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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE III
SORCELLERIE.

La lune s'élevait dans le ciel, les étoiles scintillaient, le moulin à demi-ruiné et la roue en mouvement semblaient argentés. Tout-à-coup, retentit le galop d'un cheval et bientôt une voix impérieuse se fit entendre:—Holà, sorcier!

Le nouvel arrivant n'était pas accoutumé, paraît-il, à attendre; car, n'entendant pas de réponse, il cria encore plus fort:—Holà, sorcier! sors ou je te coupe en morceaux!

Le meunier répondit:—Plus bas, prince, plus bas, petit père, nous ne sommes pas seuls, des voyageurs se sont arrêtés chez moi; je descends à l'instant, donne-moi seulement le temps de fermer mon coffre.

—Je t'apprendrai à fermer ton coffre, tison d'enfer! répartit celui que le meunier appelait prince,—ne savais-tu pas que je devais venir aujourd'hui? Comment as-tu osé recevoir des voyageurs? qu'ils détalent!

—Petit père, ne crie pas, pour l'amour de Dieu, ne crie pas, tu gâteras tout! je te l'ai déjà dit, notre affaire craint le bruit et je n'ai pas le pouvoir de renvoyer les voyageurs. D'ailleurs ils ne nous gênent pas; ils dorment maintenant, ne les éveille pas!

—Allons, soit, vieillard, mais prends garde de me tromper, il vaudrait mieux pour toi n'être pas né. Jamais on n'a imaginé un châtiment pareil à celui que je trouverais pour toi.

—Petit père, calme-toi! que veux-tu que fasse un vieillard? Ce que je verrai, je te le dirai, ce qui arrivera ensuite est au pouvoir de Dieu seul. Si ton altesse se dispose à me châtier mieux vaut ne pas entamer l'affaire.

—Allons, allons, vieillard, n'aie pas peur, je plaisantais.

Le cavalier attacha son cheval à un arbre. Il était de haute taille et paraissait jeune. La lune jouait sur les boutons de son pourpoint; des cordons et des glands d'or s'agitaient sur ses épaules.

—Eh bien! prince, dit le meunier—as-tu appris les mots?

—J'ai appris les mots, et je porte un cœur d'hirondelle à mon cou.

—Et cela n'a rien fait?

—Non, répondit le prince avec chagrin—rien n'y fait. Il y a quelques jours, je l'ai vue dans le jardin, dès qu'elle m'a reconnu, elle est devenue pâle, m'a tourné le dos et s'est enfuie.

—Ne te fâche pas, boyard, ne tranche pas inutilement des têtes innocentes et permets-moi de te dire une parole.

—Parle.

—Écoute donc…, mais j'ai peur…

—Parle, répéta le prince en frappant du pied.

—Eh bien! petit père, n'en aime-t-elle pas un autre?

—Un autre? quel autre? son mari? un vieillard?

—Et si… continua le meunier en hésitant—si ce n'était pas son mari?…

—Ah, sorcier! hurla le prince—comment cela t'est-il venu à l'esprit? Ah! si je soupçonnais quelqu'un, je leur arracherais le cœur à tous deux de mes propres mains.

Le meunier recula avec terreur.

—Sorcier, continua le prince en adoucissant sa voix, aide-moi, l'amour m'a terrassé, le cruel serpent! que n'ai-je pas fait! J'ai passé des nuits entières à prier devant les saintes images, la prière ne m'a pas donné le repos. J'ai galopé nuit et jour par monts et par vaux, j'ai tué ainsi plus d'un bon cheval, mais je n'ai pas tué mon chagrin. J'ai couru les tavernes, j'ai bu des cruches entières du vin le plus capiteux, je n'ai pas trouvé la paix dans l'ivresse. J'ai bravé la honte, je suis entré dans les opritchniks. J'ai pris ma place aux banquets du Tzar parmi les bourreaux, les Griazny et les Basmanof! J'ai fait pis qu'eux, j'ai détruit des bourgs et des villages, enlevé des jeunes filles, mais le sang que j'ai versé n'a pas noyé ma peine. Les opritchniks eux-mêmes me craignent, le Tzar me ménage à cause de ma vaillance, le peuple me maudit. Le nom du prince Viazemski est aussi exécré que celui de Maliouta Skouratof. Voilà où m'a conduit ma passion, j'ai perdu mon âme. Eh! que m'importe! Au fond de l'enfer je ne serai pas pis qu'ici. Eh bien! vieillard, pourquoi me regardes-tu dans les yeux? Crois-tu que je sois fou? Viazemski n'est pas fou; sa tête est forte, son corps est vigoureux. Ma souffrance n'en est que plus terrible, elle ne peut m'accabler.

Le meunier écoutait le prince avec épouvante, il avait peur, il craignait pour sa vie.

—Pourquoi restes-tu silencieux, vieillard? N'as-tu pas quelque poison, quelque racine qui puisse la faire changer? Parle, dis-moi quelles sont tes herbes magiques? eh bien! parle donc, sorcier.

—Petit père, prince Athanase Ivanovitch, que te dirai je? Il y a différentes herbes, il y a l'herbe koliouka qui se cueille le jour de la Saint-Pierre. Si tu frottes ton arme avec elle, tu ne manqueras jamais ton coup. Il y a l'herbe tirlitch qui croît sur la montagne de Lissa près de Kief. Le Tzar ne sera jamais mécontent de celui qui en porte sur sa personne. Il y a encore de la salicaire; prends une de ces racines en forme de croix, pends-la à ton cou, tout le monde te craindra comme le feu.

