← Retour

Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

16px
100%

CHAPITRE XXIII
LA ROUTE.

La vie monastique s'écoulait calme et uniforme. Dans leurs moments libres, les moines recueillaient des herbes et en fabriquaient des médicaments, d'autres s'occupaient de peinture, sculptaient des croix ou des images en cyprès, peignaient et doraient des coupes en bois. Maxime s'attacha à ces bons moines. Il ne remarquait pas comme le temps marchait. Cependant, après une semaine, il résolut de partir. Il avait entendu parler, à la Sloboda, de nouvelles incursions des Tatars du côté de Rézan; il avait depuis longtemps envie de se mesurer avec eux. Lorsqu'il en informa l'igoumène, le vieillard s'attrista.

—Quelle nécessité as-tu de partir, mon fils? lui dit-il. Nous t'aimons tous, nous nous sommes accoutumés à toi. Qui sait, peut-être la grâce de Dieu te visitera et tu resteras toujours avec nous! Écoute, Maxime, ne nous quitte pas!

—Je ne puis pas, mon père. Depuis longtemps ma destinée m'appelle dans une contrée éloignée; depuis longtemps j'entends le bruit de l'arc tatar et parfois sa flèche semble me siffler aux oreilles. Il y a quelque chose qui m'attire vers ce bruit et ce sifflement.

L'igoumène n'insista plus; il récita les prières des voyageurs, le bénit et tous les frères prirent congé de lui.

Et de nouveau Maxime se retrouva à cheval au milieu d'une verte forêt. Comme auparavant, Bouian sautait autour du cheval et regardait joyeusement son maître. Tout à coup, il se mit à aboyer et à courir en avant. Maxime avait déjà mis la main à son sabre dans l'attente d'une fâcheuse rencontre, lorsqu'il vit apparaître, au tournant de la route, un cavalier en caftan jaune avec un aigle noir à deux têtes brodé sur la poitrine. Le cavalier trottait, sifflait gaiement et tenait sur son gant bariolé un faucon blanc encapuchonné et enchaîné. Maxime reconnut un des fauconniers du Tzar.

—Trifon, s'écria-t-il!

—Maxime Gregoritch, exclama joyeusement le fauconnier, bonne santé! comment se porte ta Seigneurie? Tu es donc ici? A la Sloboda, nous te croyions perdu. Il fallait voir la colère de ton père! c'était terrible. Bien des bruits ont couru sur ton père, sur le Tzarévitch et sur le prince Sérébrany. On ne sait plus à qui croire. Dieu merci, te voilà retrouvé! C'est ta mère qui sera heureuse!

Cette rencontre contraria Maxime. Mais Trifon était un bon garçon et savait se taire au besoin. Maxime lui demanda s'il y avait longtemps qu'il avait quitté la Sloboda.

—Il y a déjà une semaine qu'Adragan s'est échappé, répondit-il, en montrant le faucon. Mais tu ne sais peut-être pas cette histoire? J'ai eu une jolie peur en voyant le Tzar si furieux! Mais Dieu et le bienheureux martyr Trifon ont eu pitié de moi.

Le fauconnier ôta son chapeau et fit le signe de la croix.

