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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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XXXIV
LE CAFTAN DU FOU.

Dans le courant de la même matinée, deux stolniks se présentèrent devant Morozof, toujours retenu à la Sloboda, pour l'inviter à la table du Tzar.

Lorsque Droujina Andréevitch arriva au palais, les salles étaient remplies d'opritchniks, les tables étaient garnies et des serviteurs, richement vêtus, préparaient la châle. Le boyard vit qu'il était seul invité et en augura que le Tzar voulait l'honorer particulièrement. Les cloches du palais se mirent en branle, les clairons retentirent, le Tzar entra avec un visage bienveillant et affable, suivi de l'archimandrite de Tchoudovo, de Basile Griazny, d'Alexis Basmanof, de Boris Godounof et de Maliouta Skouratof. Après avoir reçu et rendu des saluts, le Tzar prit sa place et chacun prit la sienne selon son grade; il n'en restait plus qu'une vacante, au-dessous de Godounof.

—Assieds-toi, boyard Droujina, lui dit aimablement le Tzar en désignant la place vide.

La figure de Morozof devint pourpre.

—Sire, répondit-il, comme Morozof s'est conduit jusqu'ici, ainsi il se conduira jusqu'à sa mort. Je suis trop vieux pour changer d'habitudes. Disgracie-moi de nouveau, éloigne-moi de toi, mais je ne m'asseoirai pas au-dessous de Godounof.

Tout le monde se regarda étonné, mais le Tzar s'attendait à cette réponse. L'expression de sa figure resta calme.

—Boris, dit-il à Godounof, il y aura bientôt deux ans, je t'ai livré Droujina pour une pareille réponse. Il paraît que c'est à moi de changer mes habitudes. Je ne dois plus apparemment gouverner les boyards, mais me laisser gouverner par eux. Je ne suis plus maître dans mon humble demeure. Il faudra que je la quitte piteusement et que je me retire bien loin avec mes gens. Tu verras, Boris, qu'ils me chasseront, moi, pauvre malheureux, de mon logis, comme ils m'ont chassé de Moscou!

—Sire, dit humblement Godounof, désireux de tirer Morozof de ce mauvais pas,—ce n'est pas à nous mais à toi de décider tout ce qui a rapport aux places que chacun doit occuper. Les vieillards tiennent à leurs habitudes; n'en veux pas à Morozof de ce qu'il tient aux anciennes coutumes; permets-moi de m'asseoir au-dessous de lui: à ta table, toutes les places sont bonnes.

Et Godounof se levait déjà pour changer de place, lorsqu'un regard d'Ivan le fit se rasseoir.—Le boyard Droujina est en effet très-vieux, dit-il tranquillement.

Cette modération, en face d'une désobéissance flagrante, remplit l'âme des assistants d'une attente inquiète. Tout le monde sentait qu'il se préparait quelque chose d'extraordinaire, personne ne devinait comment éclaterait la colère du Tzar, dont on voyait les signes précurseurs dans un tremblement nerveux qui traversait son visage comme le reflet d'un lointain éclair. Toutes les poitrines étaient oppressées comme à l'approche d'un orage.

—Oui, reprit Ivan, le boyard Droujina est très-vieux mais son esprit est demeuré jeune. Il aime à plaisanter. Moi aussi j'aime à rire et ne suis pas ennemi de la gaieté dans les loisirs que nous laissent les affaires et la prière. Or, depuis que mon fou Notgef est trépassé, personne ne me divertit plus. Ce métier semble plaire à Morozof; comme je lui ai promis ma faveur, je l'élève à la dignité de mon premier fou. Apportez ici le caftan du fou et mettez-le à Morozof.

Le tremblement nerveux se dessina davantage sur la face d'Ivan, mais sa voix resta calme.

Morozof était resté immobile à sa place, comme frappé de la foudre. De pourpre il devint livide, tout son sang afflua au cœur, ses yeux lançaient des éclairs et ses épais sourcils se froncèrent d'une façon si menaçante que la figure du vieux boyard parut encore plus terrible que celle du Tzar. Il n'en croyait pas ses oreilles; il ne pouvait imaginer que le Tzar voulût le déshonorer publiquement, lui, Morozof, le fier guerrier dont les anciens services et la vaillance étaient connus de tout le monde. Il demeurait silencieux, immobile, comme s'il attendait que le Tzar retirât ses paroles. Mais celui-ci avait mûri cette idée depuis le moment où Basmanof, pour éviter la torture, lui avait proposé de devenir son fou: cette scène était préméditée. A un signe d'Ivan, Basile Griazny se leva et s'approcha de Droujina en tenant un vêtement bigarré, mi-partie de brocart et de drap grossier, fait de morceaux rajustés, couvert de grelots et de clochettes.

