Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE XV
LA CÉRÉMONIE DU BAISER.
Il est temps de retourner à Morozof. L'émotion d'Hélène en présence de Sérébrany n'avait pas échappé à la pénétration du boyard. D'abord, il l'avait attribuée à une rencontre avec Viazemski, mais plus tard un nouveau soupçon s'éleva dans son âme.
Après avoir dit adieu au prince et l'avoir reconduit jusqu'à la porte, Morozof rentra chez lui. Ses épais sourcils étaient contractés; des rides profondes sillonnaient son front; son visage était en feu, il avait peine à respirer.
En ce moment Hélène dort, pensa-t-il, elle ne m'entendra pas; je vais faire un tour de jardin, la fraîcheur me fera du bien.
Morozof sortit; le jardin était dans l'obscurité: en approchant de la palissade, il vit un vêtement blanc. Surpris, il chercha à distinguer. Soudain quelques paroles arrivèrent à son oreille. Le vieillard s'arrêta, il avait reconnu la voix de sa femme. Derrière la palissade se dessinait, sur le ciel étoilé, la forme vague d'un cavalier. L'inconnu se courba vers Hélène et lui dit quelque chose. Morozof retint sa respiration, mais une rafale du vent, en secouant les sommets des arbres, emporta la voix et les paroles du cavalier. Quel était cet inconnu? Viazemski avait-il réussi par sa persévérance à plaire à Hélène? Le cœur de la femme est une énigme indéchiffrable: Aujourd'hui elle accepte ce qui lui répugnait la veille. Ou n'était-ce pas plutôt Sérébrany qui avait donné rendez-vous à sa femme? Qui sait? Peut-être le prince, qu'il avait reçu comme un fils, venait-il au même instant de faire un affront sanglant au meilleur ami de son père, à celui qui était prêt à mettre sa propre vie en danger pour sauver Sérébrany de la colère du Tzar!
Mais non, pensait Morozof, ce n'est pas Sérébrany; c'est quelque opritchnik, favori nouveau du Tzar. C'est une bonne fortune pour eux de déshonorer un boyard en disgrâce. Et cette femme, serpent réchauffé dans mon sein! ne l'ai-je pas aimée tendrement? ne la traitai-je pas comme une fille chérie? n'est-ce pas volontairement qu'elle a accepté ma main? ne me témoignait-elle pas sa reconnaissance hypocrite? ne m'a-t-elle pas juré fidélité? Non jamais, Droujina, il ne faut compter sur la loyauté féminine! la fidélité des femmes, c'est un donjon élevé qu'il leur faut, des portes de chêne et de gros verrous! Tu t'es trop hâté, Droujina, de confier ton honneur à une jeune fille. Ton cœur ardent t'a fait perdre l'esprit, vieillard. Les gens de Moscou rient de ton malheur.
Ainsi pensait Morozof et ses conjectures le torturaient. Il aurait voulu avancer, mais le cavalier pouvait s'enfuir et le boyard n'aurait pas reconnu son ennemi. Il résolut d'attendre.
Comme à dessein, pendant cette soirée, le vent ne cessa pas de souffler et la lune fut toujours masquée par les nuages. Morozof ne reconnut ni la voix ni le visage du cavalier. Il entendit seulement la boyarine prendre congé de lui en versant des larmes.
Hélène passa près de Morozof sans l'apercevoir. Droujina la suivit lentement.
Le lendemain, il ne laissa paraître aucune émotion. Il fut avec Hélène, comme toujours, attentif et bienveillant. Parfois seulement, quand elle ne le regardait pas, le boyard s'oubliait, ses sourcils se contractaient et son regard devenait menaçant. Une pensée terrible oppressait alors l'esprit du boyard. Il se demandait comment il pourrait trouver son ennemi.
Quatre jours s'écoulèrent. Morozof était assis devant une table de chêne, sur laquelle se trouvait un livre ouvert. La reliure de ce livre était de velours pourpre avec des encoignures et des fermoirs d'argent. Mais le boyard ne pensait pas à lire: ses yeux glissaient sur les ornements bigarrés et les dessins bizarres des pages, et son imagination allait de l'appartement de sa femme à la palissade du jardin.
La veille, Sérébrany était revenu de la Sloboda et, acquittant sa promesse, il avait fait une visite à Morozof.