—Voilà comment cela s'est passé: il y a une semaine, le Tzar alla à la chasse. J'avais déjà lancé Adragan deux fois lorsqu'à la troisième il devint fou; il se mit à battre les autres faucons, mit hors de combat Smichlay et Kroujka et se perdit dans les airs. On n'avait pas le temps de compter jusqu'à dix qu'il était déjà hors de vue. Je me mis à galoper après lui, mais c'était vouloir attraper la lune. Le grand veneur informa le Tzar qu'Adragan était perdu. Le Tzar me fit appeler et il me dit: «Trichka, tu me réponds de ta tête; si tu le rattrapes, je te donnerai une gratification; si tu ne l'attrapes pas, à bas ta tête!» Que faire? le Tzar ne plaisantait pas. Je me mis à la recherche d'Adragan; je me fatiguai six jours, je commençai à sentir quelque chose de singulier autour du cou; il faudra, pensai-je, dire adieu à ma tête. Je me mis à pleurer et à force de pleurer, je m'endormis dans le bois. A peine endormi, j'eus un songe: une lueur se répandit parmi les arbres et des sons résonnaient dans la forêt. En écoutant ces sons, je me dis, tout en dormant: ce sont les clochettes d'Adragan. Je regarde, je vois devant moi un jeune guerrier sur un cheval blanc, éclatant de lumière, tenant sur la main Adragan. Trifon, dit le guerrier, ne cherche pas ici Adragan; lève-toi, va vers Moscou au petit bois de Lazaref. Il y a là un sapin, sur ce sapin est perché Adragan.—Je me réveillai et je ne sais pourquoi je fus convaincu que ce guerrier n'était autre que le bienheureux martyr Trifon. Je sautai sur mon cheval et galopai vers Moscou. Eh bien! Maxime Gregoritch, me croiras-tu? quand j'arrive au bouquet de bois, que vois-je? un sapin et sur ce sapin Adragan, absolument comme l'avait dit le saint.

La voix du fauconnier tremblait et de grosses larmes s'échappaient de ses yeux.

Maxime Gregoritch, ajouta-t-il, s'essuyant les yeux, maintenant je vendrai, s'il le faut, tout ce que j'ai, je m'engagerai pour toute ma vie, mais j'élèverai une chapelle à mon saint patron. Je la construirai à la même place où j'ai retrouvé Adragan. Et je ferai peindre le saint sur la muraille exactement comme il m'est apparu: sur un cheval blanc, le bras en l'air et tenant un faucon blanc. Je recommanderai à mes enfants et petits-enfants de l'honorer, de l'invoquer, de lui mettre des cierges, parce qu'il n'a pas voulu ma ruine et a sauvé son serviteur du billot. Regarde, continua le fauconnier en montrant le faucon! le voilà, Adragan, sain et sauf! Je vais t'ôter ton capuchon. Qu'as-tu à crier? tu veux encore voler? non, mon ami, assez comme cela, je ne te lâcherai plus.

Et Trifon taquinait du doigt le faucon.

—Tiens, qu'il est méchant! le voilà encore qui vous pince et crie qu'on l'entend d'une verste.

Le récit du fauconnier émut Maxime.—Prends mon offrande, lui dit-il, en jetant une poignée d'or dans la casquette de Trifon. C'est tout ce que j'ai, je n'en ai pas besoin et il t'en faut encore recueillir beaucoup pour ta chapelle.

—Que Dieu te rémunère, Maxime Gregoritch! avec ton argent ce n'est plus une chapelle mais une véritable église que j'élèverai! Lorsque je rentrerai à la Sloboda, je ferai dire des prières pour ton bonheur; je demeurerai tien à jamais, Maxime Gregoritch; ordonne ce que tu voudras!

—Écoute, Trifon, rends-moi un léger service. Lorsque tu seras rentré à la Sloboda, ne confie à personne que tu m'as rencontré; mais, après avoir laissé passer trois jours, va chez ma mère et dis-lui à elle seule, de sorte que personne ne l'entende: «ton fils, grâce à Dieu, se porte bien et te salue.»

—Pas davantage, Maxime Gregoritch?

—Ce n'est pas tout, écoute-moi bien, Trifon! J'entreprends une longue route; peut-être ne reviendrai-je pas d'ici à longtemps. Si cela t'est possible, va de temps en temps chez ma mère et chaque fois dis-lui: «j'ai entendu dire à des gens que ton fils, avec le secours de Dieu, se porte bien; ne t'en tourmente donc pas.» Et si ma mère te demande quels sont les gens qui t'en ont parlé, dis-lui: «je l'ai entendu des gens de Moscou auxquels d'autres gens l'avaient dit» et sur ces derniers ne t'explique pas afin qu'on n'envoie pas des émissaires à ma découverte et que ma mère sache seulement que je me porte bien.

