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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XL
L'AMBASSADE D'IERMAK.

Il était déjà loin le jour où Sérébrany sortait de la Sloboda avec ses aventuriers graciés. Depuis cette époque, bien des changements étaient survenus en Russie; il n'y avait qu'Ivan qui n'avait pas changé: tantôt entraîné par ses soupçons, il faisait supplicier les meilleurs et les plus illustres citoyens, tantôt il semblait s'amender, avouer publiquement ses fautes, envoyait aux monastères de riches dons avec la liste des suppliciés en ordonnant des prières pour le repos de leurs âmes. Il n'existait plus un seul de ses anciens familiers: le dernier, Maliouta, qui n'était jamais tombé en disgrâce, avait été tué au siége de Weissenstein en Livonie et, en son honneur, Ivan fit brûler sur un seul immense bûcher tous les prisonniers allemands et suédois. Exaspérés par ce terrible régime, n'ayant plus aucun espoir en des temps meilleurs, des milliers de Russes émigraient par bandes en Lithuanie et en Pologne.

Un seul événement heureux se produisit dans ce long espace de temps: Ivan comprit toute l'inutilité de diviser la nation russe en deux catégories dont la plus petite pressurait et torturait la plus nombreuse; sur les instances de Godounof il abolit les odieux opritchniks, revint résider à Moscou et le terrible palais de la Sloboda d'Alexandrof devint pour toujours désert.

Entre temps, bien des misères fondirent sur le pays. La famine et la peste dépeuplaient les villes et les villages. Les Tatars firent plusieurs incursions en Russie et, dans l'une de ces campagnes, ils brûlèrent même les faubourgs de Moscou et une grande partie de la capitale elle-même. Les Suédois firent une attaque du côté du Nord; Étienne Batory, élu par la diète après la mort de Sigismond, renouvela la guerre de Lithuanie et, malgré le courage des troupes russes, il les vainquit par son habileté et enleva à la Russie toutes les provinces occidentales. Le tzarévitch Jean qui prenait part aux atrocités que commettait son père, comprit néanmoins, cette fois, l'abaissement de l'État, et demanda au Tzar la permission de conduire des troupes contre Batory. Ivan crut voir dans cette demande l'intention de le détrôner et le Tzarévitch, sauvé autrefois par Sérébrany à la mare maudite, ne put échapper, cette fois, à une mort terrible. Dans un accès de rage, son père le tua d'un coup de son bâton ferré. On raconte que Godounof, qui s'était jeté entre eux, fut cruellement blessé par le Tzar et ne dut la vie qu'aux soins et à l'habileté médicale de Strogonof, négociant de Perm.

Après ce meurtre, Ivan, saisi d'un sombre désespoir, convoqua la Douma, déclara qu'il voulait entrer dans un monastère et ordonna d'élire un nouveau Tzar. Il céda néanmoins aux supplications des boyards et consentit à rester sur le trône, en se contentant de se confesser et d'envoyer de riches présents aux monastères. Mais peu de temps après, les supplices recommencèrent. Odesborn affirme dans ses écrits que Ivan condamna à mort, d'un seul coup, 2,300 personnes pour les punir d'avoir, soi-disant, livré plusieurs forteresses à l'ennemi, quoique Batory lui-même eût admiré leur courage.

Perdant ses provinces l'une après l'autre, serré de tous côtés par l'ennemi, voyant la désorganisation intérieure de l'État, Ivan fut cruellement frappé dans son orgueil; son extérieur s'en ressentit. Il se négligea dans sa tenue, sa haute taille s'affaissa, ses yeux devinrent ternes; sa mâchoire intérieure pendait comme chez un octogénaire et ce n'était qu'en présence d'étrangers qu'il faisait des efforts pour paraître tel qu'il était auparavant: il se redressait alors fièrement et jetait un regard soupçonneux sur son entourage pour savoir si l'on s'apercevait de sa décadence. Il était dans ces instants plus effrayant encore que dans sa pleine vigueur. Jamais Moscou n'avait éprouvé une pression aussi inexorable, une terreur aussi grande.

Au milieu de cette affliction générale, il arriva de l'extrême Orient une nouvelle inattendue qui ranima le courage des cœurs chancelants et changea en joie la douleur de la nation.