—Revêts ceci, dit Griazny, le grand Tzar t'honore du caftan de son défunt fou Notgef.

—Arrière, s'écria Morozof en repoussant Griazny, n'ose pas toucher le boyard Morozof, toi dont les ancêtres ont servi les miens en qualité de valets de chenil!

Et se tournant vers Ivan:—Sire, dit-il, d'une voix tremblante d'indignation, retire tes paroles et fais-moi donner la mort: ma tête t'appartient mais non pas mon honneur!

Ivan regarda les opritchniks.—Vous voyez bien que j'avais raison, il aime à plaisanter. Ne voilà-t-il pas que je ne suis plus libre d'investir quelqu'un d'une dignité!

—Sire, reprit Morozof, je te supplie, au nom du Dieu tout-puissant, de retirer tes paroles. Tu n'étais pas encore au monde lorsque ton défunt père m'honorait déjà. C'était lorsque, avec Khabar Simski, je battis les Tchouvaches et les Tchérémisses sur la Sviaga; lorsque, avec les princes Odoéfski et Mstislaviski, je chassai de l'Oka le khan de Crimée et préservai Moscou d'une invasion tatare. J'ai versé mon sang au service de ton père et au tien; je suis criblé de blessures. Je n'ai ménagé ma tête ni sur les champs de bataille, ni dans les conseils; c'est moi qui t'ai soutenu, toi et ta mère, contre les Chouiski et les Bielski. Je n'ai jamais ménagé que mon honneur et je n'ai jamais permis à qui que ce fût au monde d'y porter atteinte. Est-ce bien toi qui viendrais aujourd'hui déshonorer mes cheveux blancs? Est-ce toi qui voudrais insulter l'ancien et fidèle serviteur de ton père? Ordonne qu'on me tranche la tête; j'irai avec joie à l'échafaud comme autrefois j'allais avec joie aux combats!

Tout le monde se taisait, ému par les nobles paroles de Morozof. Au milieu de ce silence général, la voix d'Ivan se fit de nouveau entendre.

—Assez parlé, dit-il sévèrement et sa figure respirait la rage, ton stupide bavardage m'a prouvé que tu seras un excellent fou. Endosse le justaucorps et plus de raisonnements! Aidez-le, continua-t-il, en s'adressant aux opritchniks, il a l'habitude d'être servi.

Si Morozof eût cédé ici, s'il se fût jeté humblement aux pieds du Tzar en le priant de lui faire grâce, il se peut qu'Ivan n'eût pas donné suite à sa terrible plaisanterie. Mais l'attitude de Droujina était fière, sa voix était ferme, son caractère indomptable perçait même dans la prière qu'il venait d'adresser à Ivan et c'est ce que ce dernier ne pouvait supporter. Le Tzar ressentait une haine invincible pour tous les caractères forts; une des causes qui avaient déterminé la disgrâce de Viazemski était précisément son énergie.

En un clin d'œil les opritchniks enlevèrent l'habit de Morozof et le vêtirent de la veste aux grelots. Après les dernières paroles du Tzar, Morozof n'opposa plus aucune résistance. Il se laissa costumer et regarda, sans ouvrir la bouche, les opritchniks qui ajustaient en riant les plis de son vêtement de fou. Il se concentra en lui-même et se recueillit.

—Et le bonnet que vous avez oublié! s'écria Griazny en mettant sur la tête de Morozof une coiffure bariolée. Puis, il fit un pas en arrière et, le saluant profondément, il lui dit:—Droujina Morozof, nous te saluons et te complimentons sur ta nouvelle dignité. Divertis-nous comme nous divertissait ton prédécesseur.

Morozof souleva la tête et parcourut du regard toute l'assemblée.—C'est bien, dit-il, d'une voix haute et ferme, j'accepte la nouvelle grâce du Tzar. Le boyard Morozof ne pouvait s'asseoir au-dessous de Godounof, mais la place du fou du Tzar est entre les Griazny et les Basmanof. Place au fou de sa majesté! laissez passer le fou et écoutez comment il va divertir le Tzar Ivan Vasiliévitch.

