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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XX
LES JOYEUX COMPÈRES.

Dans un cachot profond et sombre, aux parois humides et couvertes de moisissures, le prince Nikita Romanovitch, les pieds et les mains enchaînés, attendait la mort. Il ne savait plus au juste combien de temps s'était écoulé depuis son arrestation, car le jour ne pénétrait pas dans son cachot; mais de temps en temps le son lointain des cloches, arrivant à son oreille, lui faisait supposer qu'il était en prison depuis trois jours. Le pain qu'on lui avait jeté était mangé depuis longtemps, sa cruche d'eau était vide, la faim et la soif commençaient à le tourmenter, lorsqu'un bruit inaccoutumé attira son attention. On tirait des verrous au-dessus de sa tête. La première porte de la prison, celle de l'extérieur, roula sur ses gonds. Le bruit s'approcha; un autre verrou fut tiré et la seconde porte grinça. Enfin on ouvrit la troisième porte et des pas retentirent dans l'escalier qui descendait au cachot; à travers les fentes de la dernière porte apparut une lueur, une clef tourna en gémissant, on enleva une barre de fer, les gonds rouillés résonnèrent et une lumière éblouissante aveugla soudain Sérébrany.

Lorsqu'il retira ses mains dont il s'était involontairement couvert les yeux, Maliouta Skouratof et Boris Godounof étaient devant lui et le bourreau qui les accompagnait élevait une torche de résine au-dessus de leurs têtes.

Maliouta, les bras croisés, regardait en souriant le visage de Sérébrany; les pupilles de ses yeux semblaient se contracter puis s'agrandir.

—Salut, prince! fit-il d'un son de voix tel que Sérébrany n'en avait jamais entendu de pareil, d'une voix hideusement sensuelle et affreusement douce rappelant le miaulement sanguinaire du chat, lorsqu'il s'approche de la souricière où est emprisonnée sa victime.

Involontairement, Sérébrany frissonna, mais la vue de Godounof le rassura.

—Boris, dit-il en se détournant de Maliouta, merci d'être venu me voir. Maintenant, il me sera plus facile de mourir.

Et il lui tendit sa main enchaînée. Mais Godounof fit un pas en arrière et son visage glacé n'exprima aucune sympathie pour le prince.

La main de Sérébrany retomba sur ses genoux en faisant résonner la chaîne qui la retenait.

—Je ne pensais pas, Boris Godounof, dit-il d'un ton de reproche, que tu m'avais renié. Es-tu venu seulement pour assister à mon supplice?

—Je suis venu avec Skouratof, répondit froidement Godounof, pour assister à ton interrogatoire, je ne sais ce que tu veux dire par renier; je n'ai jamais eu rien de commun avec toi; seulement, en devinant la clémence du Tzar, j'ai retardé un moment le supplice que tu avais encouru.

Le cœur de Sérébrany se serra et ce changement de Boris lui parut plus lourd à supporter que la mort même.

—Le temps de la clémence est passé, continua Godounof d'un ton glacial, te souviens-tu du serment que tu avais fait au Tzar? Soumets-toi maintenant à sa sainte volonté et, si tu nous avoues tout sans détours, tu éviteras les tortures et recevras une mort prompte: commençons l'interrogatoire, Grégoire Skouratof.

—Attends, attends un peu! répondit Maliouta en souriant. J'ai des comptes particuliers à régler avec Son Excellence. Raccourcis ses chaînes, Thomas, dit-il au bourreau.

Le bourreau, après avoir placé la torche dans un anneau de fer, ramena les mains de Sérébrany jusqu'au mur, afin qu'il ne pût pas les mouvoir.

Alors Maliouta se rapprocha de lui et le regarda longtemps toujours avec le même sourire.

—Seigneur, prince Nikita! dit-il à la fin, accorde-moi une grande faveur.

Il était à genoux et saluait profondément Sérébrany.

—Nous, seigneur prince, continua-t-il avec une humilité dérisoire, nous, vis-à-vis de ton excellence, nous sommes de petites gens; nous n'avons jamais, de nos propres mains, tranché la tête, jamais torturé d'aussi grands boyards que toi; au moment de le faire, il nous vient une crainte. On dit que ce n'est pas le même sang qui coule dans nos veines…

Maliouta s'arrêta et son sourire devint encore plus infernal, ses yeux grandirent encore, ses pupilles se contractèrent plus souvent.

—Permets, seigneur prince, fit-il en donnant à sa voix une expression suppliante,—permets-moi, avant de te torturer, d'examiner ton sang de boyard.

