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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XXXI
LE JUGEMENT DE DIEU.

En l'absence de Viazemski, Maliouta avait été chargé d'une affaire importante. Le Tzar lui avait ordonné de saisir les domestiques les plus intimes du prince Athanase Ivanovitch et de les torturer habilement pour savoir si leur maître allait pratiquer des sortiléges au moulin, combien de fois il s'y était rendu et ce qu'il complotait contre le Tzar.

La majeure partie des domestiques n'avoua rien, mais plusieurs ne purent endurer la question et déclarèrent tout ce qu'il plut à Maliouta de mettre dans leur bouche. Ils déclarèrent que le prince allait au moulin pour perdre le Tzar, qu'il avait pris des empreintes de ses pas et les avait brûlées; quelques-uns même assurèrent que Viazemski travaillait à mettre le prince Vladimir Andréevitch sur le trône. Quelque absurdes que fussent ces déclarations, elles étaient soigneusement notées par les greffiers et communiquées au Tzar. Celui-ci y ajoutait-il foi? Dieu le sait! Toujours est-il qu'il recommanda sévèrement à Maliouta de cacher à Viazemski la véritable cause de l'emprisonnement de ses domestiques et de se borner à lui dire qu'on les avait soupçonnés d'être compromis dans un vol fait au trésor.

Leurs déclarations étaient pleines de contradictions. Ivan fit appeler Basmanof pour que celui-ci lui répétât tout ce qu'il prétendait tenir des gens de Viazemski. On ne trouva pas Basmanof dans la Sloboda. Il était parti la veille pour Moscou; le Tzar se mit fort en colère de ce qu'il avait osé s'absenter malgré sa défense. Maliouta en profita pour faire naître dans l'esprit du Tzar des soupçons sur Basmanof lui même.—Qui sait, fit observer Skouratof, dans quel but il t'a désobéi? Peut-être s'entend-il avec Viazemski et ne l'a-t-il dénoncé que pour masquer plus sûrement son jeu?

Le Tzar ordonna à Maliouta de garder là-dessus un profond silence et de ne pas laisser voir à Basmanof, à son retour, que son absence avait été remarquée.

Sur ces entrefaites vint le jour désigné pour le combat singulier. Avant l'aube, la populace accourut sur la place Rouge; les fenêtres étaient remplies de spectateurs, les toits en étaient couverts. La nouvelle de ce combat s'était répandue dans les environs. Les noms illustres des combattants avaient attiré une foule nombreuse; bien du monde était venu même de Moscou pour voir auquel des deux combattants Dieu allait donner la victoire.

—Poussez en avant,—disait un joueur de tympanon, élégamment vêtu, à son camarade, jeune gars fortement constitué, ayant un bon, mais niais visage,—poussez toujours, peut-être arriverons-nous jusqu'à la chaîne. Quelle foule! laissez-nous passer, orthodoxes; permettez aussi aux Vladimiriens de voir le jugement de Dieu.

Mais ses tentatives demeurèrent vaines. La foule était si compacte qu'avec la meilleure volonté du monde il n'y avait pas moyen de la percer.

—Mais va donc, marsouin! reprit le joueur de tympanon en poussant son camarade dans les reins, est-ce que tu ne sais donc pas te faire jour?

—Et pourquoi? répondit le gars d'une voix traînante. Toutefois il donna dans la foule un coup de ses larges épaules. Il s'éleva des cris, des vociférations, mais les deux camarades s'avancèrent sans y prêter la moindre attention.

—Plus à droite, disait le plus âgé; pourquoi penches-tu à gauche, imbécile? Pousse là-bas où tu vois briller les lances.

La place qu'il indiquait était celle qui était préparée pour le Tzar lui-même. C'était une estrade en bois, recouverte de drap pourpre; on y avait placé le fauteuil du Tzar et les lances qui y brillaient étaient celles des opritchniks qui entouraient constamment Sa Majesté. D'autres opritchniks veillaient à la chaîne, qui limitait le champ clos; ils retenaient la foule avec leurs hallebardes et l'empêchaient de s'en trop approcher.

A force de pousser, le joueur de tympanon et son vigoureux camarade arrivèrent jusque-là.

—Où grimpez-vous? s'écria un opritchnik en levant sur eux sa hallebarde.