Des rives lointaines de la Kama arrivèrent à Moscou les notables commerçants Strogonof, parents de ce même marchand qui avait guéri Godounof. Ils avaient reçu en don du Tzar les terres inhabitées de la province de Perm et y demeuraient en seigneurs indépendants des lieutenants du lieu, ayant leur administration et leurs propres troupes, à l'unique condition de défendre la frontière contre les incursions des peuplades sauvages de la Sibérie, tributaires nouveaux et peu sûrs de la Russie. Inquiétés dans leurs redoutes en bois par le Khan Koutchoum, les Strogonof résolurent de franchir les monts Oural et d'attaquer l'ennemi chez lui. Pour donner à cette entreprise les meilleures garanties de succès, ils eurent recours à quelques chefs d'aventuriers qui ravageaient les rives du Volga et du Don. Ces principaux chefs étaient pour lors Iermak Timoiéef et Ivan Koltzo; ce dernier avait été jadis condamné à mort et s'était évadé des prisons du Tzar.

Ayant reçu une invitation, accompagnée de présents, des Strogonof, Iermak et Koltzo firent de nombreuses recrues sur les bords du Volga et se présentèrent devant les Strogonof. Quarante barques furent chargées de munitions en tout genre.

Ce petit détachement, après avoir fait dire des prières, s'embarqua sur la Tchousovaia et remonta avec de joyeuses chansons jusqu'aux sauvages montagnes de l'Oural. Battant partout les peuplades ennemies, transportant leurs barques d'une rivière à l'autre, les aventuriers parvinrent jusqu'à l'Irtich, où ils battirent et firent prisonnier le principal chef sibérien Mametkoul, et s'emparèrent de la ville de Sibérie, située sur les rives escarpées de l'Irtich. Ne se contentant pas de ce triomphe, Iermak poussa en avant, conquit tout le pays jusqu'à l'Oby et fit jurer, sur son sabre ensanglanté, aux peuplades conquises, fidélité au Tzar de toutes les Russies, Ivan Vasiliévitch. Ce fut alors seulement qu'il fit part de ses exploits aux Strogonof et qu'il envoya en même temps à Moscou Koltzo pour saluer en son nom le Tzar et lui offrir un nouveau royaume. Les Strogonof s'empressèrent d'aller porter cette bonne nouvelle au Tzar, et quelque temps après arriva l'ambassade d'Iermak.

Grande fut la joie à Moscou. Des Te Deum furent chantés dans toutes les églises, les cloches sonnèrent à toutes volées comme la nuit de Pâques.

Après avoir manifesté toute sa satisfaction aux Strogonof, le Tzar fixa le jour de la réception solennelle de l'envoyé d'Iermak.

Dans la grande salle du Kremlin, entouré de tout l'éclat de la majesté royale, Ivan Vasiliévitch était assis sur le trône, coiffé du bonnet de Monomaque, couvert de vêtements d'or, ornés de saintes images et de pierres précieuses. A sa droite se tenait le Tzarévitch Théodore, à sa gauche Boris Godounof. Autour du trône se tenaient les écuyers vêtus de caftans en satins blancs, bordés d'argent, avec des haches sur l'épaule. La salle était pleine de princes et de boyards.

Remonté par les bonnes nouvelles des Strogonof, Ivan avait un air moins sombre; on pouvait même surprendre un sourire sur ses lèvres lorsqu'il faisait quelques observations à Godounof, mais il avait bien vieilli; ses rides s'étaient accentuées davantage, son crâne était presque dénudé, son menton complétement dégarni.

En ces dernières années, Boris Godounof était rapidement monté au faîte des honneurs. Il avait marié sa sœur Irène au Tzarévitch Théodore et portait actuellement le rang de grand écuyer. On racontait que le Tzar, voulant montrer combien il affectionnait sa bru et Godounof, leva un jour trois de ses doigts et dit en les désignant l'un après l'autre: «Voici Théodore, voici Irène et voici Boris; je souffrirais autant si l'on me coupait un de ces trois doigts que si je perdais un de mes trois enfants chéris.»

Une si extraordinaire faveur ne provoqua dans Boris ni orgueil, ni arrogance. Il était modeste comme par le passé, affable envers tous, sobre de discours; son port devint seulement un peu plus grave et prit une dignité conforme à sa situation élevée. Ce ne fut cependant pas sans quelques atteintes à la morale que Godounof acquit l'influence qu'il exerçait et les honneurs dont il était comblé. Son caractère simple l'entraîna plus d'une fois à des actes que sa conscience réprouvait. Ainsi, voyant dans Maliouta un rival trop puissant, ayant perdu tout espoir de le supplanter, il se lia avec lui et alla jusqu'à épouser sa fille. Vingt années passées près du trône d'un Tzar comme le Terrible devaient fatalement avoir exercé une influence funeste sur Boris; il subissait déjà les atteintes de la triste révolution qui s'était opérée en lui et qui, au dire des contemporains, avait transformé en criminel un homme doué des plus hautes qualités.

