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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XIV
LE SOUFFLET.

Tandis que Maliouta et Khomiak, suivis d'un détachement d'opritchniks, entraînaient l'inconnu vers la mare du diable, Sérébrany était assis à une table couverte de flacons et de verres et causait amicalement avec Godounof.

—Dis-moi donc, Boris, disait Sérébrany, qu'est-il arrivé au Tzar cette nuit? Pourquoi toute la Sloboda s'est-elle levée pour assister à un office de nuit? Est-ce que cela vous arrive souvent?

Godounof leva les épaules.

—Notre souverain, dit-il, gémit, pleure sans cesse sur ses ennemis et prie souvent pour le repos de leurs âmes. Il n'y a rien d'étonnant qu'il nous ait appelés à la prière cette nuit. Bazile le Grand, lui-même, dans sa deuxième épître à Grégoire de Naziance, dit que tous les deux jours il faut assister à l'office de nuit. Au milieu du silence, quand ni les yeux ni les oreilles n'agissent pernicieusement sur le cœur, il sied à l'âme humaine de se présenter devant Dieu.

—Boris! il m'est arrivé autrefois de voir le Tzar prier. Ce n'était pas comme aujourd'hui. Tout est différent maintenant. Et cette opritchna, je n'y comprends rien. Ce ne sont pas des moines, mais de vrais brigands. Dans le peu d'instants que j'ai passés à Moscou, j'ai entendu raconter et vu des choses si déplorables que c'est à ne pas y croire. Ils ont circonvenu le Tzar. Toi, Boris, tu l'approches, il t'aime, tu devrais lui parler de l'Opritchna.

Godounof sourit de la simplicité de Sérébrany.

—Le Tzar est bon pour tous, dit-il avec une humilité feinte, et ce ne sont pas mes services qui m'ont valu sa bienveillance. Ce n'est pas à moi de juger les actes de mon souverain, de donner des conseils au Tzar. L'opritchna est facile à comprendre: toute la terre appartient au Tzar, nous sommes tous sous sa main puissante; ce que le Tzar prend est à lui, ce qu'il nous laisse est à nous; celui auquel il ordonne de vivre près de lui, celui-là a sa confiance; celui auquel il ne dit rien, ne l'a pas; voilà toute l'opritchna.

—C'est cela, Boris, ce que tu dis est clair, mais en pratique, c'est autre chose. Les opritchniks écrasent et persécutent la nation plus que des Tatars. Ils ne relèvent d'aucun juge. Tout le pays souffre par eux, tu devrais en parler au Tzar. Il te croirait.

—Prince Nikita, il y a beaucoup de mal dans le monde. Ce n'est pas parce que des hommes en oppriment d'autres que les uns sont des opritchniks et les autres de la Zemchina, mais parce que les uns et les autres sont des hommes. Supposons que je parle au Tzar; qu'en arriverait-il? Tous s'élèveraient contre moi et le Tzar lui-même se courroucerait.

—Eh bien! qu'il se courrouce, tu aurais fait ton devoir en lui disant la vérité.

—Nikita! Il ne faut pas souvent la dire et, quand on la dit, il faut choisir son moment. Si j'avais contredit le Tzar, il y a longtemps que je ne serais plus ici et, si je n'avais pas été ici, qui t'aurait tiré, hier soir, des mains du bourreau?

—C'est une autre affaire, Boris, que Dieu te donne la santé, sans toi j'étais perdu!

Godounof se figura qu'il avait persuadé le prince.

—Vois-tu, Nikita, continua-t-il, c'est bien de se faire le champion de la vérité, mais seul contre une armée! Que ferais-tu, par exemple, si quarante voleurs égorgeaient devant toi un innocent?

—Ce que je ferais? Je dégainerais mon sabre, j'attaquerais tes quarante voleurs et je les sabrerais tant que j'en aurais la force.

Godounof regarda le prince avec étonnement.