Et d'un geste Morozof écarta les opritchniks. Il s'approcha alors de la table du Tzar, s'assit sur un banc en face d'Ivan avec un air de dignité aussi grand que si, au lieu de la veste d'un fou, il eût été revêtu d'un manteau royal.

—Comment donc te divertir, sire? demanda-t-il en appuyant ses coudes sur la table et en regardant le Tzar en face. Ce n'est pas facile, rien ne peut plus t'étonner. Quelles plaisanteries n'ont pas été faites en Russie depuis que tu y règnes! Tu te divertissais, lorsque encore adolescent, tu écrasais le peuple dans les rues sous les pieds de ton cheval; tu te divertissais lorsqu'à une chasse tu ordonnais à tes valets de chien d'égorger le prince Chouiski; tu te divertissais, lorsque les députés de Pskof, étant venus se plaindre de leur namiestnik, tu fis couler sur leurs barbes de la poix bouillante.

Les opritchniks voulurent s'élancer sur Morozof: le Tzar les retint par un signe.

—Tout cela, continua Morozof, n'était que des amusements d'enfants qui t'ennuyèrent bientôt. Tu contraignis les hommes les plus marquants à se faire moines et tu outrageais leurs femmes et leurs filles. Cela ne tarda pas aussi à t'ennuyer. Alors tu choisis tes meilleurs serviteurs et tu les livras aux tortures. Cela fut plus amusant mais ne dura pas non plus longtemps. On ne peut pas toujours insulter le peuple et les boyards. Il fallait insulter l'église du Christ! tu as appelé à toi la canaille, tu l'as costumée en moines, tu t'es affublé toi-même d'un froc et alors aux assassinats de la journée succédait pendant la nuit le chant des psaumes. Couvert de sang, tu chantais, tu sonnais, tu as presque célébré la messe. Ce divertissement est le plus plaisant de tous ceux que tu as inventé jusqu'ici. Que te dire encore, sire? Comment encore te divertir? Je te dirai ceci: tandis que tu danses masqué avec les opritchniks, tandis que tu sonnes les matines et que tu t'abreuves de sang, Sigismond se prépare à t'attaquer à l'occident, les Allemands et les Tchoudes vont t'écraser au nord et les Tatars apparaissent à l'orient et au midi. La horde fondra sur Moscou et tu n'auras pas un seul voiévode pour sauver les choses saintes. Les églises brûleront avec les saintes reliques. Les temps de Baty reviendront, et toi, Tzar de toutes les Russies, tu te traîneras aux pieds du Khan et, à genoux, tu baiseras ses étriers…

Morozof se tut.

Personne n'avait interrompu son discours: il avait ôté à tous la respiration. Le Tsar écoutait le corps penché en avant, blême, les yeux flamboyants, l'écume aux lèvres. Il serrait convulsivement les bras de son fauteuil, il semblait craindre de perdre le moindre mot de Morozof; il les notait dans sa mémoire pour punir chacun par une torture particulière. Tous les opritchniks étaient pâles; personne ne se décidait à regarder le Tzar. Les yeux baissés, Godounof n'osait respirer pour ne pas attirer l'attention sur lui. Maliouta lui-même était mal à l'aise.

Soudain Griazny saisit un couteau, se précipita vers Ivan et dit, en montrant Morozof:

—Permets-moi, sire, de lui fermer la gueule.

—N'ose pas, dit le Tzar, à peine intelligiblement et étouffant d'émotion, laisse le aller jusqu'au bout.

Morozof promena fièrement son regard.

—Tu veux encore des facéties, sire? Soit! De tous tes fidèles serviteurs il n'en restait plus qu'un d'antique race; tu ajournais son supplice, soit que tu craignisses la colère divine, soit que tu n'eusses pas trouvé de torture digne de lui. Il vivait loin de toi dans la disgrâce; il semblait que tu pouvais l'oublier, mais tu n'oublies personne. Tu lui envoyas ton maudit Viazemski, pour qu'il brûlât sa maison et lui enlevât sa femme. Lorsqu'il vint te demander de juger Viazemski, tu l'obligeas à se battre espérant bien qu'il serait battu. Mais Dieu ne l'a pas permis, il a montré le bon droit. Qu'as-tu fait alors, sire? Alors, continua Morozof, et sa voix trembla et toutes tes sonnettes du caftan se mirent en branle, le vieux boyard ne te parut pas suffisamment insulté et tu résolus de le déshonorer d'une manière qui n'avait pas eu jusqu'ici d'exemple. Alors, s'écria Morozof en se levant et en repoussant la table, tu l'as revêtu de la veste d'un fou et lui as ordonné, à lui, qui a sauvé Toula et Moscou, de te divertir toi et toute cette canaille qui t'entoure!

