'avons pas la pensée d'essayer de rien faire pour offenser Votre Altesse ou quelqu'un de vos sujets, ni de nous mêler en aucune façon de la conscience et de la religion de Votre Altesse, ni de lui arracher sa foi par violence. Et nous désignerons un endroit dans notre royaume que vous habiterez à vos propres frais, aussi longtemps que vous voudrez bien rester chez nous. Nous promettons ceci par notre lettre et par la parole d'un souverain chrétien. En foi de quoi, nous, la reine Élizabeth, nous souscrivons cette lettre de notre propre main en présence de notre noblesse et conseil. A notre palais de Hampton-Court, le 18 mai, 12e année de notre règne en l'an de N.-S. 1570.»
«Ce prince, dit Karamzin, grand, bien fait, avait les épaules hautes, les bras musculeux, la poitrine large, de beaux cheveux, de longues moustaches, le nez aquilin, de petits yeux gris mais brillants, pleins de feu, et au total une physionomie qui ne manquait pas d'agrément. Mais le crime le changea tellement qu'à peine pouvait-on le reconnaître. Une sombre férocité déforma tous ses traits. L'œil éteint, presque chauve, il ne lui resta plus bientôt que quelques poils à la barbe, inexplicable effet de la fureur qui dévorait son âme!»
Voici comment ce célèbre historien, irrécusable en cette matière, nous peint le genre de vie de ce prince: «A 3 heures du matin, le Tzar accompagné de ses enfants, allait au clocher pour sonner les matines; aussitôt, tous les courtisans couraient à l'église; celui qui manquait à ce devoir était puni par 8 jours de prison. Pendant le service, qui durait jusqu'à 6 ou 7 heures, le Tzar chantait, lisait, priait avec tant de ferveur que toujours il lui restait sur le front des marques de ses prosternations. A 8 heures, on se réunissait de nouveau pour entendre la messe, et à 10 heures tout le monde se mettait à table, excepté Ivan qui lisait, debout et à haute voix, de salutaires instructions.
«L'abondance régnait dans le repas: on y prodiguait le vin, l'hydromel et chaque jour paraissait un jour de fête. Les restes du festin étaient portés sur la place publique pour être distribués aux pauvres. Le Tzar dînait après les autres; il s'entretenait avec ses favoris des choses de la religion, sommeillait ensuite ou bien allait dans les prisons pour faire appliquer quelques malheureux à la torture. Ce spectacle horrible semblait l'amuser; il en revenait chaque fois avec une physionomie rayonnante de contentement. Il plaisantait, il causait avec plus de gaieté que d'ordinaire. A 8 heures, on allait à vêpres; enfin à 10, Ivan se retirait dans sa chambre à coucher, où trois aveugles, l'un après l'autre, lui faisaient des contes qui l'endormaient pour quelques heures. A minuit il se levait et commençait sa journée par la prière. Quelquefois on lui faisait à l'église des rapports sur les affaires du gouvernement; quelquefois les ordres les plus sanguinaires étaient donnés au chant des matines ou pendant la messe. Pour rompre l'uniformité de cette vie, Ivan faisait ce qu'il appelait des tournées. Il visitait alors les monastères lointains, ou il allait poursuivre les bêtes fauves dans les forêts, préférant à tout la chasse de l'ours.»
Sept fois marié, au mépris des canons de l'Église russe, qui interdisent les quatrièmes noces, Ivan ne se contenta pas, à l'instar de Henri VIII, de répudier ou d'exterminer ses femmes; il alla, dans un accès de rage, jusqu'à assommer son propre fils avec le bâton ferré qui ne le quittait pas, puis il fit semblant de le pleurer, crime dont il fut puni par la rapide extinction de sa race, évidente punition pour qui seulement veut voir. Usé par les débauches, qu'il alliait à de minutieuses pratiques de dévotion qui rappellent Louis XI, dévoré de remords qui furent peut-être pour lui un plus affreux tourment que tous ceux qu'il a fait subir à un si grand nombre de ses sujets, car on ne devine pas ce qu'endurent les criminels,—Ivan, en voyant approcher la mort, se revêtit d'une robe de bure, prit le nom de frère Jonas et finit ses jours, le 19 mars 1584, après avoir fourni, dans ses dernières vingt-quatre années, une page de l'histoire de Russie que l'on voudrait déchirer, qu'on ne saurait toutefois soustraire aux méditations des esprits sérieux que les excès de l'absolutisme n'entraînent jamais à justifier les excès contraires, mais stimulent uniquement à mieux apprécier les bienfaits d'une liberté que tant de sang répandu devrait avoir conquise à l'humanité haletante.
En rappelant ces faits, sous une forme légère en apparence, le comte Alexis Tolstoy a fait une œuvre sérieuse et patriotique; il a montré combien on en était éloigné aujourd'hui et combien il serait impossible d'y revenir. L'histoire de tous les peuples renferme des crimes; l'abaissement des peuples ne consiste que dans le peu d'indignation que ces crimes soulèvent. Avouer Ivan IV, c'est déclarer ne pas vouloir le recommencer. Mon patriotisme ne souffre donc pas de mettre un moment la torche sous la sinistre figure du Terrible, car cette torche éclaire en même temps davantage les vraies et rares qualités du Souverain heureusement régnant.