Il sortit un couteau de sa ceinture et s'avança sur les genoux vers Sérébrany.

Le prince fit un soubresaut en arrière et jeta un regard sur Godounof.

Le visage de Boris était impassible.

—Ensuite, continua-t-il en élevant la voix, ensuite tu me permettras à moi, misérable vilain, de découper une lanière dans ton dos princier, de faire avec ta peau de boyard une selle à mon cheval, puis ton humble esclave donnera ta chair sacrée à manger à ses chiens.

La voix de Maliouta, ordinairement grossière, ressemblait maintenant au hurlement du chacal, à quelque chose d'indéfinissable entre le rire et le gémissement.

Les cheveux de Sérébrany se hérissèrent. Lorsque Ivan l'avait condamné la première fois, il avait monté d'un pas ferme l'échafaud; mais ici, dans un cachot, enchaîné, affaibli par la faim, il n'eut pas la force de supporter cette voix et ce regard.

Pendant quelques moments, Maliouta se rassasia de l'épouvante qu'il avait causée.

—Seigneur prince, hurla-t-il tout à coup en rejetant son couteau et en se relevant, avant tout permets-moi de te payer ma dette!

Et, les dents serrées, il leva la main sur Sérébrany.

Le sang du prince reflua vers son cœur; à son indignation se mêla ce sentiment de dégoût que produit le voisinage d'une bête venimeuse qui nous menace de son contact. Il jeta un regard désespéré sur Godounof.

La main levée de Maliouta s'arrêta en l'air sous l'étreinte de Boris.

—Grégoire Skouratof, dit Godounof sans perdre son flegme, si tu le frappes, il se brisera la tête contre la muraille et nous n'en pourrons rien obtenir. Je connais ce Sérébrany.

—Lâche-moi! hurla Maliouta; ne m'empêche pas de me venger! ne m'empêche pas de prendre ma revanche de la mare maudite.

—Penses-y, Skouratof! nous répondons de lui devant le Tzar.

Et Godounof s'empara de l'autre main de Maliouta.

Mais comme une bête fauve qui a humé le sang, Maliouta avait perdu toute prudence. Criant et blasphémant, il luttait avec Godounof et essayait de le renverser pour se jeter ensuite sur sa proie. Une lutte s'établit entre eux; la torche heurtée par l'un deux tomba par terre et s'éteignit sous leurs pieds.

Maliouta revint à lui.

—J'avertirai le Tzar, dit-il d'une voix saccadée, que tu soutiens ceux qui le trahissent!

—Et moi, répondit Godounof, je dirai au Tzar que tu as voulu tuer un traître avant de l'interroger, parce que tu crains sa déposition.

Quelque chose dans le genre d'un rugissement sortit de la poitrine de Maliouta; il s'élança hors du cachot, en ordonnant au bourreau de le suivre.

Pendant qu'ils montaient à tâtons les marches de l'escalier, Sérébrany sentit qu'on détachait ses chaînes et qu'il était libre de ses mouvements.

—Ne te désespère pas, prince! murmura à son oreille Godounof en lui serrant fortement la main: l'important est de gagner du temps.

Et il courut à la suite de Maliouta, ayant soin de fermer les portes derrière lui et de pousser soigneusement les verrous.

—Grégoire Skouratof, dit-il à Maliouta en le rejoignant et en lui donnant les clefs en présence des gardiens, tu n'as pas fermé le cachot. Prends garde, on pensera que tu veux faire évader Sérébrany!