Lorsqu'on regardait le Tzarévitch Théodore, on était frappé de la nullité de celui qui devait tenir les rênes de l'État après la mort d'Ivan. Aucun symptôme de force morale n'apparaissait sur sa figure, dépourvue d'expression. Marié depuis deux ans, il avait conservé un visage enfantin. Il était petit, rachitique, pâle et en même temps boursouflé. Il souriait constamment et jetait autour de lui des regards effarés. On assurait que le Tzar regrettait vivement son fils aîné et répétait à celui-ci: «Tu aurais dû, Fédia, naître sacristain et non Tzarévitch.»

«Dieu est miséricordieux, disait le peuple, peu importe que le Tzarévitch soit chétif, pourvu qu'il ne marche pas sur les traces de son père et de son frère; puis Godounof est là pour l'aider; celui-là saura bien gouverner l'État!»

Les chuchotements des courtisans furent soudain interrompus par le son des trompettes et des cloches. Précédés de six officiers du palais, les ambassadeurs d'Iermak entrèrent dans la salle, suivis de Maxime, de Nikita et de Simon Strogonof. Derrière eux, on portait de riches pelleteries, des vases de forme étrange et des armes complétement inconnues. Ivan Koltzo, qui marchait à la tête de l'ambassade, était un homme d'une cinquantaine d'années, de taille moyenne, à larges épaules, avec des yeux vifs et perçants, une barbe noire et courte, légèrement grisonnante.

—Grand monarque, dit-il, en s'approchant des marches du trône, ton ataman Iermak Timoiéef, à la tête des Kosaques du Volga, auxquels tu as fait naguère grâce de la vie, a tâché de se faire pardonner ses anciennes fautes: il te salue aujourd'hui en t'apportant un nouveau royaume. Aux royaumes de Kazan et d'Astrakhan que tu as conquis, ajoute celui de Sibérie pour tout le temps que Dieu fera durer ce monde.

Après avoir prononcé ces paroles, Koltzo et ses compagnons se prosternèrent devant le Tzar et touchèrent la terre avec leurs fronts.

—Relevez-vous, mes bons serviteurs, dit Ivan. Celui qui garde un mauvais souvenir de ce qui est passé doit perdre la vue, dit le proverbe; mon ancienne disgrâce se change en faveur. Approche, Ivan Koltzo.—Et le Tzar lui tendit la main.

Pour ne pas maculer le tapis écarlate du trône, Koltzo y jeta son bonnet de poil de mouton, mit son pied dessus et, s'inclinant profondément, il approcha ses lèvres de la main d'Ivan qui le baisa au front.

—Je remercie la très-sainte et très-haute Trinité, dit Ivan en levant les yeux au Ciel. Il est évident que la miséricorde divine s'étend sur moi, car c'est au moment où je suis le plus entouré d'ennemis et que j'ai à lutter même contre mes proches, que Dieu me donne le dessus sur les païens et me permet d'agrandir glorieusement mes États.—Et, jetant un regard triomphant sur les boyards, il ajouta d'un air menaçant: Lorsque Dieu est avec nous, personne ne peut rien contre nous. Que ceux qui ont des oreilles entendent!

Mais, songeant aussitôt qu'il était inutile de troubler la joie universelle, il revint à Koltzo d'un air bienveillant:—Comment te plaît Moscou? as-tu vu quelque part d'aussi beaux palais, d'aussi splendides églises? mais peut-être n'est-ce pas la première fois que tu es ici?

Un sourire malicieux erra sur les lèvres de Koltzo et ses dents blanches éclairèrent sa figure basanée.

—Où veux-tu que nous autres, petites gens, nous ayons vu de pareilles merveilles? répondit-il en haussant les épaules, même en rêve nous n'avons rien entrevu de semblable. Nous vivons comme des paysans au Volga, nous ne connaissons Moscou que par ouï-dire et nous n'y sommes jamais venus.