Viazemski sourit amèrement:—On a déjà assez peur de moi, je n'ai pas besoin de ta salicaire, continue.

—Il y a la tête d'Adam qui se récolte dans les marais; elle amène les cadeaux. Il y a l'herbe bleue des marais; quand tu vas à la chasse, bois-en une décoction et aucun ours ne te touchera. Il y a la rhubarbe; quand on la tire de terre, elle gémit comme un enfant; en la portant à son cou, on ne se noie jamais.

—Et c'est tout?

—Il y a encore la fougère; celui qui a le bonheur d'en cueillir la fleur, deviendra le maître de tous les trésors,—la Jean et Marie; celui qui l'a trouvée peut monter la première rosse venue et battre le meilleur cheval.

—Et une herbe qui fasse aimer, n'en connais-tu pas?

Le meunier resta un moment silencieux.

—Je n'en connais pas, petit père, ne te fâche pas, Dieu m'est témoin que je n'en connais pas.

—Et une herbe qui fasse cesser d'aimer, en connais-tu?

—Je n'en connais pas non plus, prince, mais il y a l'herbe qui brise; quand on la met en contact avec des murailles ou une porte de fer, elle fait tout éclater.

—Finis avec tes herbes! dit avec impatience Viazemski, et il fixa son regard sombre sur le meunier.

Le meunier baissa la tête et se tut.

—Vieillard! reprit tout à coup Viazemski en le saisissant à la gorge, donne-la moi! tu entends? donne-la moi, donne-la moi, maudit! donne-la à l'instant!

Et il secouait violemment le vieillard qui crut sa dernière heure venue.

Tout à coup Viazemski le lâcha et tomba à ses genoux.

—Prends pitié de moi! dit-il en sanglotant: guéris-moi! je te donnerai ce que tu voudras, je te couvrirai d'or, je me lierai à toi; prends pitié de moi, vieillard.

Le meunier s'épouvanta encore davantage.

—Prince, Boyard! que fais-tu donc? reviens à toi! c'est moi, David, le meunier! reviens à toi, prince!

—Je ne me relèverai pas que tu ne m'aies guéri.

—Prince! prince! disait d'une voix tremblante le meunier, il est l'heure, le temps passe, relève-toi! il fait nuit, je ne te vois plus, je ne sais pas où tu es; vite, vite à l'œuvre.

Le prince se leva.

—Commence, dit-il, je suis prêt.

Tous deux restèrent un moment silencieux. Tout était calme; la roue seule, éclairée par la lune, continuait à tourner. Quelque part, dans un marais, on entendait le cri du râle, et parfois la note plaintive du hibou arrivait des profondeurs de la forêt.

Le vieillard et le prince s'approchèrent du moulin.

—Regarde, prince, sous la roue et je vais prononcer le charme.

Le vieillard se coucha sur la terre et, encore tremblant de frayeur, il se mit à murmurer certains mots. Le prince regardait l'eau. Quelques minutes s'écoulèrent ainsi.

—Que vois-tu, prince?

—Je vois comme des perles qui tombent et des ducats d'or qui pétillent.

—Tu seras riche, plus riche qu'aucun autre en Russie.

Viazemski soupira.

—Regarde encore, prince, que vois-tu?

—Je vois comme des sabres se heurter et entre eux une espèce de collier d'or.

—Tu auras des succès à la guerre, boyard, tu seras heureux au service du Tzar; mais regarde, regarde, que vois-tu encore?

—L'obscurité est venue et l'eau s'est troublée. Ah! voilà que l'eau rougit, on dirait du sang. Qu'est-ce que cela veut dire?

Le meunier se tut.

—Qu'est-ce que cela veut dire, vieillard?

—Assez, prince. Il ne faut pas regarder trop longtemps, allons-nous-en.

—Voilà de longs filets rouges comme des veines ensanglantées; je vois deux pinces qui s'ouvrent et se ferment, je vois…

—Allons-nous-en, prince, allons-nous-en.

—Arrête, dit Viazemski en interrompant le meunier, je vois une sorte de scie à grandes dents qui va et vient et sous cette scie on dirait du sang qui jaillit!

Le meunier voulut entraîner le prince.

—Arrête, vieillard. Oh! j'ai le corps brisé…

Le prince se recula. On eût dit qu'il comprenait la vision.

Ils restèrent longtemps silencieux. Enfin Viazemski dit:—Je veux savoir si elle en aime un autre.

—As-tu, Boyard, quelque chose qui lui ait appartenu?

—Voilà ce que j'ai trouvé à sa porte. Le prince lui montra un ruban bleu.

—Jette-le sous la roue.

Le prince jeta le ruban. Le meunier sortit de sa poitrine une fiole de terre.

—Bois, dit-il en la donnant au prince.

Le prince but. La tête parut lui tourner un moment et ses yeux se troublèrent.

—Regarde, maintenant; que vois-tu?

—Elle! elle!

—Seule?

—Non, pas seule, ils sont deux: avec elle il y a un jeune homme blond, vêtu d'un caftan cramoisi, mais je ne vois pas son visage.

Attends! ils se rapprochent… plus près… toujours plus près… anathème! ils se donnent la main! anathème! sois maudit, sorcier, sois maudit! maudit!

Le prince jeta au meunier une poignée d'or, arracha de l'arbre la bride de son cheval, sauta en selle et s'élança à travers la forêt. Puis, peu à peu, le galop du cheval s'affaiblit et l'on n'entendit plus dans le calme de la nuit que le bruit de la roue qui continuait à tourner.

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