Le jeune gars ouvrit la bouche et, ne sachant que répondre, se tourna vers son compagnon. Celui-ci ôta son petit feutre, orné d'un galon d'or et d'une plume de paon, et, saluant deux fois de suite jusqu'à la ceinture l'opritchnik, il lui dit:—Permettez, honorables seigneurs, à des joueurs de Vladimir de voir le jugement de Dieu. Nous arrivons de Vladimir exprès pour cela. Permettez-nous de rester, honorables seigneurs.

Et souriant finement il faisait briller des dents blanches à travers une barbe noire.

—Soit! dit l'opritchnik, il ne vous serait pas d'ailleurs facile de reculer; restez-là, mais ne vous avancez pas, car je vous fends la cervelle.

Dans l'enceinte réservée on voyait se promener les avocats et les répondants des deux parties. On y remarquait aussi un boyard et un okolnitchi, assistés de deux secrétaires, chargés du cérémonial. L'un des secrétaires tenait le Soudebnik de Vladimir Gousef, publié par le grand-prince Ivan III et discutait les différents cas que pouvait présenter le combat, lorsque leur discussion fut interrompue par des cris: le Tzar arrive! le Tzar arrive! et toutes les têtes se découvrirent.

Entouré d'une multitude d'opritchniks, Ivan Vasiliévitch ne descendit de cheval qu'au pied de l'estrade; il la gravit lentement, salua le peuple et s'affaissa sur le fauteuil avec l'air d'un homme qui se prépare à un spectacle intéressant. Derrière et à côté de lui se tenaient debout les courtisans.

En ce moment les cloches de toutes les églises de la Sloboda se mirent en branle et, par deux chemins opposés, Viazemski et Morozof entrèrent dans le champ clos, tous deux armés en guerre. Morozof portait une armure composée de plaques d'acier avec des incrustations d'argent; ses brassards, ses gants et ses cuissards étaient à l'avenant. Son casque était noir et argent. Une fine cotte de mailles descendait de ce casque sur les épaules et était agrafée sur la poitrine par des plaques d'argent. A sa ceinture de couleurs variées était pendu un glaive dans un fourreau monté en argent. Au pommeau de la selle était suspendue une hache d'armes, signe du commandement, autrefois inséparable compagne du boyard dans ses glorieux combats, aujourd'hui trop lourde pour sa main. Il montait un cheval gris de fer à large poitrail, couvert d'une chabraque de velours cerise ornée de plaques d'argent. A l'armure d'acier qui protégeait le front du coursier pendaient des glands en soie cerise entremêlés de fils d'argent; un gland semblable mais plus grand pendait sur le poitrail. Une chaîne en argent, à mailles plates de différentes grandeurs, servait de brides et de rênes. Le cheval avançait en levant très-haut ses jambes protégées par des genouillères d'argent et en dressant fièrement sa tête; lorsque Morozof l'arrêta à environ cinq sagènes de son adversaire, il se mit à remuer son épaisse crinière qui tombait jusqu'au sol, à ronger son mors et à fouiller le sable du pied avec impatience en montrant chaque fois les clous brillants de ses larges fers. Ce coursier puissant semblait être fait exprès pour son majestueux cavalier, sa crinière blanche s'harmonisait avec la barbe blanche du boyard.

L'armure de Viazemski était infiniment plus légère. Souffrant encore de ses récentes blessures, il n'avait pas voulu mettre de cuirasse et avait préféré une souple cotte de mailles en forme de tunique. Son col et ses manches étincelaient de pierres précieuses. Au lieu d'un casque élevé, le prince avait un petit casque en fer d'une courbe gracieuse, à bordure d'or, surmonté d'une gerbe d'épis d'or ornés de saphirs. Ce casque était muni d'une flèche, destinée à garantir le visage; mais, toujours téméraire, Viazemski, au lieu d'abaisser cette flèche, l'avait relevée jusqu'à la gerbe d'or qui lui servait de cimier, de manière à laisser à découvert sa pâle figure et sa barbe foncée. La flèche apparaissait comme une plume d'or élégamment plantée sur la coiffure d'acier.