—Reste alors quelque temps avec nous, dit Ivan avec bienveillance, j'ordonnerai qu'on ait soin de toi. Quant à la missive d'Iermak, nous en avons pris lecture et nous avons déjà prescrit au prince Bolkhovski et à Ivan Gloukhof d'aller à votre aide avec 500 Streltzi…

—Nous te sommes bien reconnaissants, dit Koltzo en saluant profondément, seulement ce chiffre sera-t-il suffisant?

Ivan s'étonna de la hardiesse de Koltzo.—Tu es bien vif, lui répondit-il sévèrement. Ne voudrais-tu pas que je coure en personne à votre secours? Tu t'imagines donc que je n'ai pas d'autre occupation que votre Sibérie? J'ai besoin de mes hommes pour combattre les Tatars et les Lithuaniens. Contente-toi de ce que je te donne et arrête ce que tu pourras trouver sur ton chemin. Il y a passablement de gens sans aveu en Russie. Au lieu de passer leur temps à ne rien faire, ne vaut-il pas mieux qu'ils aillent occuper les nouvelles terres? J'ai aussi écrit à l'archevêque de Vologda de vous envoyer dix popes pour dire la messe et remplir tous les devoirs religieux.

—Nous en sommes bien reconnaissants à ta Majesté, répondit Koltzo en s'inclinant de nouveau, mais tu nous obligerais en nous donnant, outre des popes, des armes et surtout de la poudre.

—Vous n'en manquerez pas, sois tranquille. Bolkhovski a déjà un oukase de moi à ce sujet.

—Nous avons aussi pas mal usé nos vêtements, continua Koltzo avec un sourire insinuant et en remuant les épaules.

—C'est que vous n'avez trouvé personne à dévaliser sur la route de Sibérie, dit Ivan mécontent de l'insistance de l'ataman. Je vois que tu n'oublies rien de ce dont vous avez besoin, mais notre faible esprit y a également pourvu. Les vêtements vous seront fournis par les Strogonof, et moi j'ai fixé des traitements pour les chefs et les soldats. Et afin que toi, qui conseilles si bien, tu ne manques de rien, je te gratifie d'une pelisse de ma propre garde-robe.

A un signe du Tzar, deux stolniks apportèrent une riche pelisse, couverte d'un brocart d'or et en revêtirent l'ataman.

—Je vois que ta langue est bien aiguisée, mais as-tu, dit Ivan, un sabre qui le soit aussi?

—J'en avais un, Sire, qui n'était pas mauvais, mais je l'ai quelque peu ébréché sur les crânes des Sibériens.

—Prends dans ma salle d'armes le plus beau sabre que tu pourras trouver, ne te gêne pas, choisis-en un à ton gré; je crois, du reste, que je n'ai pas besoin de te recommander de ne pas te gêner.

Les yeux de l'ataman brillèrent de joie.—Père, s'écria-t-il, de toutes les faveurs celle-ci est la plus grande! Ce serait un péché de se faire prier lorsqu'il s'agit d'un pareil don. Je te promets de prendre le plus beau de tes sabres.—Mais, Sire, ajouta Koltzo après un moment de réflexion, du moment que tu fais le sacrifice du meilleur sabre, permets-moi de le porter de ta part à Iermak.

—Ne t'inquiète pas de lui, je ne l'oublierai pas. Mais si tu crains que je ne sache pas le contenter, choisis deux sabres, l'un pour toi, l'autre pour Iermak.

—Que Dieu te prête longue vie! s'écria Koltzo enthousiasmé. Sois sûr que ces deux sabres travailleront pour toi.

—Mais les sabres ne suffisent pas, reprit Ivan, il faut encore de bonnes armures. Je saurai bien en trouver de ta taille; mais, n'ayant pas vu Iermak, je pourrais me tromper. De quelle taille est-il?

—Mais à peu près de la mienne, seulement il a les épaules plus larges. Tiens, il est à peu près de la taille de ce gars, dit Koltzo, en désignant un de ses compagnons, solide gaillard qui, après avoir apporté une masse d'armes et l'avoir jetée par terre, se tenait derrière cet amas de ferrailles, bouche béante, en extase devant le costume du Tzar et celui des courtisans qui environnaient le trône. Il avait même essayé d'entrer en conversation avec l'un d'eux pour savoir s'ils n'étaient pas tous des Tzarévitchs, mais le courtisan le regarda d'un air tellement rébarbatif qu'il n'osa pas lui renouveler sa question.