L'aspect du vieux voiévode était menaçant; il était debout, les bras étendus, au milieu des opritchniks frappés de stupeur. Le caractère grotesque de ses vêtements avait disparu. La foudre étincelait sous ses sourcils froncés. Sa barbe blanche tombait majestueusement sur sa poitrine qui avait reçu naguère bien des coups de l'ennemi et qui n'était maintenant recouverte que d'une étoffe bigarrée, et dans son regard irrité il y avait tant de dignité, tant de noblesse, qu'à côté de lui Ivan Vasiliévitch paraissait petit.

—Sire, reprit-il en élevant encore la voix, Morozof, ton nouveau fou est devant toi, écoute sa dernière plaisanterie! Tant que tu vivras, les lèvres du peuple russe demeureront scellées par la terreur; mais ton règne sauvage aura un terme, il ne restera plus sur la terre que le souvenir de tes actions, et ton nom sera maudit et exécré, de génération en génération, jusqu'au jour du jugement dernier! Alors des centaines, des milliers de spectres, hommes, femmes, enfants, vieillards, torturés, égorgés par toi, se présenteront devant Dieu et se lèveront contre toi, leur bourreau! En ce jour terrible, moi aussi je serai là, vêtu comme à présent, et je te demanderai l'honneur que tu as ravi à mes cheveux blancs. Alors, tu n'auras plus à côté de toi tous ces gens pour fermer la bouche des malheureux. Le Juge suprême les écoutera et tu seras jeté dans les flammes éternelles!

Morozof se tut et lançant un méprisant regard sur les favoris du Tzar, il leur tourna le dos et s'éloigna lentement. Personne ne songea à l'arrêter. Il traversa majestueusement les rangées de tables et ce ne fut que lorsqu'on n'entendit plus le son de ses clochettes que les opritchniks revinrent à eux. Maliouta se leva le premier et murmura à Ivan Vasiliévitch:—Ordonnes-tu d'en finir tout de suite avec lui ou de l'enfermer, en attendant, en prison?

—En prison, décida Ivan, respirant à peine. Mais ne t'avise pas de le torturer afin qu'il crève trop tôt; tu m'en réponds sur ta tête.

Le soir le Tzar eut une conférence particulière avec Maliouta.

Les Kolichef, parents du métropolite destitué Philippe, depuis longtemps sous la main de Maliouta, avaient en partie avoué le crime dont on les accusait; ils étaient suffisamment convaincus, dans la pensée d'Ivan, de haute trahison par les dépositions de leurs amis et de leurs valets, qui ne purent tous endurer les terribles tortures qu'on leur faisait subir. Bien des personnes furent compromises dans cette affaire, furent arrêtées et torturées soit à Moscou, soit à la Sloboda. Celles-ci en désignaient d'autres; le chiffre des torturés augmentait chaque jour et s'était déjà élevé à trois cents. Soucieux de l'opinion des puissances étrangères, Ivan résolut d'ajourner, jusqu'au départ des ambassadeurs lithuaniens qui se trouvaient alors à Moscou, l'exécution générale de tous les condamnés et, afin que l'effet de cette exécution fût plus terrible, épouvantât davantage tous les criminels futurs, il voulut qu'elle eût lieu à Moscou en présence de tout le peuple. Le Tzar décida aussi que Viazemski et Basmanof seraient exécutés le même jour. En qualité de sorcier, le meunier devait être brûlé vif; pour Korchoun, qui avait osé pénétrer dans la chambre à coucher du Tzar et qui, depuis lors, était réservé pour un supplice solennel, Ivan avait imaginé des tortures exceptionnelles comme on n'en avait encore jamais vu et qui seraient également appliquées à Morozof.

Le Tzar discuta les détails de cette exécution générale jusqu'à une heure fort avancée de la nuit; les coqs avaient déjà chanté deux fois lorsqu'il daigna congédier Maliouta et se retira pieusement dans son oratoire.

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