—Et tu serais tué au cinquième, au plus tard au dixième voleur; et tu n'aurais pas empêché les autres d'égorger l'innocent. Non; il vaut mieux n'y pas toucher, prince, et quand ils seront en train de dévaliser le mort, ils crieront que Stepka a plus pris que Mitka, et ils s'égorgeront entre eux.

Cette réponse ne plut pas à Sérébrany. Godounof s'en aperçut et changea la conversation.

—Vois, dit-il en regardant par la fenêtre, qui nous arrive à fond de train, prince, n'est-ce pas ton écuyer?

—C'est impossible! répondit Sérébrany; il m'a demandé ce matin la permission d'aller en pèlerinage à vingt verstes d'ici…

Mais en regardant plus attentivement le cavalier, le prince reconnut en effet Michée. Le vieillard était pâle comme la mort, il était monté à poil; on voyait qu'il s'était élancé sur le premier cheval tombé sous sa main, on voyait surtout qu'il n'avait plus la tête à lui, car, malgré les convenances, il galopait dans la cour jusque sous les fenêtres du palais.

—Prince Nikita! cria-t-il avant de pouvoir être entendu—tu bois, tu manges, tu te reposes et tu ne vois pas la trahison. Tout à l'heure, j'ai rencontré, derrière l'église, Maliouta Skouratof et Khomiak, tous deux à cheval, et entre eux, les mains liées, le croirais-tu? le Tzarévitch lui-même! le Tzarévitch, prince! Ils lui avaient couvert la tête d'un voile noir, les maudits! mais le vent l'a soulevé et j'ai reconnu le Tzarévitch. Il m'a regardé comme pour me demander secours. Alors Maliouta, ce neveu de sorcière, s'est approché de lui et a rabattu aussitôt le voile.

Sérébrany bondit de sa place.

—Tu entends, tu entends, Boris, cria-t-il les yeux étincelants, faut-il attendre que les voleurs se dévorent entre eux?—et il s'élança sur le perron.

—Donne-moi ton cheval, cria-t-il, en arrachant la bride des mains de Michée.

—Ce cheval ne te convient pas, prince, c'est une rosse. Comment pourras-tu aller chez le Tzar sur cette monture? Cependant le prince l'avait déjà enfourché et volait non chez le Tzar mais à la poursuite de Maliouta…

Il existe sur cet événement une vieille chanson, probablement contemporaine d'Ivan.

En voici le sens:

«Après avoir conquis et Kazan et Astrakhan, le Tzar Ivan extirpa la trahison et de Pakof et de Novgorod; puis il dit: n'extirperai-je pas aussi toute trahison de Moscou aux blanches murailles? Le brigand Maliouta Skouratof lui glisse aussitôt à l'oreille: Tu passeras un siècle, Tzar Ivan Vasiliévitch, à extirper la trahison; ton adversaire est devant toi, il mange du même plat que toi, il boit de la même coupe que toi, les vêtements qu'il porte sont de la même étoffe que les tiens.» Le Tzar comprit et s'irrita fort contre le Tzarévitch. «Liez-lui les mains, dit-il aux boyards, revêtez-le de noirs vêtements, traînez-le dans un marais fangeux, livrez-le à une prompte mort!» Tous les boyards se dispersèrent, seul Maliouta, le bourreau, resta: il lui lia les mains, il le revêtit d'un vêtement noir, il le traîna à la mare du diable. Un serviteur de Nikita le vit, il sauta sur un cheval qui portait de l'eau et courut prévenir son maître. «Tu bois, tu manges, tu te reposes, lui dit-il, tu ne te doutes pas du malheur qui nous menace. Une étoile du ciel va tomber, un pur flambeau de cire va s'éteindre, le jeune Tsarévitch va ne plus exister.» Nikita Romanovitch s'effraie; il saute sur le cheval qui portait de l'eau et s'élance vers le marais fangeux, à la mare maudite. Il frappe Maliouta sur la joue. «Cette fois Maliouta, lui dit-il, le morceau que tu as pris est trop gros; il va t'étrangler.»