—Il est donc vrai, Maxime Gregoritch, que tu ne rentreras pas à la Sloboda?

—Dieu seul le sait; quant à toi, ne dis à âme qui vive que tu m'as rencontré.

—Compte sur moi, Maxime Gregoritch, je ne le dirai à personne. Seulement, comme tu entreprends une longue route, je ne prendrai pas ton argent. Dieu m'en châtierait.

—Qu'ai-je besoin d'argent? nous ne sommes pas en pays tatar.

—C'est possible, Maxime Gregoritch, mais je ne puis le prendre. Il n'y aurait pas d'inconvénient si tu rentrais à la maison; mais comme tu es en route, j'aurais l'air de t'avoir dévalisé. Tu as beau dire, quand même tu m'égorgerais, je ne prendrai rien.

Maxime haussa les épaules et retira quelques pièces d'or de la casquette de Trifon.

—Si tu ne les prends pas, dit-il, un autre sera moins scrupuleux; pour moi, je n'en ai pas besoin.

Il prit congé du fauconnier et continua son chemin.

Le soleil baissait, l'ombre des arbres s'allongeait et obscurcissait les vallées; à côté de Maxime se projetait sa propre ombre et faisait l'effet d'un sombre géant: tantôt elle courait sur l'herbe, tantôt, lorsque la route longeait un bois, elle grimpait sur les bruyères et les arbres; Bouian semblait à ses côtés un monstre indescriptible. Peu à peu, et Bouian et le cheval et Maxime disparurent de l'herbe et des arbres, on ne put plus rien distinguer, un épais brouillard envahit les bas-fonds, les hannetons se levèrent et se mirent, en bourdonnant, à faire des évolutions dans l'air. La lune se montra au dessus du bois; çà et là des étoiles commencèrent à scintiller dans le firmament; au loin argentait une plaine sans limites.

Chère patrie! il m'est arrivé aussi dans des heures tardives de traverser tes grands steppes. Mon cheval marchait d'un pas égal, se reposant de l'incommodité et de la chaleur du jour; un vent chaud apportait le parfum des fleurs et des herbes fauchées; j'étais gai et triste, je songeais en même temps au passé et à l'avenir. Qu'il est doux de parcourir, la nuit, des lieux inhabités, de traverser tantôt des forêts, tantôt des jachères, de lâcher la bride à son cheval et à son imagination en regardant les étoiles!

Il y avait déjà une bonne heure que Maxime chevauchait, lorsque tout à coup Bouian leva le nez et remua la queue. Maxime sentit de la fumée; il se souvint qu'il était temps de prendre gîte et pressa son cheval. Bientôt il vit une izba dont l'inclinaison attestait l'âge respectable. Elle n'avait pas de cheminée; la fumée s'échappait du toit et une lueur d'une fenêtre étroite. De l'intérieur sortait le son d'un chant monotone. Maxime s'approcha de l'ouverture. Un coup d'œil lui suffit pour apprécier la misère du ménage. Il était éclairé par une torche de résine; tout y était vieux et sale. Au bout d'une perche était suspendu un berceau. Une femme de trente ans, pâle, maladive, balançait le berceau et chantait doucement. A côté d'elle était assis, à demi courbé, un paysan, avec une barbe rare, tressant des lapti[19]. Deux enfants se vautraient à ses pieds.

[19] Chaussures de paysan en écorce de bouleau.

Il sembla à Maxime que le nom de son père revenait souvent dans la chanson de la femme. Il crut d'abord s'être trompé, mais bientôt il distingua parfaitement le nom de Maliouta Skouratof. Fort étonné, il se mit à écouter.

«Dors, dors, mon enfant, chantait la femme, jusqu'à ce que passe l'orage, jusqu'à ce que le malheur s'éloigne. Bientôt passera ce malheur insupportable, bientôt le Tzar ordonnera de trancher la tête à cette féroce bête de Maliouta Skouratof.»