Le cheval d'Athanase Ivanovitch était un argamak alezan doré, couvert, de la tête à la queue, de grelots d'argent. Au lieu de chabraque, une peau de léopard recouvrait ses reins; son front était protégé par une plaque d'argent sur laquelle brillaient d'énormes saphirs montés en or; ses jambes étaient fines et nerveuses, il n'était pas ferré, un grelot d'argent était attaché à chacun de ses pieds. Il y avait déjà quelque temps qu'on entendait sur la place le hennissement sonore de l'argamak. Maintenant, la tête haute, les narines ouvertes, la queue relevée, il avançait d'un pas léger, effleurant à peine le sol, à la rencontre du cheval de Morozof; mais, lorsque le prince rassembla les rênes pour éviter celui-ci, son cheval fit un écart et eût franchi la chaîne si Viazemski ne l'eût adroitement ramené à sa place. Le cheval se cabra alors et, tournant sur ses pieds de derrière, il allait se renverser lorsque le prince, portant son corps en avant et rendant la bride, enfonça dans les flancs de sa monture ses éperons acérés. Le cheval fit un saut et devint immobile. Pas un poil de sa crinière ne bougeait; ses yeux, injectés de sang, jetaient des regards obliques et sur sa peau transparente on voyait trembler le réseau de ses veines gonflées.

Lorsque Viazemski parut, bruyant et brillant, comme dans une auréole de diamants et d'or, le joueur de tympanon ne put contenir son admiration, mais son admiration se rapportait plus au cheval qu'au cavalier.

—Quel cheval! s'écriait-il en prenant sa tête des deux mains dans un accès d'enthousiasme, quel cheval! jamais je n'en ai vu de pareil; il m'en a cependant bien passé devant les yeux. Quel dommage, ajouta-t-il mentalement, qu'il ne se soit pas égaré vers la mare maudite!

—Dis-donc, continua-t-il gaiement en donnant un coup de coude à son compagnon, dis-donc, imbécile, lequel des deux chevaux te va-t-il plus au cœur?

—Celui-là, répondit le gars en désignant du doigt le cheval de Morozof.

—Celui-là, et pourquoi celui-là?

—Pourquoi? parce qu'il est plus solide, répondit le gars nonchalamment.

Le joueur de tympanon partit d'un éclat de rire, mais en ce moment retentit la voix des hérauts d'armes.

—Orthodoxes, proclamaient-ils aux quatre coins du champ-clos, le jugement de Dieu va commencer entre le prince Athanase Viazemski et le boyard Droujina Morozof, par suite de plaintes portées pour coups et blessures, déshonneur et rapt. Orthodoxes, priez la très-sainte Trinité qu'elle accorde la victoire au bon droit!

La place devint muette, tous les spectateurs faisaient le signe de la croix; le boyard préposé à l'observation des règles du combat s'approcha du Tzar et lui dit:

—Ordonnes-tu, sire, de commencer le combat?

—Commencez! dit Ivan.

Le boyard, l'okolnitchi, les répondants, les avocats, les secrétaires se placèrent de côté. Le boyard fit un signe, les adversaires tirèrent leurs armes. Au second signe, ils devaient fondre l'un sur l'autre, mais, à l'extrême surprise de tous les spectateurs, Viazemski chancela sur sa selle et lâcha ses rênes. Il fût infailliblement tombé à terre si ses répondants et son conseiller ne fussent accourus et ne l'eussent pas aidé à descendre de cheval. Les hommes d'écurie s'empressèrent de retenir le cheval.

—Emmenez-le! dit Viazemski, en regardant autour de lui avec des yeux éteints, je me battrai à pied.

Voyant le prince descendu de cheval, Morozof en fit autant et donna sa monture aux écuyers; son conseiller lui présenta un grand bouclier en cuir garni de cuivre, préparé pour le cas où le combat aurait lieu à pied. Le conseiller de Viazemski lui apporta également un bouclier en fer oxydé avec des ornements en or. Mais le prince n'eut pas la force de passer son bras dans le bouclier; ses jambes se dérobaient sous lui et il serait tombé, si on ne l'eût pas soutenu.

—Qu'as-tu, prince? demandèrent d'une seule voix son répondant et son conseiller en le regardant attentivement, remets-toi; quitter l'arène équivaudrait à être battu!

—Otez-moi cette armure! dit Viazemski d'une voix étranglée. L'herbe m'étouffe!

Il jeta son casque, retira sa cotte de mailles et arracha de son sein le sachet qui contenait l'herbe bleue du marais.

—Sois maudit, sorcier! s'écria-t-il en jetant au loin ce sachet, sois maudit pour m'avoir trompé!