—Qu'on m'apporte la grande armure, ordonna le Tzar, celle qui est surmontée d'un aigle et se trouve à la place d'honneur; nous allons l'essayer sur ce lourdaud.

On apporta une lourde cotte de mailles avec une garniture de cuivre autour du cou, des manches et des pans, ornée d'une aigle dorée à deux têtes, sur la poitrine et sur le dos. La cotte était forgée en perfection et provoqua un murmure d'admiration dans l'assemblée.—Essaie-la, marsouin, dit le Tzar.

Le gars obéit, mais, malgré tous ses efforts, il ne put y entrer: ses bras ne parvinrent qu'à la moitié des manches.

A cette vue, un vague souvenir se réveille dans la mémoire d'Ivan.

—Assez, dit Koltzo qui suivait d'un œil attentif les efforts de son compagnon, tu vas, satané ours, faire crever la cotte de mailles du Tzar.

Et se tournant vers celui-ci, il lui dit: Sire, l'armure est excellente et ira comme un gant à Iermak; si ce gaillard ne peut y entrer, c'est qu'il a les poings trop forts; il n'y a que lui pour avoir des poings pareils.

—Montre-moi tes poings, dit Ivan, en l'examinant avec curiosité.

Le gaillard regarda le Tzar d'un air indécis, comme s'il ne comprenait pas ce qu'on lui demandait.

—Entends-tu, imbécile, répéta Koltzo, montre ton poing au Tzar.

—Et s'il me fait couper la tête pour cela? répondit le gars d'une voix traînante, avec un visage exprimant une terreur idiote.

Le Tzar se mit à rire et tous les assistants eurent de la peine à n'en pas faire autant.

—Imbécile! dit Koltzo avec dépit, tu es né sot et tu mourras sot.

—Et, l'ayant débarrassé de la cotte de mailles, il le traîna jusqu'au pied du trône et montra au Tzar sa grosse main qui ressemblait plus à la patte d'un ours qu'à un membre humain.

—Ne lui en veux pas, Sire, il est bête en paroles et bon à l'action. C'est lui qui a fait prisonnier le Tzarévitch Mametkoul.

—Comment t'appelles-tu, demanda Ivan en regardant avec une attention redoublée le compagnon de Koltzo.

—Je m'appelle Mitka, répondit-il naïvement.

—C'est bien cela, s'écria Ivan, en reconnaissant enfin le gros gaillard; c'est toi qui t'es battu à la Sloboda pour Morozof et qui as tué Khomiak d'un coup de timon.

Mitka sourit bêtement.

—Je ne te remettais pas au premier moment, mais maintenant je te reconnais parfaitement.

—Eh bien! moi je t'ai reconnu tout de suite, répondit Mitka d'un air enchanté; tu étais alors assis sur une estrade qui touchait au champ-clos.

A cette naïveté tous les assistants partirent d'un éclat de rire.

—Je suis fort sensible à ce souvenir, repartit Ivan, mais dis-moi comment t'es-tu pris pour faire prisonnier Mametkoul?

—Je me suis étalé sur lui, répondit Mitka, ne concevant pas pourquoi tout le monde se remettait à rire.

—Oui, dit Ivan en regardant Mitka, lorsqu'un pareil ours se couche sur quelqu'un, il ne doit pas être aisé de s'en dégager. Je me souviens comment il a écrasé Khomiak. Mais, dis-moi, comment as-tu quitté alors si brusquement la Sloboda et es-tu parvenu en Sibérie?

L'ataman poussa Mitka du coude pour l'engager à la prudence, mais celui-ci interpréta ce signe dans un sens tout opposé.

—C'est lui qui m'a emmené, dit-il, en montrant l'ataman du doigt.

—Ah! c'est lui qui t'a emmené! répéta Ivan en se tournant avec étonnement du côté de Koltzo. Comment cela se fait-il donc? tu viens de m'assurer que tu n'as jamais été dans ces parages! mais, Dieu me pardonne; il me semble aussi que nous sommes d'anciennes connaissances. N'est-ce pas toi qui m'as raconté la Légende des pigeons! c'est bien cela, je te remets parfaitement. C'est aussi toi qui as enlevé Sérébrany de la prison. Dis-moi donc, homme de Dieu, comment as tu vécu depuis? quels pèlerinages as-tu fait? devant quelles reliques t'es-tu agenouillé?

Jouissant de l'embarras de Koltzo, le Tzar dardait sur lui son regard investigateur et perçant.

Koltzo avait les jeux attachés à terre.