Cette chanson ne rend peut-être pas exactement l'événement, mais elle concorde certainement avec l'esprit du siècle. Ce n'est que d'une manière incomplète et confuse que le peuple apprenait ce qui se passait dans le palais du Tzar et dans le cercle de ses intimes, mais, comme à cette époque les classes n'étaient pas encore séparées et ne vivaient pas étrangères l'une à l'autre, ces nouvelles, même défigurées, ne dépassaient pas la vraisemblance et portaient le cachet d'une croyance commune et de l'opinion générale.

Es-tu réellement tel, prince Nikita, que je te représente? il n'y a que les murs du Kremlin et les vieux chênes de Moscou qui peuvent le dire. C'est du moins ainsi que tu m'apparus à l'heure des paisibles rêveries, le soir, lorsque l'obscurité s'étendait sur les champs, lorsqu'au loin se mouraient les bruits du jour et qu'alentour tout devenait silencieux, tandis que le vent remuait doucement les feuilles et qu'il n'y avait plus que le hanneton qui volât. L'amour de la patrie se réveillait en moi avec tristesse et angoisse; notre vieux temps, à la fois lugubre et éclatant, se déroulait devant moi, comme si, à la place des yeux que voilaient les ténèbres, j'eusse senti ouvrir en moi un regard intérieur auquel les siècles ne présentaient pas d'obstacle. Tel tu m'apparus, Nikita; je te voyais, là, devant moi, volant à la poursuite de Maliouta, et je me transportais par la pensée à cette effrayante époque où rien n'était impossible.

Sérébrany avait oublié qu'il était sans sabre ni pistolet et que le cheval qu'il avait pris était vieux. Dans son temps, c'était un vaillant coursier; il avait servi vingt ans sur les champs de bataille et, au lieu d'obtenir la retraite due à sa vaillance, on l'avait mis encore à charger de l'eau ou du fumier et on ne lui ménageait pas les coups de fouet. Maintenant il a senti sur lui un cavalier puissant et il s'est rappelé son passé, quand il portait des héros dans les combats terribles, quand il était nourri d'orge choisie et abreuvé d'hydromel. Il a gonflé ses naseaux, il a tendu le cou et il vole à la poursuite de Maliouta Skouratof.

Maliouta galope avec ses opritchniks dans la forêt épaisse. Il se hâte d'arriver à la mare maudite et pour que ses compagnons ne sachent pas quel est celui qu'ils conduisent à la mort, il abaisse sans cesse sur la figure du Tzarévitch le voile que le vent soulève. S'ils le savaient, ils abandonneraient Maliouta et prendraient parti pour sa victime. Mais les opritchniks croient que c'est un homme ordinaire qui galope entre Khomiak et Maliouta, et ils s'étonnent seulement qu'on aille si loin pour le mettre à mort.

Maliouta presse les opritchniks, se fâche contre les chevaux et frappe de son fouet leurs hanches nerveuses.

—Oh! les rosses, les sacs à foin! le Tzar pourrait réfléchir, envoyer à notre poursuite!

Le hideux Maliouta galope dans la sombre forêt, les oiseaux le regardent, le cou allongé, les noirs corbeaux volent au-dessus de lui—la mare du diable n'est déjà plus loin.

—Eh! dit Maliouta à Khomiak, n'entends-tu pas derrière nous le galop d'autres cavaliers?

Non, répondit Khomiak, c'est le bruit des fers de nos chevaux qui retentit dans la forêt.

Et Maliouta presse encore les opritchniks et frappe plus fort les coursiers.

—Eh! dit-il à Khomiak, quelqu'un ne crie-t-il pas après nous?

—Non, répond Khomiak, c'est l'écho qui répète nos paroles.