Droujina s'approcha de Viazemski avec son épée nue.

—Rends-toi, chien, dit-il en levant son épée, avoue ta félonie.

Les répondants et les conseillers s'interposèrent entre le prince et Morozof.

—Non! répondit Viazemski, et ses yeux reprirent leur première expression de méchanceté, il est encore trop tôt de me rendre. Tu m'as jeté un sort, vieux corbeau. Tu as plongé ton sabre dans l'eau sainte. Mais je me ferai remplacer et nous verrons alors qui aura le dessus.

Une dispute s'éleva entre les conseillers des deux parties; l'un affirmait que le jugement était prononcé en faveur de Morozof; l'autre soutenait qu'il ne pouvait y avoir de jugement puisqu'il n'y avait pas eu de combat.

Le Tzar avait remarqué le mouvement de Viazemski et s'était fait apporter le sachet qu'il avait jeté. Après l'avoir examiné avec curiosité et défiance, il appela Maliouta:

—Conserve cela, lui dit-il à voix basse. Et maintenant, dit-il à haute voix, qu'on m'amène Viazemski!

—Eh bien! Athanase, lui dit-il lorsqu'il se fut approché de lui, il paraît que tu n'es pas de taille à lutter avec Morozof?

—Sire, répondit le prince dont le visage était couvert d'une pâleur mortelle, mon adversaire m'a jeté un sort. En outre, depuis que j'ai été blessé, je n'ai pu endosser d'armure. Mes plaies se sont rouvertes; vois comme mon sang a percé ma cotte de mailles. Permets-moi, sire, d'appeler un amateur à ma place.

La demande de Viazemski était irrégulière. Celui qui ne voulait pas combattre en personne, devait le déclarer d'avance. Une fois dans l'arène, on ne pouvait plus se faire remplacer. Mais le Tzar avait en vue la perte de Morozof et y consentit.

—Appelle un amateur, dit-il, il se trouvera peut-être quelqu'un de plus vaillant que toi, mais, si personne ne se présente, Morozof aura eu raison et tu seras livré au bourreau.

On aida Viazemski à s'éloigner et, selon son désir, des crieurs parcoururent le long de la chaîne en criant:

—Qui veut, parmi les habitants de la Sloboda, de Moscou ou d'autres lieux, se mesurer arec Morozof? Qui veut se battre pour le prince Viazemski? Sortez, combattants volontaires, sortez pour Viazemski!

Mais tout faisait silence et personne ne se présenta.

—Venez, braves combattants, reprirent les crieurs. Le prince promet tout son patrimoine à celui qui tuera Morozof et, si c'est un homme du peuple, il lui donnera tout son or!

Personne ne répondait; tous savaient que la cause de Morozof était juste. Malgré toute sa haine pour Droujina, le Tzar allait prononcer le jugement en sa faveur, lorsqu'on entendit tout à coup des cris.

—Il vient un amateur!

Et Mathieu Khomiak apparut dans l'enceinte.

—Hoida! dit-il en faisant pirouetter son sabre en l'air. Approche, boyard, je représente Viazemski.

A la vue de Khomiak, Morozof, tenant toujours son glaive nu, s'adressa avec dépit aux régulateurs du combat:

—Je ne me bats pas, dit-il fièrement, avec un mercenaire. Il ne convient pas au boyard Morozof de se mesurer avec un valet d'écurie de Grichka Skouratof.

Et, remettant son glaive dans son fourreau, il s'approcha de l'estrade du Tzar.

—Sire, dit-il, tu as permis à mon adversaire de se faire remplacer; permets-moi donc aussi d'opposer un mercenaire à un mercenaire, ou fais remettre l'épreuve à un autre jour.

Quelque avide que fût Ivan Vasiliévitch de la perte de Morozof, sa demande était trop juste pour n'y pas faire droit. Le Tzar ne voulait pas montrer de la partialité dans un jugement de Dieu.

—Appelle un amateur, dit-il avec colère; si tu n'en trouves pas, bats-toi ou reconnais tes torts et marche au supplice.

Pendant ce temps, Khomiak se promenait le long de la chaîne en faisant tourner son sabre et en se moquant des spectateurs.—Voilà bien des corbeaux qui se sont réunis, disait-il, et il n'y a pas parmi vous un seul faucon! Personne de vous n'entrera donc en lice afin que je puisse essayer mon sabre et divertir le Tzar! Il paraît qu'à force de battre le blé, vous vous êtes démanché les bras! A force d'être étendus sur la paille, vous vous êtes enfoncé les côtes.