—Ce qui est fait est fait, dit enfin le Tzar, ce qui est passé est couvert par l'herbe qui a poussé dessus. Dis-moi seulement pourquoi n'es-tu pas venu à la Sloboda avec les autres brigands après la bataille de Rézan?

—Sire, répondit Koltzo en appelant tout son courage à son secours, à ce moment je n'avais pas encore mérité ta clémence. J'avais honte de me présenter devant toi. Lorsque le prince Nikita t'amena mes compagnons, je retournai retrouver Iermak au Volga dans l'espoir de t'être un jour utile.

—Et en attendant tu t'es amusé à piller les barques qui transportaient mon trésor et à arrêter les ambassadeurs de Kizilbek qui venaient à Moscou.

L'expression de la figure d'Ivan était plutôt moqueuse que sévère. Depuis l'insolente tentative de Persten ou de Koltzo, dix-sept années s'étaient écoulées; la rancune du Tzar ne durait pas si longtemps lorsqu'elle n'était pas tenue en éveil par son amour-propre. Koltzo lut sur sa figure le désir de se récréer de son embarras; il baissa la tête, se gratta la nuque, retenant sur ses lèvres un sourire involontaire et répondit à demi-voix:—Il y a du vrai dans tout cela, Sire, je suis bien coupable devant toi.

—C'est bien, dit Ivan. Iermak et toi vous avez racheté vos fautes et je veux les oublier; mais, si je t'avais tenu alors, tu aurais passé un mauvais quart d'heure…

Koltzo ne répondit rien; il se contenta de dire en lui-même: «c'est précisément pour cela que je me suis dispensé de me présenter devant toi, grand monarque.»

—Mais voyons, dit Ivan, ton ancien ami doit être ici? Dites-donc, continua-t-il en s'adressant aux courtisans, est-il ici ce chef d'aventuriers? j'ai déjà oublié son nom… ah! oui, Nikita Sérébrany.

Un murmure parcourut la foule, il se fit un mouvement mais personne ne sortit des rangs.

—Vous entendez, répéta Ivan en haussant la voix, je demande s'il est ici ce Nikita Sérébrany qui m'avait demandé d'aller à Jizdra avec les voleurs?

A cette seconde question du Tzar s'avança un vieux boyard qui avait été autrefois voiévode de Kalouga.

—Sire, dit-il avec un profond salut, celui que tu demandes n'est pas ici. Il a été tué par les Tatars avec tout son détachement l'année même qu'il est allé à Jizdra.

—Vraiment? fit Ivan, je l'ignorais. Et moi qui voulais vous présenter l'un à l'autre, continua-t-il en s'adressant à Koltzo, pour voir comment vous vous seriez embrassés!

Une profonde tristesse se peignit sur la figure expressive de l'ataman.

—Tu regrettes ton confrère, dit Ivan en ricanant.

—Oui, sire, je le regrette vivement, répondit Koltzo, sans se soucier de l'impression que cette réponse pouvait produire sur le Tzar.

—C'est juste, dit Ivan avec dédain, cela ne pouvait être autrement: qui se ressemble, s'assemble.

Il eût été difficile de dire si Ivan ignorait réellement la mort de Sérébrany ou s'il en faisait semblant, afin de prouver à quel point il se préoccupait peu de ceux qui ne recherchaient pas ses faveurs; toujours est-il qu'il ne manifesta aucun signe de regret en apprenant cette nouvelle: son visage resta impassible et indifférent.

—Reste quelque temps avec nous, dit-il à Koltzo; lorsque le prince Bolkhovski sera prêt, vous partirez ensemble pour la Sibérie. Mais j'oublie que Bolkhovski prétend descendre de Rurik. Il n'est pas facile d'en venir à bout avec tous ces princes; ils finiront par prétendre se mesurer avec moi en généalogie! Tout le monde ne ressemble pas à Nikita qui a sollicité le titre d'aventurier. Aussi, afin que Bolkhovski ne se sente pas humilié de servir sous les ordres d'un ataman de Kosaques, j'élève dès aujourd'hui Iermak à la dignité de prince de Sibérie. Chichelkalof, dit le Tzar en s'adressant à un conseiller qui se tenait près du trône, prépare le rescrit qui investit Iermak du commandement suprême de toute la Sibérie, et quant à Mametkoul, qu'on l'amène à Moscou sous bonne escorte. Tu prépareras aussi les rescrits par lesquels j'octroie aux Strogonof pour leurs bons et utiles services: à Simon, les grandes et petites salines du Volga, à Nikita et à Maxime, le monopole et la franchise du commerce dans toutes les frontières et dans toutes les villes du royaume nouvellement conquis.