Au moment où se passait la scène que nous venons de décrire, Ivan, sombre et mécontent, était assis dans sa chambre à coucher. Un sentiment jusqu'alors inconnu l'envahissait. Ce sentiment était un respect involontaire pour Sérébrany, dont les actes audacieux, tout en révoltant son cœur de despote, ne lui paraissaient avoir aucun des caractères de la trahison. Jusqu'ici Ivan avait rencontré ou une révolte ouverte comme celle dont les boyards avaient assombri les premiers temps de son règne, ou une désobéissance hautaine comme celle de Kourbski, ou une basse servilité comme celle qui l'entourait aujourd'hui. Mais Sérébrany ne pouvait être rangé dans aucune de ces catégories. Il partageait les idées de son temps sur l'inviolabilité divine du pouvoir d'Ivan, il conformait sa conduite à cette croyance et, plus habitué à agir qu'à penser, il ne s'écartait jamais de propos délibéré de l'obéissance au Tzar, qu'il regardait comme le représentant de Dieu sur la terre. Mais, malgré cela, chaque fois qu'il se heurtait à une injustice flagrante, son âme bouillonnait d'indignation et sa droiture native prenait le pas sur ses croyances. Alors, à sa propre stupéfaction et presque sans en avoir conscience, il accomplissait des actes en complet désaccord avec ce que ses principes lui prescrivaient. Cette noble inconséquence bouleversait toutes les idées d'Ivan sur les hommes et mettait en défaut ses connaissances du cœur humain. La franchise de Sérébrany, sa droiture incorruptible, son désintéressement étaient évidents pour Ivan lui-même. Il comprenait que Sérébrany ne le tromperait pas, qu'il pouvait compter sur lui plus que sur aucun de ses opritchniks assermentés; le désir lui était venu de l'attacher ou d'en faire son instrument; mais en même temps il sentait que cet instrument, à un moment donné, pourrait lui échapper et à cette seule pensée son attraction vers Sérébrany se changeait en haine. Si la mobilité d'impressions d'Ivan le poussait quelquefois à interrompre ses actes sanguinaires et à s'abandonner au désespoir, ce n'était que par exception: habituellement il était pénétré de son infaillibilité, il croyait fermement au principe divin de son pouvoir et le défendait sans pitié contre toute attaque. Or, il considérait comme une attaque même l'improbation silencieuse. La pensée de faire grâce à Sérébrany eut un moment accès dans son âme, mais elle fit aussitôt place à l'idée que le prince Nikita était au nombre des gens dont il ne pouvait tolérer l'existence dans son empire.

Lorsque, disait-il, le troupeau entier allant à droite, une seule brebis va à gauche, le pasteur sépare cette brebis du troupeau et la livre au couteau. Ainsi pensait Ivan et le sort de Sérébrany fut résolu dans son cœur. Son supplice était fixé pour le jour suivant; toutefois il ordonna qu'on lui enlevât ses chaînes et qu'on lui envoyât des mets et du vin de sa table. Et, afin de chasser les impressions soulevées en lui par cette lutte intérieure, impressions inaccoutumées et qui le tourmentaient, il pensa que l'air des champs le calmerait et il ordonna une grande chasse au faucon.

La matinée était magnifique. Tous les veneurs, les fauconniers et leurs gens à cheval, vêtus des plus brillants uniformes, portant sur le poing des faucons, des gerfauts et des tiercelets, se mirent en route et allèrent attendre leur maître dans la campagne.

Ce n'est pas à tort que de tout temps les plaisirs des champs ont passé pour un remède contre la tristesse; la chasse au faucon plus qu'aucune autre remplissait jadis d'allégresse jeunes et vieux. Quelque sombre que fût le Tzar, quand il quitta la Sloboda avec tous ses opritchniks, son visage s'éclaira tout à fait à la vue du groupe éblouissant de ses fauconniers. Le lieu du rendez-vous était dans des prairies bordées de jeunes bois, à deux verstes de la Sloboda, sur la route de Vladimir.

Le grand fauconnier, en caftan de velours rouge, galonné d'or, ceinture dorée, chapeau de drap d'or, bottes jaunes, gants brodés, descendit de cheval et, suivi d'un fauconnier qui portait sur son poing un gerfaut blanc, encapuchonné et portant des grelots, il s'avança vers Ivan. S'étant incliné jusqu'à terre, le grand fauconnier demanda:

—Est-il temps de commencer la chasse, sire?

—Il est temps, répondit Ivan. Commencez.

Le grand fauconnier présenta alors au Tzar une riche mitaine semée d'oiseaux dorés et, ayant pris le gerfaut que portait son compagnon, il le plaça sur la main de son maître.

—Honnêtes et louables chasseurs! dit-il ensuite en se tournant vers la foule des opritchniks: armez-vous et réjouissez-vous en vous livrant à la chasse, passe-temps célèbre, beau et sage; que vos chagrins s'effacent et que vos cœurs s'épanouissent!

Ensuite se tournant vers les fauconniers:—Bons et diligents fauconniers, commencez la chasse!

A ces mots la foule bigarrée des chasseurs se dispersa dans la plaine. Les uns se jetèrent en criant dans le taillis, les autres galopèrent vers de petits étangs semés çà et là au milieu des halliers. Bientôt des volées de canards sortirent des roseaux et se répandirent dans l'air. Les chasseurs lancèrent leurs faucons. Les canards voulurent reprendre le chemin des étangs, mais, rencontrant d'autres ennemis de ce côté, ils se dispersèrent dans toutes les directions. Les faucons, les gerfauts et les tiercelets, encouragés par les cris de leurs gardiens, s'élancèrent sur les canards et, tombant comme une pierre sur leur dos, en tuèrent un grand nombre d'un seul coup.