—Ah! démon, dit à demi-voix le joueur de tympanon, je te rosserais joliment si j'avais mon sabre! Regarde, dit-il à son camarade en le poussant, le reconnais-tu?

Mais celui-ci n'entendait pas; il avait la bouche ouverte et il semblait dévorer Khomiak des yeux.

—Eh bien! continua Khomiak, il paraît qu'il n'y a pas d'amateurs! Vous n'êtes que des mesureurs d'archines, des vendeurs de kalatches et de chiffons! qui veut se mesurer avec moi?

—Moi, dit subitement le gars et, saisissant à deux mains la chaîne, il la fit passer si vivement sur sa tête que les pieux qui la soutenaient faillirent tomber. Il se trouva ainsi dans l'arène, et semblait lui-même étonné de sa témérité.

—Qui es-tu? lui demanda le boyard préposé au champ-clos.

—Qui je suis? dit-il et, réfléchissant un peu, il sourit.

Le boyard répéta sa question.

—Mais Mitka, répondit-il candidement et comme s'il ne comprenait rien à cette question.

—Merci, mon gaillard, lui dit Morozof, merci de venir défendre le bon droit. Si tu as le dessus sur mon adversaire, je ne marchanderai pas ta récompense. On ne m'a pas complétement dévalisé; grâce à la bonté divine, il me reste encore assez pour te récompenser.

Khomiak avait déjà rencontré Mitka à la mare maudite; il l'y avait vu assommer un cheval d'un coup de bâton; mais dans cette mêlée, il n'avait pas distingué son visage qui n'avait d'ailleurs rien de remarquable; il ne savait donc pas à qui il allait avoir affaire.

—Avec quoi veux-tu te battre? demanda le même boyard, regardant avec curiosité le nouveau champion complétement désarmé.

—Avec quoi? répéta Mitka et il se retourna, cherchant des yeux le joueur de tympanon comme pour lui demander conseil. Mais celui-ci avait changé de place; Mitka avait beau regarder, il ne pouvait le découvrir.

—Eh bien! lui dit le boyard, prends un sabre, revêts une armure et mets-toi en place.

Mitka, troublé, regardait toujours de tous côtés. Cela amusait infiniment le Tzar.

—Qu'on lui donne des armes, ordonna-t-il, nous allons voir comment il va s'en tirer.

On apporta une armure à Mitka, mais il eut beau faire tous ses efforts, il ne put passer son bras dans le brassard et le casque était si petit pour sa tête qu'il ne couvrait que son sommet. Accoutré de cette façon, Mitka, de plus en plus embarrassé, se retournait à droite et à gauche, espérant toujours retrouver son compagnon et lui demander avis.

Le Tzar se mit à éclater de rire. Son exemple fut suivi d'abord, par les opritchniks, puis par tous les spectateurs.

—Qu'avez-vous à vous écorcher la gorge? dit Mitka avec humeur, je n'ai pas besoin de votre bonnet et de cette chemise de fer pour rosser ce drôle. Et il montra du doigt Khomiak, tout en retirant sa cotte de mailles.

Les éclats de rire redoublèrent.

—Mais avec quoi vas-tu donc te battre? demanda le boyard.

Mitka se gratta la nuque.

—N'auriez-vous pas un gourdin? demanda-t-il d'un ton traînard aux opritchniks.

—Quel est cet imbécile! lui répartirent-ils. D'où sort-il? Crois-tu que nous nous battons comme des paysans, avec des bûches?

Mais la figure de Mitka récréait le Tsar; il défendit qu'on le renvoyât.

—Qu'on lui donne un gourdin, dit-il, qu'il se batte à sa manière.

Khomiak se fâcha.

—Sire, s'écria-t-il, ne permets pas à un paysan d'insulter ton serviteur. J'ai toujours servi avec honneur ta Majesté comme opritchnik et je ne me suis jamais battu à coups de bâton.

Mais le Tzar était en veine de gaîté.

—Tu te battras avec ton sabre, dit-il, et que le gars se batte à sa manière. Qu'on lui donne un gourdin. Nous allons voir comment un paysan va défendre Morozof.

