Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE XXVII
BASMANOF.
Les gens de Basmanof et les brigands entourèrent Sérébrany.
Les Tatars étaient battus à plate couture; un grand nombre se constitua prisonnier, d'autres s'enfuirent. On creusa une tombe pour Maxime et on l'y descendit avec honneur. Pendant ce temps, Basmanof avait ordonné de dresser sur le bord de la rivière sa tente persane, et son échanson, qui cumulait cette charge avec celle d'officier dans la petite armée, prévint Sérébrany que le boyard le saluait et le priait de ne pas mépriser un dîner de campagne.
Étendu sur des coussins de soie, déjà peigné et parfumé, Basmanof se mirait dans un miroir que tenait devant lui un écuyer agenouillé. Basmanof présentait un étrange mélange de ruse, de dépravation, de mollesse, d'insouciante témérité et, à travers cela, on distinguait la malveillance que tout opritchnik professait pour le monde entier. Présumant que Sérébrany devait le mépriser, il méditait, tout en exerçant les devoirs de l'hospitalité, le moyen de répondre à ce mépris. Ainsi, lorsque Sérébrany entra, Basmanof l'accueillit avec une inflexion de tête mais sans bouger.
—Tu es blessé, Féodor Alexiévitch? lui demanda ingénuement Sérébrany.
—Non, je ne suis pas blessé, répondit Basmanof qui prit ces paroles pour une ironie et résolut aussitôt d'y répliquer par une impertinence, je suis seulement un peu las et on dirait que j'ai attrapé un coup de soleil. Qu'en penses-tu, prince, ajouta-t-il en se mirant et en rattachant ses boucles d'oreilles en perles, ce hâle passera-t-il bientôt?
Sérébrany ne savait que répondre.
—C'est dommage, continua Basmanof, je n'aurai pas le temps de prendre aujourd'hui un bain; car il y a encore trente verstes jusque chez moi, mais demain je te recevrai mieux qu'en ce moment, tu verras comme je suis bien établi.
Basmanof débita cela en grasseyant prodigieusement.
—Merci, boyard, je suis pressé de rentrer à la Sloboda, répondit sèchement Sérébrany.
—A la Sloboda? mais ne t'es-tu pas échappé de prison?
—Je ne me suis pas échappé, Féodor Alexiévitch, on m'en a tiré contre mon gré. Ayant donné ma parole au Tzar, je ne serais jamais sorti et maintenant je me remets à sa disposition.
—Tu veux donc te faire pendre? si c'est ton idée, je ne saurais t'en empêcher, mais, quant à moi, je ne sais trop s'il faut y retourner.
—Et pourquoi?
—Parce que, s'écria Basmanof avec un mécontentement qui ne tendait peut-être qu'à gagner la confiance de Sérébrany, on a beau servir le Tzar de toutes ses forces, se donner à lui corps et âme, on est supplanté par je ne sais quel Godounof.
—Mais toi, tu es en faveur auprès du Tzar?
—En faveur! Jusqu'à présent il ne veut même pas me faire okolnitchi, ce n'est cependant pas faute de ramper à ses pieds! Il n'y a pas de danger que Godounof se donne autant de mal. Il sait bien ménager tous les partis. Hé! Boris, va dans la chambre de la question interroger un boyard.—J'y vais, sire, je suis seulement peu expert dans ces sortes de choses, s'il te plaisait d'ordonner à Maliouta de m'accompagner?—Hé! Boris, tu vois ce boyard qui boit peu, porte-lui du vin, tu me comprends?—Je comprends, sire, mais il m'a en défiance, tu ferais mieux de charger de ce soin Basmanof.—Et Basmanof ne refuse jamais, il va partout où on l'envoie. Sur un signe du Tzar, j'empoisonnerais mon propre frère sans en demander le motif. Te rappelles-tu la coupe que je t'apportais de la part d'Ivan Vasiliévitch? Je te jure que j'étais convaincu qu'elle était empoisonnée.
Sérébrany sourit.
—Trouvera-t-il jamais, continua Basmanof avec un accent cynique, un serviteur plus beau que moi? Dis, as-tu vu de plus beaux sourcils que les miens? n'est-ce pas du castor? Et mes cheveux! palpe-les, prince, c'est de la vraie soie.
Le dégoût se peignit sur le visage de Sérébrany. Basmanof continua comme s'il tenait à agacer son hôte.
—Et mes mains! vois, en quoi sont-elles moins délicates que celles d'une jeune fille? je les ai un peu gâtées aujourd'hui, mais telle est mon habitude, je ne sais me modérer en rien.
—En effet, tu ne sais guère te modérer, dit Sérébrany ne pouvant plus contenir son indignation, si tout ce que l'on dit sur toi est vrai…
—Et que dit-on? interrompit Basmanof en clignant de l'œil.