Parmi les plus vaillants on distingua, ce jour-là, Bodry et Smély, gerfauts sibériens, Arbas et Anpras, faucons du gibier d'eau; Khoriak, Khoudiak, Maletz et Paletz. Les vols de tous ces faucons de races diverses étaient un spectacle merveilleux. Les coqs de bruyère tombaient sans cesse en tourbillonnant dans l'air. Quelquefois les canards au désespoir se jetaient entre les jambes des chevaux et étaient attrapés vivants par les chasseurs. La journée ne se passa pas sans accident. Le brave Gamaïon, en s'élançant sur un vieux coq qui volait très-bas, donna si violemment sur le sol qu'il mourut sur le coup. Astrez et Sorodoum, deux tiercelets de Kazan, volèrent hors de vue malgré le sifflet de leurs gardiens et les ailes des colombes que ceux-ci agitaient pour les attirer.

Mais le plus extraordinaire, le plus merveilleux entre tous fut le gerfaut tzarien, le célèbre Adragan. Deux fois le Tzar le lança; deux fois, après avoir plané dans l'espace, il frappa d'un coup assuré tous les oiseaux à sa portée et revint se poser sur le gant doré du Tzar. La troisième fois, Adragan entra dans une telle fureur qu'il attaqua, non-seulement le gibier, mais les autres faucons qui passaient imprudemment dans son voisinage. Smichlay et le tiercelet Kroujok tombèrent sur le sol avec les ailes cassées. Ce fut en vain que le Tzar et ceux qui l'environnaient cherchèrent à rappeler Adragan, en agitant un chiffon écarlate et des ailes d'oiseau. Le gerfaut traçait sur le ciel de larges courbes, s'élevait si haut qu'on avait peine à le distinguer, puis tombait comme la foudre sur le gibier éperdu; mais, au lieu de le suivre dans sa chute vers la terre, après chaque nouvelle victoire, Adragan s'élevait de nouveau et volait au loin.

Le grand fauconnier, désespérant de rattraper le fugitif, se hâta de donner au Tzar un autre faucon. Mais le Tzar aimait Adragan et la perte de son meilleur gerfaut le chagrinait. Il demanda au grand fauconnier quel était celui de ses subordonnés qui avait la charge d'Adragan? celui-ci répondit que le gardien s'appelait Trichka.

Ivan fit appeler Trichka qui, pressentant quelque malheur, arriva tout pâle.

—C'est là l'éducation que tu as donnée à mon faucon? A quoi es-tu bon, si tu ne sais pas rappeler l'oiseau que tu nourris? te moques-tu de moi? écoute, Trichka, je mets ton sort dans tes mains: si tu rattrapes Adragan, tu recevras un présent tel qu'aucun de vous n'en a jamais reçu; s'il est perdu, j'ordonne, avec ta permission, qu'on te coupe la tête,—et ce sera un exemple pour tous; car je remarque depuis longtemps une grande négligence parmi mes fauconniers.

En disant ces derniers mots, Ivan jeta un regard oblique sur le grand fauconnier qui pâlit à son tour, car il savait que le Tzar n'oubliait pas ceux qu'il avait regardés ainsi.

Trichka, sans perdre de temps, sauta sur un cheval et galopa à la recherche d'Adragan, suppliant son patron, le bienheureux saint Trifon, de le guider vers l'indiscipliné gerfaut.

Pendant ce temps la chasse continuait. Elle était à peine commencée depuis une heure que déjà des masses de gibier de toute sorte pendaient aux courroies des selles, lorsqu'un autre spectacle attira l'attention du Tzar.

Par la route de Vladimir s'avançaient lentement deux aveugles, l'un encore jeune, l'autre vieillard, à longue barbe et à cheveux blancs. Ils étaient vêtus de blouses blanches trouées et portaient, attachés à des lanières placées en croix sur les épaules, d'un côté un sac pour y déposer les aumônes, de l'autre un vieux caftan, que la chaleur du jour leur avait fait ôter. Le reste de leur mobilier, des gousli, une balalaïka[15], et le panier aux provisions étaient portés par un vigoureux garçon qui, en même temps, leur servait de guide. Le plus jeune des deux aveugles se tenait à l'épaule du guide et traînait à sa suite le plus âgé, mais bientôt le guide, émerveillé du spectacle de la chasse, oublia ses compagnons. Abandonnés à eux-mêmes, les aveugles exploraient le terrain avec leurs longs bâtons et trébuchaient à chaque instant. En les apercevant, Ivan Vasiliévitch ne put s'empêcher de rire. Il s'avança vers eux. En cet instant, le premier aveugle fit un faux pas, roula dans une mare et entraîna après lui son compagnon. Tous deux se relevèrent couverts de boue, crachant, criant après leur guide qui, la bouche béante, regardait les brillants costumes des opritchniks. Le Tzar rit aux éclats.