Ce jour-là, Hélène avait prétexté une indisposition et n'était pas sortie de sa chambre. L'accueil de Morozof ne se ressentit aucunement des soupçons qui agitaient son âme. Mais en le félicitant de son heureux retour et en accomplissant envers lui les devoirs de l'hospitalité la plus affectueuse, il ne cessa pas d'observer l'expression de son visage et d'y chercher quelque indice de son crime. Sérébrany fut rêveur, mais franc et ouvert comme par le passé. Morozof ne découvrit rien.
Et voilà à quoi il pensait maintenant, assis à la table devant un livre ouvert.
Ses réflexions furent interrompues par l'apparition d'un serviteur. Celui-ci, en voyant le front contracté de son maître, s'arrêta respectueusement. Morozof l'interrogea du regard.
—Seigneur, des gens du Tzar s'avancent de ce côté. A leur tête se trouve le prince Viazemski; faut-il les recevoir?
Au même moment, on entendit le bruit d'un tambour que le premier homme d'arme de l'escorte frappait avec un fouet pour écarter la foule et ouvrir un chemin à son maître.
—Viazemski vient chez moi! dit Morozof, qu'est-ce que cela veut dire? Peut-être ne fait-il que passer. Retourne à la porte et attends! S'il s'arrête ici, dis-lui que ma maison n'est pas un cabaret, que je ne connais aucun opritchnik et que je n'en reçois pas! Va.
Le serviteur parut indécis.
—Quoi encore? demanda Morozof.
—Boyard, je suis à tes ordres, mais je ne dirai pas cela à Viazemski.
—Va! s'écria Morozof en frappant du pied.
—Boyard! vint dire en courant le portier, le prince Viazemski avec des opritchniks s'arrête à notre porte! Il dit qu'il est envoyé vers toi par le Tzar.
—Par le Tzar? il t'a dit par le Tzar? Qu'on ouvre les portes à deux battants! Apportez sur un plat d'or le pain et le sel! Que tous les serviteurs aillent au devant de l'envoyé du Tzar!
Pendant ce temps, le bruit du tambour se rapprochait de plus en plus; vingt-cinq cavaliers, ayant à leur tête Viazemski, monté sur un magnifique cheval de bataille, entraient au pas dans la cour de Morozof. Le prince portait un caftan de satin blanc brodé de perles. Des bracelets également de perles arrêtaient autour du poignet les larges manches du caftan, négligemment serré autour de la taille par une ceinture de soie cramoisie, terminée aux extrémités par deux glands d'or. Des culottes de velours rouge descendaient dans des bottes de maroquin jaune armées aux talons d'éperons d'argent, dont les tiges étaient brodées de perles presque jusqu'à la cheville. Par dessus le caftan, un léger manteau de soie, de couleur dorée et sans manches, était arrêté sur la poitrine par une agrafe formée de deux diamants. La tête du prince était couverte d'une toque blanche galonnée, surmontée d'une aigrette de diamant qui se balançait à chaque mouvement reflétant les rayons du soleil. Les cheveux noirs de Viazemski, en s'échappant de sa coiffure, se mêlaient avec sa barbe courte et frisée. Une moustache légère produisait au-dessus de la lèvre supérieure plutôt une ombre foncée qu'un trait accusé. La taille du prince était élevée et vigoureuse, son air martial et gai.
Conformément à la coutume luxueuse de l'époque, des palefreniers à pied conduisaient derrière lui, par la bride, six chevaux de selle complétement harnachés; l'un était noir, l'autre isabelle, le troisième gris de fer et les autres d'une blancheur sans tache. Sur leurs têtes s'agitaient des panaches, leur dos était couvert de peaux bigarrées ou de selles galonnées ornées de pierreries; tous ces six chevaux faisaient résonner, en marchant, une multitude de tambourins et de grelots argentés et dorés, chacun d'un timbre différent et suspendus en longues grappes des deux côtés du frontal.
Au moment où Droujina apparut, Viazemski et tous les opritchniks mirent pied à terre.
Morozof, un plat d'or à la main, s'avança lentement vers eux et derrière lui, avec la même lenteur, ses amis et ses serviteurs.
—Prince, dit Morozof, tu m'es envoyé par le Tzar, je m'empresse de venir à ta rencontre avec le pain et le sel. Et le salut du boyard fut si profond que ses cheveux gris lui tombèrent sur les yeux.
