Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE XXVIII
LA SÉPARATION.
Dès l'aube, Persten réveilla sa troupe. Mes enfants, leur dit-il, lorsqu'ils furent réunis autour de Sérébrany, le moment est venu de nous séparer. Adieu, je retourne au Volga; ne m'oubliez pas et ne me conservez pas rancune en ce que j'ai pu manquer.—Et Persten s'inclina jusqu'à la ceinture devant l'assistance.
—Ataman, dit d'une voix la bande, ne nous abandonne pas, où irons-nous sans toi?
—Suivez le prince, mes enfants. Par votre action d'hier vous avez effacé vos fautes; vous pouvez redevenir ce que vous étiez et le prince ne vous abandonnera pas.
—Mes braves, dit Sérébrany, j'ai donné parole au Tzar que je n'éviterai pas son jugement. Vous savez que ce n'est pas de mon gré que j'ai quitté la prison. Je dois maintenant tenir ma parole, présenter ma tête au Tzar. Voulez-vous venir avec moi?
—Nous pardonnera-t-il? demandèrent les brigands.
—Cela dépend de la volonté divine; je ne veux pas vous tromper. Peut-être pardonnera-t-il et peut-être non. Réfléchissez, causez-en ensemble et dites-moi quel est celui qui reste et quel est celui qui vient.
Les brigands s'entre-regardèrent, s'écartèrent et se mirent à délibérer à demi-voix. Au bout de quelque temps, ils revinrent auprès du prince.
—Nous te suivrons, si l'ataman vient avec nous.
—Non, mes enfants, dit Persten, ne l'exigez pas de moi. Quand même vous ne suivriez pas le prince, notre route est différente. Je me suis assez amusé ici, il est temps de rentrer chez soi. Puis nous nous sommes un peu querellés et, lorsqu'une corde est cassée, on a beau en joindre les bouts, il reste toujours un nœud. Suivez le prince, mes enfants, ou élisez un nouvel ataman, mais écoutez-moi plutôt et allez avec le prince: je ne puis croire, après notre exploit d'hier, que le Tzar ne pardonne pas et lui et vous.
Les brigands se concertèrent de nouveau et, après une courte délibération, se partagèrent en deux groupes. Le plus considérable aborda Sérébrany:
—Mène-nous, dirent-ils, ton sort sera le nôtre.
—Et les autres? demanda Sérébrany.
—Les autres ont élu Khlopko pour ataman, nous n'en voulons pas.
—Ce sont les plus mauvais, glissa Persten à l'oreille du prince; ils ne se sont pas battus hier comme ceux-ci.
—Et toi, dit Sérébrany, tu es donc résolu à ne pas me suivre?
—Prince, mon cas est exceptionnel. Le Tzar ne me pardonnera pas, mes fautes ne sont pas de celles qu'il puisse pardonner. Puis, je l'avoue, je m'ennuie loin d'Iermak; voilà plus d'une année que je ne l'ai vu. Adieu, prince, ne m'en veux pas.
Sérébrany serra la main de Persten et l'embrassa cordialement.—Adieu, ataman, dit-il, je te regrette, je regrette que tu ailles au Volga; tu serais capable de faire une meilleure besogne.
—Qui sait, prince, répliqua Persten, dont le regard prit une étrange expression. Dieu est miséricordieux, peut-être ne serai-je pas toujours ce que je suis maintenant.
Les brigands s'apprêtèrent à se mettre en marche.
Lorsque le soleil se leva, la tente et les gens de Basmanof avait disparu du bord de la rivière. Féodor Alexiévitch avait levé son camp avant l'aube pour être le premier à annoncer au Tzar la victoire remportée.
En prenant congé de ses camarades, Persten vit Mitka à ses côtés.
—Adieu, mon ami, lui dit-il, tu as travaillé hier comme quatre pour le Tzar; il ne manquera pas de t'en récompenser.
Mais Mitka indécis se grattait la nuque.
—Eh bien, qu'y a-t-il? demanda Persten.
—Rien, répondit indolemment Mitka, en se grattant d'une main la nuque et de l'autre les reins.
—Eh bien, si ce n'est rien, c'est rien. Et Persten allait s'éloigner lorsque Mitka, prenant son courage à deux mains, lui dit d'une voix traînante: Ataman, hé, ataman!