[15] Instruments à corde de cette époque.

—Qui êtes-vous, mes braves? demanda-t-il, d'où venez-vous et où allez-vous?

—Passe ton chemin! répondit le plus jeune des aveugles:—tu aimes trop à apprendre, tu mourras jeune.

—Coquin! cria l'un des opritchniks: ne vois-tu pas à qui tu parles?

—Coquin toi-même, répondit l'aveugle en tournant vers l'opritchnik ses yeux sans prunelles. Comment veux-tu que j'y voie sans yeux. Toi, c'est différent, au lieu de deux, tu en as quatre, ce qui te permet de voir en long et en large; dis-moi à qui je parle, alors je le saurai.

Le Tzar fit signe à l'opritchnik de se taire et répéta sa question d'un ton plus doux.

—Nous sommes de joyeux compères, répondit l'aveugle, nous allons de Mourom à la Sloboda pour faire des farces, consoler les bonnes gens, remonter celui-ci en selle et en faire descendre celui-là.

—Ah, ah! dit le tzar, auquel plaisaient les réponses de l'aveugle, vous êtes de Mourom, la contrée des galettes et qu'y a-t-il de nouveau par là? Est-ce toujours le pays des héros?

—Comment donc, répondit l'aveugle sans hésiter, cette marchandise ne diminue pas. Nous avons le père Michel: il s'enlève lui-même par les cheveux à un pouce au-dessus du sol; nous avons la tante Ouliana qui chevauche sur un tarakan[16].

[16] Cancrelat, insecte.

Tous les opritchniks éclatèrent de rire. Il y avait longtemps que le Tzar ne s'était autant amusé.

—Voilà vraiment des gens joyeux, pensa-t-il, on voit bien qu'ils ne sont pas d'ici. Il y a déjà longtemps que mes conteurs m'ennuient, c'est toujours les mêmes histoires. Depuis que je me suis un peu oublié avec l'un d'eux, ils ont tous une peur terrible de moi; impossible d'en tirer un mot amusant: comme si c'était ma faute que l'âme de ce coquin ne fût pas plus solidement attachée à son corps! écoute, mon brave; sais-tu des contes?

—Des contes! répondit l'aveugle; il y a quelques jours nous racontions au voiévode de Staritza l'histoire de la chèvre enchantée: cette chèvre devint elle-même voiévode ce qui fit qu'il nous mit à la porte après nous avoir fait rouer de coups. Nous ne conterons jamais plus rien.

Il serait difficile de rendre le rire homérique qui retentit parmi les opritchniks. Le voiévode de Staritza n'était pas en faveur auprès du Tzar. La raillerie de l'aveugle tombait donc à propos.

—Écoutez, enfants, dit le Tzar, allez à la Sloboda, vous attendrez mon retour au palais; vous êtes envoyés par le Tzar lui-même, on vous donnera tout ce que vous demanderez. En rentrant j'écouterai vos récits.

Au mot: Tzar, les aveugles se troublèrent.

—Seigneur! père! dirent-ils en se précipitant à genoux, pardonne nos paroles grossières, ne nous fais pas trancher la tête, nous avons péché par ignorance.

Le Tzar sourit de l'effroi des aveugles et galopa de nouveau dans la plaine pour y continuer la chasse; tandis que les aveugles, sous la conduite de leur guide, prirent le chemin de la Sloboda.

Tant que la foule des opritchniks put les voir, ils se soutinrent l'un l'autre et trébuchèrent continuellement; aussitôt qu'un détour du chemin les eut mis à l'abri des regards, le plus jeune des aveugles s'arrêta, jeta un coup d'œil rapide de tous côtés et dit à son compagnon:

—Eh bien! père Korchoun, n'es-tu pas las de trébucher? Allons, cela va bien jusqu'ici; pourquoi fronces-tu les sourcils, père? regrettes-tu de m'avoir accompagné?

—Ce n'est pas cela, répondit le vieux brigand; j'ai promis de te suivre, je ne broncherai pas; mais je ne sais pas ce qui m'arrive, jamais de la vie je n'ai eu le cœur si oppressé; toujours ce souvenir terrible me revient à l'esprit.