Les Strogonof saluèrent profondément le Tzar.

—Qui de vous, leur demanda-t-il, a guéri Boris du coup de bâton ferré que j'ai daigné lui appliquer?

—C'était mon frère aîné, Grégoire Anikine, répondit Simon; Dieu l'a appelé à lui l'an dernier.

—Pas Anikine, mais Anikiévitch, dit Ivan en appuyant sur la dernière syllabe; j'avais ordonné alors qu'il fut élevé d'un rang au dessus du commerçant et qu'il portât la syllabe patrimoniale complète. Je vous octroie à tous le droit d'ajouter le vitch à votre nom patrimonial et vous enjoins de ne plus vous regarder comme des marchands, mais comme des gens de bonne maison.

Le Tzar passa l'inspection des pelleteries et autres présents envoyés par Iermak, puis il congédia Koltzo, après l'avoir encore plaisanté d'une manière très-bienveillante. Et peu à peu l'assemblée se dispersa.

Le même jour Koltzo dînait avec tous les Strogonof en brillante et nombreuse compagnie. Après avoir vidé des coupes à la santé du Tzar, du Tzarévitch, de toute la famille régnante et du métropolite, Godounof leva sa coupe d'or et proposa un toast à Iermak et à ses vaillants compagnons.

—Qu'ils vivent longtemps pour la gloire de la Russie! s'écrièrent tous les convives en se levant et en saluant Ivan Koltzo.

—Nous te saluons au nom du monde chrétien, dit Godounof avec un profond salut, et en ta personne nous saluons Iermak au nom de tous les princes et boyards, au nom de tous les commerçants, au nom de la Russie tout entière! Recevez l'expression de la reconnaissance de toute la nation russe pour l'éminent service que vous lui avez rendu.

—Que vos noms traversent les siècles! s'écrièrent les assistants, qu'ils vivent glorieux et admirés dans la mémoire de nos fils et de toute notre descendance, comme un exemple de l'amour de la patrie!

L'ataman se leva pour remercier de l'honneur qu'on lui faisait, mais sa physionomie expressive éprouva un changement subit. Son émotion était telle que ses lèvres tremblaient et, pour la première fois peut-être de sa vie, ses yeux hardis et brillants se voilèrent de larmes.

—Vive la nation russe! dit-il à demi-voix.

Et, après avoir salué toute l'assistance, il se rassit silencieux à sa place.

Godounof pria l'ataman de faire le récit de ses aventures en Sibérie. Koltzo, omettant de parler de lui-même, se mit à raconter avec une grande animation les traits de bravoure inouïs d'Iermak, en faisant valoir sa grande justice et sa bonté toute chrétienne envers ses ennemis vaincus.

—C'est avec sa bonté, conclut Koltzo, plus qu'avec son sabre qu'Iermak a triomphé. Lorsqu'une forteresse ou une ville tombait en notre pouvoir, il traitait ses habitants avec une grande bienveillance et leur faisait des cadeaux. Lorsque nous fîmes prisonnier Mametkoul, il ne savait comment honorer le jeune prince; il ôta sa pelisse et l'en revêtit. Aussi le bruit courut dans tout le pays qu'il était doux de se livrer à Iermak. Plusieurs princes sibériens vinrent spontanément se remettre entre nos mains en nous apportant leurs tributs. Nous vivions joyeusement, une seule chose me chagrinait: c'est que le prince Nikita Sérébrany n'était pas avec nous. Cela lui aurait convenu et sa présence nous aurait bien encouragés. Si je ne me trompe, tu étais son ami, Boris Féodorovitch, permets-moi de boire à sa mémoire!

—Que Dieu ait son âme! dit en soupirant Godounof, je pense souvent à lui.

—A sa mémoire! au repos de son âme! dit Koltzo en vidant sa coupe et, baissant la tête, il s'absorba dans ses souvenirs.

La conversation dura longtemps encore; lorsque le repas fut terminé, Godounof ne voulut pas laisser partir ses hôtes, il insista pour qu'ils se reposassent et achevassent chez lui la journée. Le festin recommença, les conversations devinrent de plus en plus animées; ce ne fut que fort tard dans la soirée, lorsque le guet eut déjà passé plus d'une fois en invitant à éteindre les feux, que les convives se séparèrent, fascinés par la cordialité de Boris Godounof.