Et Maliouta continue à frapper les coursiers.

—Ah! rosses, sacs à foin! Ah! quelqu'un nous poursuit!

Tout-à-coup Maliouta entend derrière lui:—Arrête, Grégoire Skouratof!

Sérébrany était sur les talons de Maliouta. Le vieux porteur d'eau ne l'avait pas trahi.

—Arrête, Maliouta! répéta Sérébrany et, ayant atteint Skouratof, il le frappa au visage de sa main vigoureuse.

Le coup asséné par Nikita fut violent: il résonna comme une arquebusade, la forêt en retentit, des feuilles mortes en tombèrent; les bêtes fauves rentrèrent précipitamment dans le fourré, les hibous aux grands yeux s'envolèrent dans leurs trous; les paysans, occupés loin de là à diriger leurs charrues, se regardèrent et dirent, étonnés:—As-tu entendu le craquement? n'est-ce pas le vieux chêne de la mare du diable qui s'est brisé?

Maliouta fut désarçonné. Le pauvre vieux cheval du Prince Nikita broncha, fit quelques pas et tomba pour ne plus se relever.

—Maliouta! cria le prince en bondissant, tu vas recevoir le prix de ta trahison.

Et arrachant du fourreau le sabre de Skouratof, il s'apprêta à lui fendre le crâne.

Soudain, un autre sabre siffla au-dessus de la tête du prince. Mathieu Khomiak s'était élancé au secours de son maître. Le combat s'engagea entre Khomiak et Sérébrany. Les opritchniks, les sabres levés, tombèrent sur le prince, mais les arbres et les branchages les empêchèrent de l'entourer immédiatement.

Allons, pensa le prince en repoussant les assaillants, perdrai-je la vie sans sauver le Tsarévitch! Si Dieu me donnait seulement la force de résister une demi-heure, peut-être, d'un côté ou de l'autre, viendra-t-il quelque secours!

En cet instant même, un coup de sifflet retentit dans la forêt; des cris nombreux lui répondirent, un opritchnik dont le sabre allait frapper le prince, tomba la tête fendue et sur son corps apparut Vanioukha Persten, brandissant sa massue ensanglantée. Au même instant, les brigands, comme une bande de loups, se jetèrent sur l'escorte de Maliouta et la mêlée devint générale. Les cavaliers auraient bien voulu charger leurs adversaires, mais nulle part ils ne pouvaient prendre du champ; les arbres et les buissons les environnaient. Beaucoup tombèrent immédiatement, d'autres se remirent et poussant leur cri de ralliement: Goida! foulèrent aux pieds les audacieux aventuriers. Persten lui-même, blessé à la main, ne frappait plus avec la même énergie, quand un nouveau coup de sifflet retentit dans la forêt.

—Soutenez ferme, enfants! cria Persten; voilà grand-père Korchoun qui arrive.

Et il n'avait pas fini sa phrase que Korchoun, avec son détachement, tombait déjà sur les opritchniks et entamait avec eux une lutte ardente et sanglante. Il était difficile à des cavaliers, au milieu des bois, de lutter contre des piétons. Les chevaux se cabrant tombaient à la renverse et écrasaient leurs maîtres; les opritchniks combattaient avec le courage du désespoir. Le sabre de Khomiak sifflait comme un tourbillon et brillait au-dessus de sa tête comme la lueur d'un éclair.

Tout-à-coup au milieu de la mêlée générale il y eut un moment d'hésitation. Mitka traversa la foule et s'élança droit sur Khomiak, renversant sur son passage amis et ennemis. Mitka avait reconnu le ravisseur de sa fiancée. Levant à deux mains son énorme bûche, il en frappa son ennemi. Khomiak se rejeta en arrière; le coup frappa sur la tête du cheval; le cheval tomba mort et la bûche se rompit.

—Attends! s'écria Mitka en se ruant sur Khomiak, maintenant tu ne t'en iras plus.