On apporta plusieurs gourdins. Mitka les examina lentement, les pesa les uns après les autres, puis s'adressant directement au Tzar:—N'y en a-t-il pas de plus solides? dit-il de sa voix traînante en regardant le Tzar dans le blanc des yeux.

—Apportez-lui un timon, dit le Tzar tout joyeux de l'effet qu'allait produire ce timon.

Quelques instants après, Mitka tournait réellement dans ses mains un énorme timon que les opritchniks avaient détaché d'un chariot qui se trouvait sur la place.

—Eh bien! celui-là va-t-il? demanda le Tzar.

—Cela peut aller, répondit Mitka. Et, saisissant le timon par un bout, il le fit pirouetter au-dessus de sa tête avec une telle force qu'il souleva un tourbillon de poussière.

—Quel démon! murmurèrent les opritchniks.

Le Tzar se tourna vers Khomiak:

—Avance, toi, dit-il impérieusement. Nous allons voir, ajouta-t-il avec ironie, comment tu t'en tireras avec ce paysan.

Pendant ce temps, Mitka retroussait ses manches, crachait dans ses deux mains et, saisissant le timon, il le secouait en regardant Khomiak. Sa timidité avait disparu.

—Eh bien! te mets-tu en garde, oui ou non? lui cria-t-il résolument. Je vais t'apprendre à voler les fiancées!

La situation de Khomiak, en face de l'instrument bizarre et de la force herculéenne de Mitka, était des plus critiques. Le peuple sympathisait évidemment avec ce dernier et commençait à railler Khomiak. La perplexité de l'écuyer récréait le Tzar; il jouissait de ce spectacle comme d'une chasse à l'ours et ordonna de commencer le combat.

Mitka leva son timon et se mit à le faire tournoyer au-dessus de sa tête, en s'approchant de Khomiak par une série de sauts obliques. C'est en vain que Khomiak s'efforçait de saisir une seconde favorable pour appliquer à Mitka un coup de sabre; il avait assez à faire pour éviter le terrible timon qui, décrivant de grands cercles autour de Mitka, le rendait invulnérable.

A l'extrême joie des assistants et au grand divertissement du Tzar, Khomiak ne tarda pas à reculer et à ne plus songer qu'à son salut; mais Mitka, pareil à un ours, le poursuivait de ses sauts obliques et ne cessait pas de faire siffler comme un ouragan le timon au-dessus de sa tête.

—Je t'apprendrai à voler les fiancées! répétait-il, de plus en plus animé, cherchant à atteindre Khomiak tantôt à la tête, tantôt aux jambes.

La sympathie des spectateurs pour Mitka commença à se manifester par des exclamations et ne tarda pas à se changer en enthousiasme.

—Oui, oui! criait le peuple, oubliant la présence du Tzar, arrange-le! courage, mon gaillard, venge Morozof et le bon droit!

Mais Mitka ne songeait nullement à Morozof.

—Je t'apprendrai à voler les fiancées! hurlait-il en continuant à faire tournoyer le timon et en poursuivant Khomiak, qui faisait des gambades désespérées pour esquiver l'effrayante massue. Les opritchniks qui gardaient la chaîne étaient souvent obligés, pour l'éviter, de se courber jusqu'à terre.

Soudain un coup sourd retentit et Khomiak, atteint au flanc, fut lancé à quelques sagènes et tomba lourdement à terre, les bras en croix.

Des cris de joie s'élevèrent de toutes parts.

Mitka s'élança sur Khomiak et se mit en devoir de l'étrangler.

—Assez! assez! s'écrièrent les opritchniks.

Maliouta se baissa vivement à l'oreille du Tzar.

—Sire, dit-il d'une voix haletante, arrête ce diable; Khomiak est le meilleur des opritchniks.

—Tirez cet imbécile par les jambes, cria le Tzar, jetez-lui des seaux d'eau sur la tête, mais ne lui faites pas de mal!

C'est à grande peine que les opritchniks réussirent à faire lâcher prise à Mitka.

Lorsqu'ils relevèrent Khomiak, il n'était déjà plus en vie. Pendant qu'ils étaient occupés à l'examiner, le joueur de tympanon se glissa à côté de Mitka et le tira par le pan de son habit.

—Suis-moi, brute, lui dit-il dans l'oreille, si tu ne veux pas laisser ici ta tête.

Et tous deux disparurent dans la foule affolée.

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