Tout le sang de Maxime lui monta au visage. Il descendit de cheval et l'attacha à la haie.

La voix continuait: «N'est-ce pas ce monstre de Maliouta qui a étouffé le saint vieillard Philippe? dors, dors mon enfant, jusqu'à ce que le Tzar ordonne de lui trancher la tête.»

Maxime ne se contint plus et poussa la porte du pied.

A la vue du riche costume et du sabre d'or de l'opritchnik, les hôtes furent saisis de terreur.

—Qui êtes-vous? demanda Maxime.

—Petit père, répondit le paysan en s'inclinant et en bégayant de frayeur,—sois miséricordieux; moi, on m'appelle Fédote, et ma femme, sois miséricordieux, petit père, ma femme, on l'appelle Marie.

—Comment vivez-vous, braves gens?

—Nous arrachons les écorces d'arbre, cher père, nous tressons des lapti et nous faisons des grillages. Des marchands passent et les achètent.

—Et sans doute il n'en passe que peu?

—Peu, petit père, très-peu! Il arrive souvent qu'il n'y a pas de quoi manger. Nous risquons de mourir de faim et de misère, car nous n'avons pas de cheval pour conduire la marchandise en ville; voilà la seconde année que les loups l'ont dévoré.

Maxime regarda avec sympathie le paysan et sa femme, et jeta ses ducats sur la table.

Que Dieu soit avec vous, mes pauvres gens! dit-il en s'approchant de la porte pour sortir.

Les hôtes tombèrent à ses genoux.—Petit père, qui es-tu? ne nous cache pas qui tu es afin que nous sachions pour qui prier Dieu.

—Ne priez pas pour moi, mais pour Maliouta Skouratof. Et dites-moi, suis-je loin de la route de Rézan?

—Mais tu y es, mon faucon. Nous sommes à un embranchement: tout droit c'est la route de Mourom, à gauche celle de Vladimir et à droite celle de Rézan. Mais ne la prends pas maintenant, cher père; le moment n'est pas propice; il s'y commet beaucoup de crimes. Hier on a pillé tout un convoi d'eau-de-vie. Et on dit que les Tatars ont de nouveau apparu. Passez la nuit chez nous, un malheur arrive bien vite.

Mais il répugnait à Maxime de rester sous un toit où l'on venait de maudire son père. Il se remit à la recherche d'un autre abri.

—Petit père, lui criaient les hôtes, reviens, crois à nos paroles, ne t'aventure pas la nuit par un tel chemin!

Maxime ne se rendit pas à ces instances et alla plus loin. A peine avait-il fait quelques verstes que Bouian se précipita tout à coup sur un épais buisson et se mit à aboyer avec fureur et obstination, comme s'il y sentait un ennemi caché. Vainement Maxime le siffla; Bouian se jetait sur le buisson, en revenait le poil hérissé et se précipitait de nouveau vers le même endroit. Las d'appeler son chien, Maxime tira son sabre et se dirigea droit sur le buisson. Plusieurs hommes, des bâtons en main, s'élancèrent à sa rencontre, et une voix brutale cria:—A bas de cheval!

—Voilà pour toi! répondit Maxime en appliquant un coup à celui qui était plus près de lui.

Le brigand chancela.

—Ce n'est qu'un à-compte, continua Maxime, et il voulait lui asséner un second coup, mais le sabre rencontra le bâton d'un autre brigand et vola en éclats.

—Eh! quel harnachement! c'est un opritchnik, prenons-le vivant, cria la voix rauque.

—En vérité! c'est un opritchnik, grommela le second, nous allons nous en divertir avec les camarades.

—Hé! Khlopko! tu es toujours prêt à t'amuser.

Et au même instant tous se ruèrent sur Maxime et l'enlevèrent de cheval.

Chargement de la publicité...