Le combat finit, personne ne résistait plus. Tous les opritchniks étaient morts, Maliouta seul s'était sauvé sur son coursier rapide.

Les brigands comptèrent les leurs: beaucoup manquèrent à l'appel; de leur côté, ils avaient fait aussi des pertes nombreuses.

—C'est donc ici, dit Persten, en s'approchant du prince et essuyant la sueur de son front, c'est donc ici, boyard, que nous devions nous revoir.

Dès la première apparition des brigands, Sérébrany s'était élancé vers le Tsarévitch et avait mis son cheval à l'écart. Le Tzarévitch était lié à sa selle. Sérébrany coupa les liens avec son sabre, aida le Tsarévitch à s'en débarrasser et enleva le mouchoir qui lui fermait la bouche. Pendant toute la durée du combat, le prince ne s'éloigna pas de lui et le couvrit de son corps.

—Tzarévitch, dit-il, en voyant que les brigands commençaient à dépouiller les morts ou s'occupaient de saisir leurs chevaux, le combat est terminé, tous tes ennemis ont succombé, Maliouta seul s'est enfui et je ne pense pas qu'il soit difficile de s'en emparer, quand le Tzar en aura donné l'ordre.

Au nom de Tzarévitch, Persten recula.

—Comment? dit-il, c'est le Tzarévitch? le fils du Souverain? c'est lui que nous avons délivré, c'est lui que ces chiens emmenaient garrotté?

Et l'ataman se jeta aux genoux du fils d'Ivan.

La nouvelle se répandit rapidement parmi les brigands. Tous cessèrent de visiter les poches des morts et vinrent se prosterner devant le Tzarévitch.

—Grand merci, braves gens! dit-il gracieusement et sans l'air impertinent qui lui était habituel, qui que vous soyez, grand merci!

—Il n'y a pas de quoi, seigneur, répondit Persten:—si j'avais su que c'était toi qu'ils emmenaient, j'aurais amené deux cents hommes au lieu de quarante, et alors ce Skouratof ne nous aurait pas échappé; nous l'aurions pris vivant et lui aurions fait son affaire sous tes yeux. Mais il paraît que nous avons ici son écuyer; c'est une de mes vieilles connaissances et à défaut du brochet nous nous contenterons du goujon. Eh bien! jeune homme, le tiens-tu?

—Je le tiens! répondit Mitka, couché sur le ventre et empêchant sa victime de faire un mouvement.

—Laisse-le se relever, il ne s'en ira pas! et vous, enfants, faites-nous un peu de feu pour l'interrogatoire et préparez une corde.

Mitka se leva. De dessous lui se dressa un vigoureux gaillard; mais à peine celui-ci eut-il tourné son visage vers les brigands que tous s'écrièrent avec étonnement:

—Khlopko! c'est Khlopko! Il a pris Khlopko pour un opritchnik.

Mitka regardait, la bouche béante.

Khlopko s'efforçait de respirer.

—Oh! dit enfin Mitka, comment! c'est toi que je tenais-là? Pourquoi ne disais-tu rien?

—Et comment parler quand tu me serrais la gorge et que tu m'écrasais, veau marin!

—Mais comment t'es-tu trouvé là?

—Comment! comment! quand, animal, tu as frappé le cheval à la tête, le cavalier est tombé sur moi, et toi, ours, au lieu de le saisir, tu m'as pris à la gorge et tu m'as presque étouffé, il en a profité comme tu vois.

Oh! dit Mitka, et il se gratta la nuque.

Les brigands éclatèrent de rire. Le Tsarévitch lui-même sourit. Il fut impossible de retrouver Khomiak.

—Allons, il n'y a pas de remède, dit Persten, son heure n'est pas encore venue! Mais, Dieu m'en est témoin, il n'échappera pas la prochaine fois! Maintenant, seigneur, si tu le permets je t'accompagnerai avec mes hommes jusqu'à la route, je suis honteux, seigneur! Un misérable comme moi ne devrait pas t'adresser la parole, mais qu'y faire? Sans moi, tu ne t'en serais pas tiré.