Plus de trois siècles se sont écoulés depuis l'époque que nous venons de rappeler, et la Russie n'en garde qu'un vague souvenir. Quelques légendes subsistent encore qui peignent la gloire, le luxe, la cruauté du Terrible; on fredonne encore çà et là des chansons sur la condamnation du Tzarévitch, sur l'invasion tatare, sur la conquête de la Sibérie par Iermak, dont on peut voir le portrait, sans doute peu ressemblant, dans toutes les izbas sibériennes; mais dans toutes ces légendes et ces chansons la vérité est mêlée à l'invention, ce qui contribue à n'imprimer aux événements qu'une forme indécise: on ne les aperçoit plus qu'à travers un brouillard qui permet à l'imagination de les reconstituer à sa guise.

Ce qui rappelle d'une manière plus précise le caractère réel de ce règne, ce sont les édifices qui datent de cette époque, comme par exemple, l'église de Vasili Blajénoy dont les coupoles multicolores et les saillies ciselées donnent une idée de l'architecture capricieuse du palais d'Ivan dans la Sloboda d'Alexandrof, ou bien l'église de saint Trifon, construite par le fauconnier Trifon, en exécution de son vœu, où l'on voit encore une image de ce Saint représenté sur un cheval blanc, un faucon au poing.

Après le départ du Tzar de la Sloboda d'Alexandrof, cette résidence resta abandonnée comme un sombre souvenir de sa piété féroce. Elle ne se ranima qu'une seule fois, et pour un très-court espace de temps, lorsque, à l'époque troublée des faux Dmitri, Skopine-Chouisky, assisté du général suédois de la Gardie, y concentra son armée pour forcer le voiévode polonais Sapieha de lever le siége du monastère de saint Serge. La légende raconte que quelque temps après, durant un rude hiver, en plein janvier, un nuage noir s'abaissa, à l'extrême frayeur des habitants, sur le palais, éclata en foudre et réduisit toute la Sloboda en cendres. Et depuis lors, il ne reste aucun vestige du luxe et de la dépravation, des meurtres et des sacriléges dont ce lieu fut si longtemps le théâtre…

Que Dieu nous aide à effacer aussi de nos cœurs les dernières traces de cette effroyable époque, dont l'influence, comme une maladie héréditaire, a trop longtemps persisté dans nos mœurs à travers plusieurs générations! Pardonnons à l'ombre pécheresse du tzar Ivan, car la responsabilité de son règne ne doit pas peser sur lui seul: ce ne fut pas lui seul qui engendra l'arbitraire, les tortures, les supplices et la délation, devenus obligatoires et passés en habitude. Ces phénomènes révoltants avaient été préparés par les époques antérieures; ce fut la nation, tombée assez bas pour les supporter sans indignation, qui créa et perfectionna elle-même Ivan, de même que les Romains serviles, au temps de la décadence, avaient créé les Tibère, les Néron et les Caligula.

Parfois des figures comme celles de Morozof, de Sérébrany apparaissent comme des étoiles brillantes dans le ciel sombre de notre nuit russe; mais tout comme les plus éclatantes étoiles, elles étaient impuissantes à dissiper ses ténèbres, car elles brillaient isolées, ne recevant aucune impulsion d'un centre. Pardonnons donc à l'ombre pécheresse d'Ivan IV, soyons en même temps reconnaissants envers ceux qui, dépendants de lui, se maintinrent dans le droit chemin, car il est difficile de ne pas tomber à une époque où toutes les idées sont viciées, où la bassesse s'intitule vertu, où la délation est prescrite par la loi, où l'honneur et la dignité de l'homme sont considérés comme des infractions au devoir! Que vos âmes reposent en paix, hommes droits et intègres! Payant votre tribut aux opinions du siècle, vous voyiez dans Ivan l'expression de la colère divine, vous le supportiez avec résignation; mais vous ne déviiez pas de la droite route, ne redoutant ni la disgrâce ni la mort; aussi votre existence n'a-t-elle pas passé en vain, car rien ne se perd dans ce monde: chaque action, chaque parole, chaque pensée pousse et grandit comme un arbre et bien des choses, bonnes et mauvaises, qui comme autant d'énigmes subsistent dans les mœurs russes, cachent leurs racines dans les profonds et sombres abîmes du passé.

FIN

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