—Et quel est donc ce souvenir?

—Écoute, ataman, voilà plus de vingt ans que le chagrin s'est emparé de moi, mais ni à Moscou, ni au Volga personne ne le sait; je n'en ai parlé à personne, j'ai enseveli mon secret dans mon âme et je le porte depuis vingt ans comme une chaîne à mon cou. Une fois, j'essayai d'approcher de la table sainte pendant le grand carême, je voulus raconter au pope tout ce que j'avais sur la conscience, mais je ne pus parvenir à prier et j'abandonnai mon dessein. Mais voilà qu'il me pèse et m'étouffe plus que jamais; il me semble que si je pouvais me confesser à quelqu'un j'en serais soulagé. Avec toi je suis moins effrayé qu'avec le pope; tous deux nous sommes gens de la même espèce.

Une angoisse profonde se peignit sur le visage de Korchoun. Persten écoutait en silence. Les deux brigands étaient assis sur le bord de la route.

—Mitka! dit Persten au guide, va t'asseoir un peu plus loin et veille; si tu vois quelqu'un, tu nous feras signe; regarde bien; ne l'oublie pas: tu es sourd et muet, pas un mot!

—Bon! dit Mitka, n'aie pas peur, je ne dirai rien.

—Ta langue a la pépie, coquin! tais-toi, et ne nous réponds pas. Prends l'habitude du silence; si ta langue te trahit devant quelqu'un, nous sommes perdus tous les trois.

Mitka s'éloigna de cent pas et s'étendit sur le ventre, les coudes sur le sol et le menton dans ses mains.

—Bon enfant, dit Persten en le suivant des yeux, mais bête comme s'il avait le crâne fêlé! Pourvu qu'il ne se vende pas! qu'y faire, il n'y avait pas à choisir; nous sommes sûrs au moins qu'il ne nous trahira pas volontairement. Mais allons, vieux père, maintenant personne ne peut nous entendre, raconte-moi tes peines, quoique le moment ne soit guère bien choisi.

Le vieux brigand baissa sa tête blanche et passa la main sur son front. Il voulait parler, mais commencer paraissait dur.

—Ataman, dit-il, j'ai tué assez de gens pendant ma vie. Tout jeune, j'avais aimé la chemise rouge: un marchand faisait-il résistance, une femme venait-elle à crier, un coup de poignard dans le côté et c'était fini. Même maintenant, quand il y a quelque chose à faire, ma main ne tremble jamais. Je ne t'apprends rien de nouveau, nous en avons tous les deux assez expédié dans l'autre monde, n'est-ce pas?

—Mais où veux-tu en venir? l'interrompit Persten avec une visible répugnance.

—A ceci, que ni toi ni moi ne sommes des femmes timides; nous avons beaucoup de sang sur la conscience et tu vas me répondre, ataman: t'est-il arrivé, quand tu te rappelles quelques-unes de tes actions, de sentir comme des tenailles te serrer le cœur et d'être saisi alternativement de la tête aux pieds par le frisson et la fièvre?

—Vraiment, grand-père, quelles singulières idées as-tu là? ce n'est pas le moment pourtant.