—Allons, enfants, continua Persten—réunissez-vous pour escorter sa Seigneurie. Toi, boyard, dit-il en s'adressant à Sérébrany, tu devrais prendre ce cheval, moi je vais monter celui-ci. Toi, grand-père Korchoun, je suppose que tu aimeras mieux aller à pied et toi aussi, Mitka.

—Pas du tout! dit Mitka en saisissant par la crinière un cheval auquel ce mouvement fit faire un saut de côté—moi aussi je suis cavalier!

Il voulut mettre son pied dans l'étrier, mais, n'y parvenant pas, il prit le cheval par le ventre, galopa quelque temps dans cette position et finit par se mettre en selle.

—Hurrah! s'écria-t-il en balançant les jambes et serrant les coudes.

Toute la troupe, entourant le Tsarévitch, sortit de la forêt.

En arrivant dans la plaine, lorsqu'on aperçut les dômes bigarrés de la Sloboda, Persten s'arrêta.

—Seigneur, dit-il, après être descendu de cheval, voilà ta route, on voit d'ici la Sloboda. Il ne nous est pas permis d'accompagner plus loin ton auguste personne. D'ailleurs la poussière qui se lève là-bas, annonce une troupe de cavaliers du Tzar. Pardonne, Seigneur, et que Dieu te conduise!

—Attends, jeune homme, dit le Tzarévitch qui, le danger passé, commençait à revenir à ses allures ironiques.—Attends, jeune homme, dis-moi auparavant à quelle famille de boyards tu appartiens pour porter un habit ainsi galonné?

—Seigneur, répondit modestement Persten, nous sommes ici beaucoup de boyards sans terre, beaucoup de princes sans principautés. Nous portons les costumes que Dieu nous envoie.

—Et sais-tu, continua sévèrement le Tzarévitch, que pour des princes tels que toi on élève sur la place de hautes plates-formes d'où tu pourrais bien montrer ton habit? Si tu ne m'avais rendu service, j'ordonnerais à ces cavaliers de s'emparer de vous tous et de vous conduire à la Sloboda. Mais en souvenir de ce que tu as fait aujourd'hui, je veux fermer les yeux sur ta vie passée et je te promets d'intercéder pour toi auprès du Tzar, si tu veux venir demander ton pardon.

—Merci pour ta bonté, Seigneur, je te suis très-reconnaissant; mais le temps n'est pas encore venu pour moi de demander pardon au Tzar. Mes péchés sont nombreux devant Dieu, mes offenses grandes devant mon souverain; le Tzar ne pourrait peut-être pas me pardonner et, si même j'étais sûr de mon pardon, je n'abandonnerais pas mes compagnons.

—Comment! dit le Tzarévitch avec étonnement, tu ne veux pas briser ta vie de brigand quand moi-même je te promets ma protection? le pillage sur les grandes routes te paraît préférable à une vie honnête?

Persten caressa sa barbe noire et un malin sourire laissa voir deux rangées de dents blanches qui firent paraître son visage brûlé encore plus foncé.

—Seigneur! dit-il, le poisson vit dans l'eau, l'oiseau dans les airs, je ne pourrais me faire ni à la discipline du soldat ni au métier de marchand. Adieu, Seigneur, le nuage de poussière s'avance; il est temps de nous en aller, l'anguille cherche l'endroit le plus profond, nous, le lieu le plus inaccessible.

Et Persten disparut dans les buissons emmenant le cheval qu'il montait. Les brigands se glissèrent les uns après les autres entre les arbres, le Tzarévitch et Sérébrany continuèrent leur route vers la Sloboda et ne tardèrent pas à rencontrer un détachement de cavaliers conduits par Boris Godounof.