—Ce que tu en dis toi-même est déjà suffisant; on dit, par exemple, que tu danses devant le Tzar en habits de femme.
Le rouge monta à la figure de Basmanof, mais il recourut à son cynisme habituel.
—Et si, en effet, c'était vrai? dit-il en prenant un air insouciant.
—Dans ce cas, adieu, dit Sérébrany, j'aurais honte non-seulement de dîner avec toi, mais de te regarder.
—Ah! s'écria Basmanof, et sa feinte insouciance disparut, et ses yeux étincelèrent et il oublia de grasseyer, ah! tu l'as dit enfin! Je sais ce que vous pensez tous de moi, mais je me moque de vous tous tant que vous êtes.
Sérébrany fronça les sourcils, sa main se porta instinctivement à la poignée de son sabre, mais il se souvint avec qui il avait affaire et se borna à lever les épaules.
—Qu'as-tu à saisir ton sabre? continua Basmanof. Tu ne m'effraieras pas avec cela. Si je prends aussi mon sabre, il n'est pas dit qui aura le dessus.
—Adieu, dit Sérébrany, et il leva le rideau de la tente pour sortir.
—Écoute, s'écria Basmanof, en le retenant par son caftan, si un autre que toi m'avait ainsi regardé, je te jure que je ne le lui aurais pas permis, mais avec toi je ne veux pas me disputer; tu sabres trop bien les Tatars.
—Mais toi aussi, dit Sérébrany avec bonté en s'arrêtant et en se souvenant comme Basmanof venait de se battre, tu ne les sabres pas mal également. Pourquoi fais-tu des grimaces comme si tu étais une femme?
La figure de Basmanof reprit son insouciance.
—Ne te fâche pas, prince. Je n'ai pas toujours été ainsi; à la Sloboda, tu le sais, on apprend bon gré mal gré bien des choses.
—C'est un péché, Féodor Alexiévitch. Lorsque tu es à cheval, le sabre au poing, le cœur en est tout réjoui. Il y avait plaisir à voir ta bravoure de ce matin. Renonce à tes coutumes efféminées, coupe tes cheveux comme Dieu le veut. Va faire pénitence à Kief ou à Solovetz et rentre en chrétien à Moscou.
—Eh bien! ne te fâche pas, Nikita Romanovitch. Asseois-toi là et dînons ensemble; je ne suis pas un chien, il y en a de pires que moi, tout ce qu'on raconte sur moi n'est pas vrai: il ne faut pas croire à tout bruit. Moi-même je me fais par dépit plus mauvais que je ne le suis.
Sérébrany se réjouit de pouvoir interpréter d'une manière plus favorable la conduite de Basmanof.
—Ainsi ce n'est pas vrai, s'empressa-t-il de demander, que tu as dansé en jupons?
—Ces jupons te scandalisent donc bien? Est-ce que je m'en affuble pour mon plaisir? Tu ne connais donc pas le Tzar? Je ne suis pas un saint et cependant je suis obligé de jeûner, de ne pas manquer un office, de toucher mon front aux dalles jusqu'à en avoir des bosses. Si tu avais été obligé de te promener des semaines entières en surplis, rien que pour changer tu t'accoutrerais volontiers en femme.
—J'aurais plutôt mis ma tête sur le billot, s'écria Sérébrany.
—Vraiment! dit ironiquement Basmanof et, après avoir jeté un méchant regard sur le prince, il reprit sa conversation sur le ton de la confiance. Penses-tu que cela m'amuse de m'entendre appeler, grâce au Tzar, Féodora au lieu de Féodor? Quel profit est-ce que j'en retire? L'autre jour je traversai Dorogomilof, des paysans me montrèrent au doigt en disant: voilà la Féodora du Tzar qui passe! Je me précipitai sur eux; ils s'enfuirent. Je vais m'en plaindre au Tzar:—Qui est-ce qui t'a insulté, me dit-il?—Mais si je le savais, lui répondis-je, je ne serais pas venu vous importuner; je l'aurais égorgé de mes propres mains.—Prends alors quarante zibelines dans mon vestiaire et fais-toi une douillette.—Qu'en ai-je besoin? il n'y a pas de danger que tu offres une douillette à Godounof et en quoi suis-je moins que lui?—Mais que veux-tu, Féodora, que je t'octroie?—Nomme-moi okolnitchi pour qu'on ne m'insulte plus.—Non, me répondit-il, tu ne peux pas être okolnitchi; tu ne sers qu'à me distraire et Godounof à me conseiller; à toi l'argent, à lui les honneurs. Pour ce qui est des paysans de Dorogomilof, je vais les faire tous inscrire dans mes apanages.—Voilà comment les choses se passent. Nous ne nous amusons guère depuis que nous avons quitté Moscou pour nous enfermer dans la Sloboda. On ne fait qu'y jeûner et chanter des litanies. Cela m'a tellement ennuyé que j'ai demandé à aller chez moi, mais là aussi je m'ennuie. On ne peut pas toujours courir le lièvre, aussi ai-je été bien heureux quand j'ai appris l'approche des Tatars. Il faut avouer que nous les avons bien rossés; nous allons aussi avoir bien des prisonniers à amener à Moscou. Tiens, je n'y pensais plus à ces prisonniers. Tires-tu de l'arc, prince?