—J'ai oublié la plupart des événements de ma vie, continua Korchoun, un seul m'est toujours présent à la mémoire. Il y a de cela vingt ans. Nous vivions sur le Volga dans neuf barques; notre ataman s'appelait Danilo Kot. Il n'était pas encore question de toi, mais toute la bande connaissait Korchoun et en faisait déjà grand cas. Nous enlevions de riches navires, nous pillions des magasins; tout se partageait également et jamais Danilo ne souffrait une querelle. Que pouvions-nous désirer? Vie indépendante, bonne nourriture, chaud vêtement. Parfois parés de caftans fleuris, le chapeau fièrement relevé, faisant résonner nos rames, nous allions à l'aventure; le peuple des villes et des villages accourait sur les bords du fleuve pour voir les vaillants, les faucons terribles; et nous ramions, et nous chantions à gorge déployée, déchargeant en l'air nos arquebuses et lançant des œillades aux jeunes filles. D'autres fois nous attaquions avec des piques, avec des épieux; nos barques tombaient brusquement comme des loups sortant des bois. Ah! la vie était belle, mais le diable me tenta. Je me dis un jour: je travaille plus que les autres et je n'ai pas pour cela de part plus grande. Je pris la résolution d'aller seul à l'aventure, de faire du bien et, au lieu de le partager, de le conserver pour moi tout seul. Je m'habillai en mendiant, comme aujourd'hui, je suspendis une corbeille à mon cou, je glissai un couteau dans mes bottes et j'allai vers un bourg voir s'il ne passerait personne. J'attendis, j'attendis; aucun convoi, aucun marchand ne se montrait; je commençais à m'ennuyer. C'est bon, me dis-je, Dieu ne m'envoie pas de gibier; maintenant le premier qui passe, fût-ce mon propre père, je le dépouillerai à fond. A peine avais-je juré cela que passa une pauvre femme, portant quelque chose dans une corbeille couverte de toile. Dès qu'elle fut près de moi, je sautai hors du buisson. Arrête, lui dis-je, bonne femme, donne ton panier. Elle tomba à mes pieds: prends ce que tu veux, dit-elle, mais ne touche pas à mon panier. Eh! lui répartis-je, il paraît qu'il y a là un trésor et je fis main basse sur le panier. La vieille cria, m'injuria, me mordit. J'étais déjà de très-mauvaise humeur d'avoir perdu toute une journée, sa résistance acheva de m'exaspérer. Le diable me poussa, je tirai mon couteau de ma botte et le lui plongeai dans la gorge. Dès qu'elle fut tombée, la terreur me saisit. Je pris la fuite, mais me ravisant je revins prendre le panier. Je pensais: puisque je l'ai tuée, que ce ne soit pas au moins pour rien! Je pris le panier sans l'ouvrir et m'enfonçai dans le bois. Je n'atteignis pas le carrefour des chiens que mes jambes commencèrent à chanceler; je me dis: asseyons-nous, je me reposerai et je verrai ce que j'ai attrapé. J'ouvre le panier, je regarde: il y avait dedans un petit enfant, demi-vivant, respirant à peine. Ah! petit démon, pensais-je, voilà donc pourquoi la vieille femme défendait son panier. C'est donc pour toi, maudit, que j'ai mis un péché sur mon âme.

Korchoun voulut continuer, mais il se tut et se mit à rêver.

—Qu'as-tu donc fait de l'enfant? demanda Persten.

—Pouvais-je lui servir de nourrice? Ce que j'en ai fait? cela se devine.

Le vieillard se tut de rechef.

—Ataman, reprit-il tout à coup, quand je songe à cela, mon cœur se fend. Vois, surtout aujourd'hui que je me suis travesti en mendiant, je me souviens de tout cela aussi vivement que si cela s'était passé hier. Et ce n'est pas seulement ce crime, mais, je ne sais pourquoi, bien d'autres auxquels je ne pensais plus se dressent devant moi. On dit que cela n'est pas bon, lorsque, sans rime ni raison, on se souvient ainsi des choses qui étaient depuis longtemps sorties de la mémoire…

Et le vieillard soupira péniblement.

Les deux brigands demeurèrent silencieux. Soudain un bruit d'ailes se fit entendre sur leurs têtes et un vautour fauve vint tomber aux pieds du vieillard. Au même moment, Adragan fendit l'air et poursuivit son vol, sans daigner descendre sur sa nouvelle victime.

Mitka fit un signe; des fauconniers se montraient au loin.

—Grand-père, dit précipitamment Persten, oubliez le passé; nous ne sommes plus des brigands, mais des conteurs aveugles. Voici les gens du Tzar qui galopent et nous auront tout de suite atteints. Reprends vivement ton rôle et conte leur quelques fariboles.

Le vieux brigand hocha la tête.

—Il n'y a pas à lutter, dit-il, en montrant le vautour expirant. C'est moi que le blanc gerfaut a égorgé. Regarde, on ne le voit déjà plus; il a donné son coup de bec et a disparu.

Persten le regarda fixement et se gratta la nuque avec humeur.

—Écoute, grand-père, lui dit-il, Dieu sait ce qui te passe aujourd'hui par la tête. Je ne veux pas te contraindre. On dit que le cœur est un devin. Peut-être ton cœur ne pressent-il pas en vain un malheur. Reste, j'irai seul à la Sloboda.

—Non, répondit Korchoun, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Si c'est ma destinée de porter ma tête à la Sloboda, il n'y a pas à y résister. Sans doute, c'est écrit. Mais voici dans quel but je me suis ouvert à toi. Connais-tu, Ataman, sur le Volga, le village de Bogoriditzkoe?

—Comment ne pas le connaître?

—Et dans ses environs, à cinq verstes, l'endroit que l'on appelle le rond-point du pope?

—Je connais bien aussi le rond-point du pope.

—Et au rond-point du pope te souviens-tu d'un vieux chêne?