—Boyard, répondit Viazemski, le Tzar m'a ordonné de t'apporter ses ordres: boyard Droujina, la colère du grand prince Ivan Vasiliévitch, souverain de toutes les Russies, est apaisée: il retire le ban impérial dont il avait frappé ta tête, il te pardonne toutes tes fautes; tu es, comme par le passé, dans la faveur tzarienne; tu peux reprendre du service et tous tes honneurs te sont rendus.
Ayant terminé son discours, Viazemski mit une main dans sa ceinture, de l'autre caressa sa barbe et, se redressant avec dignité, fixa sur Morozof son œil d'aigle en attendant une réponse.
Morozof s'était mis à genoux dès le commencement de la harangue. Ses serviteurs l'aidèrent à se relever. Il était pâle.
—Que grâce en soit rendue à la sainte Trinité ainsi qu'aux saints patrons de notre grand souverain! dit-il d'une voix tremblante: que le Dieu tout-puissant et miséricordieux prolonge indéfiniment les jours du Tzar! Je ne t'attendais pas, prince; mais tu m'es envoyé par le Tzar, entre dans ma maison. Entrez, seigneurs opritchniks, faites-moi cet honneur! Moi j'irai un moment dans la chapelle pour remercier Dieu, puis je viendrai m'asseoir avec vous au banquet de bienvenue.
Les opritchniks entrèrent.
Morozof appela un serviteur.
—Monte à cheval, cours chez le prince Sérébrany, porte-lui mes compliments et dis-lui que je l'invite aujourd'hui à un banquet; le Tzar m'a fait une grande faveur: il a retiré le ban dont il m'avait frappé.
Après avoir donné cet ordre et conduit ses hôtes dans la salle d'honneur, Morozof traversa la cour et se rendit dans la chapelle. Devant lui marchaient ses commensaux et les officiers de sa maison, derrière, les autres serviteurs. Le maître d'hôtel et les gens nécessaires pour servir les opritchniks restèrent seuls dans la maison. On servit des vins et divers fruits en attendant le dîner.
Bientôt Sérébrany parut, pareillement accompagné de ses commensaux et de ses serviteurs; car à cette époque, dans des circonstances importantes, un boyard ne pouvait sortir seul ou avec une suite peu nombreuse sans compromettre sa dignité.
La table était dressée dans une vaste salle; les serviteurs étaient à leur poste, tous attendaient le maître.
Droujina, après avoir entendu une prière d'action de grâces, entra vêtu d'un riche caftan brodé, portant à la main une toque de martre. Ses cheveux gris venaient d'être coupés, sa barbe était rasée avec soin. Il salua ses hôtes; ceux-ci lui rendirent son salut et tout le monde se mit à table.
Le banquet commença, les gobelets et les amphores se choquèrent, un autre bruit peu ordinaire en pareil cas se mêla à ceux du joyeux banquet: des cottes-de-mailles résonnèrent cachées sous les caftans des opritchniks.
Mais Morozof n'entendit pas ce bruit sinistre, d'autres pensées l'occupaient. Un sentiment intérieur lui disait que son ennemi était à sa table, et le boyard avait trouvé un moyen de le découvrir. Ce moyen lui paraissait sûr.
Déjà ses hôtes avaient vidé de nombreux gobelets; ils avaient bu au Tzar, à la Tzarine et à toute la maison souveraine; ils avaient bu au métropolite et à tout le clergé russe; ils avaient bu à Viazemski, à Sérébrany et à la charmante maîtresse de maison. Ils avaient bu à chacun des hôtes en particulier. Quand toutes les santés eurent été portées, Viazemski se leva et porta de nouveau la santé de la jeune boyarine.
C'était cela que Morozof attendait.
—Chers hôtes, dit-il, il ne convient pas de boire à la boyarine en son absence. Allez, dit-il, en s'adressant aux serviteurs, allez dire à la boyarine qu'elle vienne répondre elle-même à nos chers hôtes!
Vivat, vivat! crièrent les hôtes: sans la maîtresse de maison le miel lui-même perd sa douceur!
Après quelques moments, Hélène, accompagnée de deux suivantes, apparut vêtue d'un riche sarafane; elle tenait à la main un plateau doré où se trouvait une seule coupe. Les convives se levèrent. L'échanson remplit la coupe. Hélène la porta à ses lèvres, puis elle alla la présenter successivement à chacun des convives auquel elle adressait en même temps un salut. A mesure que les hôtes vidaient la coupe, l'échanson la remplissait de nouveau.