—Eh bien?
—Eh bien! parce qu'après dîner nous ferons attacher un Tatar à cent pas et nous verrons qui l'atteindra le premier au cœur; les autres coups ne compteront pas. Lorsqu'il sera crevé, nous en ferons lier un autre.
La physionomie ouverte de Sérébrany s'assombrit.
—Non, dit-il, je ne tire pas sur des gens liés.
—Eh bien! nous le ferons courir et nous verrons qui l'attrapera le premier.
—Je ne le ferai pas et saurai t'en empêcher, nous ne sommes plus ici, grâce à Dieu, à la Sloboda d'Alexandrof.
—Tu m'en empêcheras! s'écria Basmanof, et ses yeux s'enflammèrent de nouveau; mais il n'entrait sans doute pas dans son plan de se brouiller avec le prince et, changeant subitement de ton, il reprit gaiement: Eh! prince, ne vois-tu pas que je veux badiner. C'est comme l'histoire des jupons; voilà une demi-heure que je plaisante et tu prends tout au sérieux. La vie de la Sloboda m'est plus insupportable qu'à toi-même. Penses-tu que je puisse m'entendre avec des monstres comme Griazny, comme Viazemski ou comme Maliouta? Par le Christ, ils me font l'effet d'une taie sur l'œil. Écoute, prince, continua-t-il d'un ton insinuant, laisse-moi revenir le premier à la Sloboda, j'obtiendrai ta grâce du Tzar et, lorsque tu seras rentré en faveur auprès de lui, tu ne m'oublieras pas à ton tour. Il suffit de lui chuchoter quelque chose contre Viazemski, puis contre Maliouta et tous les autres; tu verras que nous parviendrons à avoir seuls son oreille. Je sais ce qu'il faut lui dire sur chacun d'eux, seulement il vaut mieux que cela lui revienne par une voie détournée. Je t'apprendrai comment il faut s'y prendre et tu m'en remercieras.
Sérébrany se sentit mal à l'aise. La bravoure dont Basmanof avait fait preuve, les regrets qu'il avait semblé témoigner de sa honteuse position avaient disposé Sérébrany à l'indulgence. Il était sur le point de croire que réellement il n'avait fait que plaisanter, qu'il s'était fait plus noir qu'il n'était; mais la dernière proposition, évidemment sérieuse, réveilla dans Sérébrany ses premiers dégoûts.
—Eh bien! dit Basmanof en le dévisageant impudemment, cela va-t-il, la faveur du Tzar à moitié? Pourquoi te tais-tu, prince? Est-ce que tu douterais de moi?
—Féodor Alexiévitch, dit Sérébrany essayant de contenir son indignation et de ne pas manquer d'égards à son hôte, ce que tu imagines-là, comment te dirai-je? c'est…
—C'est? demanda Basmanof.
—C'est une infamie! dit Sérébrany en tâchant d'adoucir sa voix pour atténuer la force de l'expression.
—Une infamie, répéta Basmanof en couvrant sa rage sous le masque de la surprise. Mais tu oublies donc de qui je t'ai parlé… Serais-tu du parti de Viazemski ou de Maliouta?
—Que la foudre du ciel les écrase eux et tous les opritchniks! Que le Tzar me permette de lui parler ouvertement, en leur présence, je dirai tout ce que je pense et tout ce que je sais, mais jamais je ne ferai de délations dans le genre de celles que tu m'indiques, Féodor Alexiévitch.
Un regard venimeux éclaira les paupières de Basmanof.
—Ainsi tu ne veux pas partager ensemble la faveur du Tzar?
—Non, répondit Sérébrany.
—Oh! pauvre orphelin que je suis, se mit à geindre Basmanof, comme s'il allait fondre en larmes. Depuis que le Tzar ne m'aime plus, c'est à qui m'insultera. Personne ne me caresse, tout le monde me méprise. O! la triste existence! un chien est moins malheureux. J'attacherai ma ceinture à une traverse, je passerai ma tête dans le nœud coulant.
Sérébrany considérait avec étonnement Basmanof qui continuait à gémir et à se tordre comme une vieille femme à un enterrement, mais par moment il regardait à la dérobée le prince pour surprendre ses impressions.