Que faisait le Tzar pendant tout ce temps-là? Écoutons encore ce que dit la chanson:

Que dit le Tzar terrible?
«Ah! malheur à vous, mes princes et mes boyards!
«Couvrez-vous d'un vêtement noir,
«Réunissez-vous à matines,
«Entendre une messe de mort pour le Tzarévitch.
«Je ferai cuire tous les boyards dans une chaudière.»
Tous les boyards furent épouvantés,
Ils se revêtirent de vêtements noirs,
Ils se réunirent à matines
Pour entendre la messe des morts.
Nikita Sérébrany arriva,
Il revêtit un vêtement de couleur,
Il amenait avec lui le jeune Tzarévitch
Qu'il avait laissé derrière la porte du Nord.
Que dit le Tzar terrible?
«Ah! malheur à toi, Nikita Sérébrany!
«Oses-tu te montrer devant mes yeux?
«Quand l'étoile terrestre est tombée,
«Quand le cierge de cire s'est éteint,
«Quand le jeune Tzarévitch n'est plus.»
Que dit Nikita Sérébrany?
«Ah! gloire et espérance pour toi, Tzar orthodoxe,
«Nous ne chanterons pas la messe des morts pour le Tzarévitch,
«Nous chanterons des actions de grâces pour sa bienvenue.»
Il prit le Tzarévitch par sa main blanche
Et le fit sortir de derrière la porte du Nord.
Que dit le Tzar terrible?
«Toi, Nikita, Nikita Sérébrany,
«Que veux-tu encore que je te donne?
«Veux-tu la moitié de mon royaume
«Ou l'or de mes coffres autant que tu en désireras.»
—Ah! malheur, Tzar Ivan Vasiliévitch!
«Je ne veux ni la moitié de ton royaume ni l'or de tes coffres
«Donne-moi seulement le méchant Skouratof;
«Je le conduirai dans un marais liquide
«Que l'on appelle la mare maudite.»
Que dit le Tzar Ivan Vasiliévitch?
«Prends sans doute le méchant Maliouta
«Et fais de lui ce que tu voudras.»

Ainsi s'exprime la chanson; mais les faits ne se passèrent pas ainsi. L'histoire nous montre Maliouta en faveur auprès d'Ivan Vasiliévitch longtemps encore après 1565. Beaucoup de favoris, à diverses époques, tombèrent victimes des soupçons du Tzar. Les Basmanof, Griazny, Viazemski succombèrent, mais Maliouta ne perdit pas un instant la confiance du Tzar. Suivant la prédiction de la vieille Onoufrevna, il ne reçut pas son châtiment en ce monde et il mourut d'une mort honorable. Une inscription du monastère Saint-Joseph Volotski, où son corps fut enterré, constate qu'il fut tué sous Païda en servant son souverain.

Comment Maliouta parvint-il à se disculper de la calomnie qu'il avait forgée?—Nous ne le savons pas.

Peut-être Ivan, quand son âme inquiète se fut apaisée, attribua-t-il la démarche de son favori à un zèle qui l'avait induit en erreur; peut-être ses soupçons contre le Tzarévitch ne cessèrent-ils pas complétement. Quoi qu'il en soit, Skouratof non-seulement ne perdit pas la confiance du Tzar, mais à partir de cette époque il lui fut encore plus cher. Jusque-là, la Russie seule haïssait Maliouta, maintenant le Tzarévitch lui-même partageait l'horreur générale. Ivan resta désormais son seul appui; l'exécration universelle répondait au Tzar de sa fidélité.

L'allusion à Basmanof ne passa pas non plus inaperçue. Le germe du soupçon resta dans le cœur d'Ivan et quoiqu'il ne poussât pas immédiatement de racines, il refroidit considérablement l'amitié du Tzar pour son grand échanson. Ivan ne pardonnait jamais à celui dont il avait eu peur un moment, alors même qu'il reconnaissait que ses craintes étaient vaines.

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