Quand Hélène eut fait le tour de la table, Morozof qui la suivait du regard s'adressa aux convives.
—Chers hôtes, dit-il, maintenant, suivant la vieille coutume russe, si vous avez du respect pour ma maison, si mon hospitalité vous a satisfaits, je vous en prie, chers hôtes, que chacun de vous donne un baiser à ma femme! Hélène, mets-toi à la place d'honneur et que nos hôtes t'embrassent tour à tour!
Les convives remercièrent Morozof. Hélène, très-agitée, se tint debout à côté du poêle, les yeux baissés.
—Prince, à toi! dit Morozof à Viazemski.
—Non, non, suivons la coutume! s'écrièrent les convives, que le mari embrasse d'abord sa femme! faisons comme faisaient nos ancêtres!
—Suivons donc la coutume, dit Morozof, et, s'approchant de sa femme, il lui fit d'abord un profond salut. Quand ils s'embrassèrent, les lèvres d'Hélène brûlaient comme du feu; celles de Droujina étaient froides comme de la glace.
Après Morozof vint Viazemski.
Morozof se mit à observer.
Les yeux du prince brillaient comme des charbons, mais le visage d'Hélène resta impassible; en présence de son mari, en présence de Sérébrany, Viazemski ne l'effrayait pas.
—Ce n'est pas lui, pensa Morozof.
Viazemski, après avoir mis un genou à terre, donna un baiser à Hélène; mais, comme son baiser dura plus longtemps qu'il ne fallait, elle se retourna avec un visible dégoût.
—Non, ce n'est pas lui, répéta Morozof.
Après Viazemski vinrent tour à tour quelques autres opritchniks. Tous firent un salut profond et embrassèrent Hélène; mais Droujina ne put lire sur le visage de sa femme autre chose que l'ennui. Plusieurs fois, les longs cils d'Hélène se levèrent et son regard sembla chercher avec épouvante parmi les convives:
—Il est ici! se dit en lui-même Morozof.
Tout-à-coup la frayeur s'empara d'Hélène. Ses yeux se rencontrèrent avec ceux de son mari et, avec l'instinct particulier au cœur de la femme, elle devina ses pensées. Sous ce regard immobile et pénétrant, il lui parut impossible d'embrasser Sérébrany sans se trahir. Toutes les circonstances de sa rencontre à la palissade du jardin lors de l'arrivée de Nikita, se représentèrent vivement à sa mémoire. Sa position actuelle et le baiser qu'elle allait recevoir lui parurent une punition du ciel; un froid mortel parcourut tout son corps.
—Je ne suis pas bien, laisse-moi rentrer, Droujina, murmura-t-elle.
—Reste, Hélène, dit tranquillement Morozof; attends, tu ne peux t'en aller maintenant, c'est impossible, il faut terminer la cérémonie.
Et il lança à sa femme un regard qui la glaça.
—Mais je ne peux plus me soutenir, insista Hélène.
—Comment! dit Morozof, comme s'il n'eût pas entendu, des vapeurs! c'est extraordinaire!
—Je vous en prie, seigneurs, approchez, n'écoutez pas ma femme; c'est encore un enfant que la nouveauté de cette cérémonie effarouche. Allez, chers hôtes, je vous en prie.
—Mais où est Sérébrany? pensa Droujina en parcourant la salle des yeux.
Le prince Nikita se tenait à l'écart. L'attention extraordinaire avec laquelle Morozof regardait sa femme et chacun de ceux qui s'avançaient vers elle ne lui avait pas échappé. Il lisait dans le visage d'Hélène la terreur et l'inquiétude. Sérébrany, toujours résolu quand sa conscience ne lui reprochait rien, ne savait maintenant que faire. Il redoutait, en s'approchant d'Hélène, d'augmenter son trouble; il craignait, en restant en arrière, d'éveiller des soupçons. S'il eût pu, sans être remarqué, lui adresser quelques mots, il eût sans doute relevé son courage défaillant, mais elle était entourée par les convives et son mari ne la quittait pas des yeux; il fallait prendre un parti.