—Ouf! dit enfin Sérébrany, et il voulut sortir, mais Basmanof l'arrêta encore par le pan de son habit.
—Hé, cria-t-il, les chanteurs!
Plusieurs hommes entrèrent qui n'attendaient apparemment qu'un signe et barrèrent le passage à Sérébrany.
—Frères, leur dit Basmanof avec sa voix dolente, chantez-nous une chanson, mais une chanson si mélancolique que l'âme en soit brisée et se sépare du corps.
Les chanteurs entonnèrent une complainte lugubre, semblable à celles avec lesquelles on accompagne les morts. Basmanof ne cessait pas de se tordre et disait: chantez d'une manière encore plus traînante, comme si vous mettiez en terre votre maître. C'est cela.—Mais pourquoi mon âme ne veut-elle pas quitter son enveloppe? Mon heure ne serait-elle pas encore venue? Est-il écrit que je doive encore me traîner ici-bas? S'il faut vivre, eh bien, vivons! s'écria-t-il tout-à-coup et les chanteurs, accoutumés sans doute à ces transitions, attaquèrent un chant de danse.
—Vivement, criait Basmanof et, prenant deux coupes d'argent, il se mit à battre avec elles la mesure. Plus vite, mes faucons, plus vite, enfants du diable, je vous apprendrai, brigands!…
Ce n'était plus le même homme. Rien de féminin ne restait plus sur son visage. Sérébrany reconnut le vaillant gaillard qui se jetait, le matin, dans le plus fort de la mêlée et chassait devant lui une foule de Tatars.
—Je te préfère ainsi, dit-il en faisant un signe de tête approbatif.
Basmanof le regarda avec un air joyeux. Tu recommences à me croire; tu auras pris mes gémissements au sérieux. Il n'est pas difficile, Nikita Romanovitch, de te mettre dedans. Buvons donc maintenant à notre rencontre. Si nous vivons ensemble, tu verras que je ne suis pas tel que tu le pensais.
Cette folle et insouciante gaieté gagna le prince; il prit la coupe des mains de Basmanof.
—Qui peut te deviner, Féodor Alexiévitch? je n'en ai jamais vu de pareil. Il se peut, en effet, que tu sois meilleur que tu n'en as l'air. Je ne sais que penser de toi, mais, Dieu nous ayant réunis sur le même champ de bataille, je bois à ta santé.
Et il vida la coupe jusqu'à la dernière goutte.
—C'est cela, prince. Dieu voit que je te suis attaché. Encore une coupe à la destruction de tous les Tatars qui sont restés en Russie.
Sérébrany avait une tête solide, mais après cette seconde coupe, ses pensées commencèrent à se troubler. Le vin était-il plus enivrant qu'à l'ordinaire, Basmanof y avait-il jeté quelque chose? Toujours est-il que Sérébrany sentit sa tête tourner et qu'il n'eut plus qu'une idée vague de ce qui se passait autour de lui. Lorsqu'il revint à lui, la chanson continuait toujours; mais, au lieu de se trouver debout, il était étendu sur des coussins et Basmanof, aidé de son écuyer, s'efforçait de lui passer une robe de femme.
—Mets ton manteau, boyard, disait-il, il commence à faire frais.
Les chanteurs reprenaient haleine un moment.
Les yeux de Sérébrany étaient encore voilés et ses idées confuses; il allait se vêtir de la robe, la prenant pour son manteau, lorsqu'au milieu de ce silence momentané retentit un lugubre hurlement.
—Qu'est-ce? demanda Basmanof avec colère.
—C'est un chien qui hurle sur la tombe de Skouratof, répondit l'écuyer après avoir regardé au dehors.
—Donne-moi mon arc et une flèche, je lui apprendrai à hurler lorsque nous nous amusons avec un hôte.
Mais, au nom de Skouratof, Sérébrany se dégrisa complétement.—Attends, Féodor Alexiévitch, dit-il en se redressant, c'est le Bouian de Maxime, ne le touche pas. Il m'appelle sur la tombe de mon frère d'adoption; je me suis oublié ici, adieu, il est temps que je parte.
—Mets auparavant ton manteau, prince.
—Il n'est pas fait pour moi, dit Sérébrany en reconnaissant le costume que lui tendait Basmanof, porte-le toi-même comme tu l'as porté jusqu'ici.
Et, sans attendre de réponse, il cracha et sortit de la tente.
Des malédictions, des imprécations l'accompagnèrent. Sans y faire la moindre attention, il s'approcha de la tombe de Maxime, s'y prosterna et, suivi de Bouian, rejoignit les brigands qui avaient organisé, sous le commandement de Persten, leur bivouac autour de feux pétillants.