—Quoi!
—Je ne veux pas aller à la Sloboda.
—Où veux-tu donc aller?
—Mais avec toi.
—C'est impossible; je vais au Volga.
—J'irai aussi au Volga.
—Et pourquoi pas avec le prince?
Mitka avança un pied et s'arrêta comme s'il admirait sa chaussure d'écorce.
—Crains-tu donc les opritchniks? lui demanda Persten d'un air railleur.
Mitka se grattait tantôt la nuque, tantôt les reins, tantôt la hanche, et ne répondait rien.
—Tu en as cependant vu plus d'un, continua Persten, t'ont-ils mangé?
—Ils m'ont pris ma fiancée, répondit à contre-cœur Mitka.
Persten se mit à rire.
—Comme tu es rancunier! tu ne peux pas leur pardonner cela. Eh bien! va avec Khlopko.
—Je ne veux pas, dit résolument Mitka, je veux aller avec toi au Volga.
—Mais je ne vais pas directement au Volga.
—Ni moi non plus.
—Où vas-tu donc?
—J'irai là où tu iras.
—Ah! tu te colles donc à moi comme une feuille au bain. Sache donc que j'ai besoin d'abord d'aller à la Sloboda.
—Pourquoi? demanda Mitka en écarquillant ses yeux.
—Pourquoi? répéta Persten en commençant à perdre patience, parce que l'année dernière j'y ai mangé des noisettes et que j'en ai oublié les coquilles.
Mitka le regarda avec étonnement, puis sourit et ouvrit la bouche jusqu'aux oreilles; ses yeux se cerclèrent jusqu'aux tempes, sa physionomie prit un air fin et semblait dire: «Il n'est pas si facile de m'attraper; je sais bien que, si tu vas à la Sloboda, ce n'est pas pour des noisettes, mais pour bien autre chose.» Mais il ne dit pas cela haut et se borna à répondre en riant:—Eh bien! j'y vais avec toi.
—Que faire avec cet animal? dit Persten en haussant les épaules, je vois qu'il est impossible de s'en débarrasser. Viens avec moi, imbécile, seulement ne t'en prends pas à moi si tu es pendu.
—Eh bien, on me pendra! répondit tranquillement Mitka.
—A la bonne heure, mon garçon; j'aime cela. Prends vite congé des camarades et en route!
La figure endormie de Mitka ne s'anima pas, mais il s'approcha aussitôt, d'un air gauche, de ses camarades et, de gré ou de force, il leur donna à chacun une triple accolade, saisissant l'un par les épaules, l'autre par la tête.
—Ataman, dit Sérébrany, il paraît que nous allons suivre le même chemin?
—Non, boyard, là où je passerai, tu ne pourrais le faire. Je serai à la Sloboda avant toi, et, si nous nous y rencontrons, ne fais pas semblant de me reconnaître; du reste, nous ne nous y rencontrerons pas; j'en repartirai avant ton arrivée, je n'ai que peu de chose à y terminer.
Sérébrany devina que Persten avait caché quelque chose dans les environs de la Sloboda et n'insista pas.
Bientôt, les deux détachements prirent deux directions opposées. Le plus considérable s'avançait derrière Sérébrany le long de la petite rivière, par une verte prairie qui gardait encore les traces du combat de la veille; Bouian le suivait, tête et queue baissées: souvent il s'approchait du prince, faisait entendre un gémissement lugubre, se retournait à chaque instant vers la tombe encore fraîche de son maître, jusqu'à ce que des joncs élevés achevèrent de la cacher à ses yeux.
L'autre moins nombreux suivait Khlopko. Persten prit une troisième direction, suivi par Mitka, marchant sans se presser et en balançant son corps.
Le steppe redevint désert et silencieux, comme si le bruit du combat ne l'avait pas soulevé la veille. Çà et là paissait un cheval tatar et quelques débris d'armures reluisaient dans l'herbe calcinée. Mais les alouettes chantaient comme auparavant sur les rives fleuries de la petite rivière en s'élançant vers l'azur, les oiseaux gazouillaient en voltigeant dans les roseaux ou perchés sur les flèches enfoncées dans la terre qui se dressaient dans la plaine verdoyante et au milieu des fleuves du marécage, comme si elles eussent été elles-mêmes des produits indigènes.