Sérébrany s'avança, s'inclina profondément, mais il ne savait s'il devait regarder Hélène ou détourner les yeux de son visage. Cette incertitude le perdit. De son côté, Hélène ne put supporter l'épreuve à laquelle la soumettait Morozof. Elle avait trompé son mari, non par légèreté ni en obéissant aux suggestions d'un cœur corrompu, elle l'avait trompé parce qu'elle-même s'était fait illusion en croyant qu'elle pouvait aimer Droujina. Ce qu'elle avait dit près de la palissade du jardin lui était involontairement échappé; elle ne songeait pas à ses expressions et si, en ce moment-là, elle eût vu son mari derrière elle, elle lui eût tout avoué dans la simplicité de son cœur. Mais l'imagination d'Hélène était ardente et son caractère timide. Après son entrevue avec Sérébrany, les reproches de sa conscience ne cessèrent de la faire souffrir. A cela s'ajoutait encore une anxiété mortelle sur le sort de Nikita. Son cœur était torturé par des sentiments contraires; elle eût voulu tomber aux pieds de son mari et lui demander pardon et conseil, mais elle craignait sa colère; elle avait peur pour Nikita.
Cette lutte, ces souffrances, la terreur que lui inspirait son mari affable et bon, mais inflexible dans tout ce qui touchait à son honneur, tout contribuait à ébranler ses forces physiques. Quand les lèvres de Sérébrany touchèrent les siennes, elle frissonna comme dans la fièvre, ses genoux s'entrechoquèrent, et sa bouche laissa échapper ces paroles:—Sainte Vierge! ayez pitié de moi!
Morozof saisit Hélène.
—Ah! dit-il, voilà bien la santé des femmes! Voyez, un peu d'odeur du poêle et elles se trouvent mal. Mais ce n'est rien, c'est passé. Venez, chers hôtes!
La voix et les manières de Morozof ne trahirent aucune émotion. Il paraissait tranquille; il continua à être toujours aussi poli et aussi bienveillant. Sérébrany resta dans l'incertitude. Avait-il pénétré son secret?
Quand la cérémonie fut terminée et qu'Hélène soutenue par ses femmes fut retournée dans son appartement, les convives, sur l'invitation de Morozof, se remirent à table.
Droujina s'empressa auprès de tous avec la même urbanité qu'auparavant et n'oublia aucun des devoirs minutieux que devait remplir à cette époque, un maître de maison soucieux de son renom d'hospitalité.
Il était déjà tard. Le vin avait échauffé les esprits; d'étranges paroles se mêlaient par moment aux propos des opritchniks.
—Prince, dit l'un d'eux en saluant Viazemski, il est temps de commencer la besogne.
—Tais-toi! répondit à voix basse Viazemski: le vieux écoute.
—S'il écoute, il ne comprendra pas, continua à haute voix l'opritchnik avec l'obstination de l'ivrogne.
—Tais-toi! répéta Viazemski.
—Je te dis, prince, qu'il est temps. Oui, il est temps, je vais donner le signal.
Et l'opritchnik tenta de se lever.
Viazemski, d'une main vigoureuse, le cloua sur son siége.
—Tiens-toi tranquille, lui dit-il à l'oreille, sinon je t'enfonce ce couteau dans la gorge!
—Ah! et tu menaces encore! cria l'opritchnik en se levant; en voilà d'une autre! je disais bien qu'il fallait se défier de toi! tu n'es pas notre frère; tu es un prince, un de ces boyards qui nous dévorent! Attends, nous allons voir, laisse-moi me débarrasser de ce caftan et prendre mon sabre, nous allons voir!
Ces paroles étaient prononcées d'une voix mal assurée, au milieu du bruit et des conversations; mais quelques-unes d'entre elles arrivèrent jusqu'à Sérébrany et éveillèrent son attention. Morozof ne les entendit pas. Il vit seulement qu'une querelle avait lieu entre ses convives.
—Chers hôtes! dit-il en se levant, il est déjà tard. N'est-il pas temps de se reposer? il y a pour vous tous des lits de plumes et des coussins d'édredon préparés.
Les opritchniks quittèrent la table, remercièrent leur hôte et, après l'avoir salué tour à tour, se retirèrent dans les pièces où leurs lits avaient été disposés.
Sérébrany allait aussi se retirer.
Morozof l'arrêta par la main.
—Prince, lui dit-il à voix basse, attends-moi ici.
Et laissant Sérébrany, Droujina se dirigea vers l'appartement de sa femme.