—Je me souviens du chêne, seulement il n'y est plus, on l'a coupé.

—On a coupé le chêne mais on a laissé la souche.

—A quoi tout cela mène-t-il?

—Eh bien! voilà à quoi. Je ne reverrai plus jamais le Volga, mais pour toi, il peut se faire que tu retournes au pays. Lorsque tu reverras le Volga, va au rond-point du pope; cherche la souche du vieux chêne; de cette souche compte la moitié de quatre-vingt-dix pas, vers le couchant, creuse la terre. Là, continua Korchoun en baissant la voix, j'ai naguère enfoui un riche trésor. Il y a là pas mal de ducats d'or et de roubles en argent. Tout ce que tu découvriras sera à toi. Je ne puis emporter de trésor avec moi dans l'autre monde. Lorsque je songe, la nuit, à ce que je devrai y répondre pour ce que j'ai fait dans celui-ci, le frisson m'écorche la peau. Quand je n'y serai plus, Ataman, fais chanter une panikhide[17] pour moi. Paie largement le pope; qu'il officie comme il convient, sans rien omettre. Tu sais qu'on me nomme Émilien. Ce sont les hommes qui m'ont appelé Korchoun, mais j'ai été baptisé sous le nom d'Émilien. Que le pope prie donc pour le défunt Émilien, et toi, paie-le bien, n'épargne pas l'argent, Ataman; je te lègue un riche trésor, tu en auras assez pour toute ta vie.

[17] Prière pour les défunts.

Des fauconniers, débouchant au galop, interrompirent Korchoun.

—Eh! hommes de Dieu, cria l'un d'eux, dites, où a volé le gerfaut?

—Je voudrais bien vous le dire, mes chéris, répondit Persten, mais voilà quarante ans que mes yeux sont voilés.

—Comment cela?

—J'allai un jour dans la montagne arracher des tilles sur les rochers; j'aperçois un chêne, et dans le tronc de ce chêne des poulets rôtis qui chantent. J'entre dans le tronc, je mange les poulets, j'engraisse, je ne peux plus en sortir. Comment faire? Je cours à la maison chercher une hache, je fends le chêne et j'en sors; seulement, il faut croire qu'en fendant le chêne, un copeau m'a sauté dans l'œil; depuis ce temps, je ne vois rien. Parfois, lorsque je mange du chtchi, je porte la cuillère à mon oreille; lorsque le nez me démange, je me gratte le dos.

—Vous êtes donc ces aveugles, dit en riant le fauconnier, qui avez parlé au Tzar. Les boyards sont encore à en rire. Eh bien! mes amis, nous avons cherché à égayer notre maître durant le jour, à vous de le divertir la nuit. On dit que le Tzar veut entendre vos contes.

—Que Dieu lui donne la santé, reprit Korchoun, subitement métamorphosé. Pourquoi ne nous écouterait-il pas? Si jusqu'à la nuit nous ne nous démanchons pas la langue, nous pourrons lui en conter jusqu'à l'aurore.

—Bon, dirent les fauconniers, nous jaserons une autre fois avec vous. Maintenant nous allons chercher le gerfaut, et sauver notre camarade. Si Trifon ne trouve pas Adragan, on lui enlèvera la tête; notre père le Tzar ne badine pas!

Et les fauconniers reprirent le galop.

Persten et Korchoun s'accrochèrent de nouveau à Mitka et reprirent le chemin de la Sloboda.

Ils n'en avaient pas atteint la première maison, lorsqu'ils rencontrèrent deux chanteurs qui touchaient de la balalaïka, et chantaient à gorge déployée:

Comme chez notre voisin
Était joyeux le festin!

Lorsque les brigands s'en approchèrent, l'un d'eux, tout rougeaud, coiffé d'un chapeau orné de plumes de paon, se penche à l'oreille de Persten, et lui glisse tout bas, sans discontinuer ses accords:—Voilà cinq jours que ton frère est en prison. J'ai été aux informations; c'est demain qu'est l'exécution. Il est enfermé dans la grande prison, vis-à-vis la maison de Maliouta. De quel côté lâcher le coq[18]?

[18] C'est-à-dire allumer l'incendie, expression populaire encore en usage.

—De ce côté, répondit Persten, en désignant, d'un clignement d'yeux, le côté opposé à la prison.

Le chanteur roux pinça, avec un redoublement d'énergie, les cordes de sa balalaïka et, se détournant de Persten comme s'il ne lui avait pas parlé, il continua aigrement:

Comme chez notre voisin
Était joyeux le festin!
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