Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE XI
PROCESSION NOCTURNE.
Pendant l'entretien que Maliouta avait avec son fils, le Tzar continuait à prier. La sueur coulait sur son visage, les marques rouges, imprimées sur son front par les prosternations anciennes, apparaissaient plus rouges après les prosternations nouvelles; tout à coup un frôlement dans la chambre le fit se retourner. Il aperçut sa nourrice Onoufrevna.
Elle était vieille, sa nourrice. Le grand prince Vasili, de bienheureuse mémoire, l'avait amenée de Verkh; elle avait servi Hélène Glinski. Ivan était venu au monde dans ses mains; dans ses mains, son père mourant lui avait donné sa bénédiction. On disait qu'Onoufrevna savait beaucoup de choses que personne ne soupçonnait. Pendant la jeunesse du Tzar les Glinski la craignaient: les Chouiski et les Bielski s'efforçaient de lui plaire. Elle connaissait beaucoup de secrets et fit plusieurs prédictions qui toutes se vérifièrent. Au faîte de son élévation, elle prédit au prince Telepnef qu'il mourrait de faim. Ivan avait alors quatre ans. La prophétie se réalisa. Beaucoup d'années s'étaient écoulées depuis ce temps et les vieillards avaient encore ses paroles dans la mémoire. Maintenant Onoufrevna devait avoir près de cent ans. Elle était courbée en deux; la peau de son visage était si ridée qu'elle ressemblait à une écorce d'arbre et, de même que la mousse envahit les vieilles écorces, le menton d'Onoufrevna était couvert de touffes de poils gris. Il y avait longtemps qu'elle n'avait plus de dents, ses yeux paraissaient sans vie, sa tête remuait convulsivement.
Onoufrevna appuyait sa main osseuse sur une béquille. Longtemps elle regarda Ivan, en remuant ses lèvres jaunies comme si elle mâchait quelque chose.
—Quoi? dit-elle enfin d'une voix sourde et entrecoupée, tu pries? prie, prie, Ivan Vasiliévitch! tu dois beaucoup prier. Si encore tu n'avais que de vieux péchés sur la conscience, Dieu est miséricordieux, il pourrait te pardonner; mais il ne se passe pas de jour que tu n'en commettes un nouveau et quelquefois deux ou trois.
—Allons, Onoufrevna, dit le Tsar en se levant, tu ne sais pas ce que tu dis.
—Je ne sais pas ce que je dis! penses-tu que je sois folle?
Et les yeux ternes de la vieille brillèrent soudainement.
—Qu'as-tu fait aujourd'hui à table? Pourquoi as-tu empoisonné ce boyard? Tu croyais que je ne le savais pas? Pourquoi fronces-tu le sourcil? Mais attends que ta dernière heure vienne, attends! tes péchés, liés à ton corps, pèseront comme des milliers de mille pouds et t'entraîneront jusqu'au fond de l'enfer; alors les diables bondiront à ta rencontre et te saisiront avec leurs fourches.
La vieille recommença de nouveau à mâchonner avec colère.
Une fervente prière avait préparé le Tzar aux pensées religieuses. Son imagination irritable lui avait déjà présenté plus d'une fois le tableau de la rémunération future, mais la force de sa volonté surmontait la terreur des tourments de l'autre vie. Ivan se persuadait que cette terreur et les remords de sa conscience étaient excités en lui par l'ennemi du genre humain, afin de détourner l'oint du Seigneur de ses hautes destinées. Le Tzar opposait la prière aux ruses du diable; mais il succombait souvent. Alors le désespoir l'étreignait dans ses griffes de fer. L'injustice de ses actes lui apparaissait dans toute sa nudité et les abîmes infernaux s'ouvraient devant lui. Cela ne durait pas longtemps. Bientôt Ivan reniait sa faiblesse. Furieux contre lui-même et contre l'esprit des ténèbres, il reprenait, pour braver l'enfer et pour dompter sa conscience, son œuvre de sang et jamais sa cruauté n'était si grande qu'après ces faiblesses involontaires.
En ce moment la pensée de l'enfer, excitée par la tempête et la voix prophétique d'Onoufrevna, s'empara de lui et le fit frissonner. Il s'assit sur son lit; ses dents claquaient.
—Allons, Ivan, dit Onoufrevna d'une voix plus douce, qu'as-tu? es-tu malade? oui, tu es malade, je t'ai fait peur. Reviens à toi, console-toi, mon enfant, quelque grands que soient tes péchés, la miséricorde de Dieu est plus grande encore; mais fais pénitence et ne pèche plus à l'avenir. Je prie pour toi jour et nuit, je vais prier avec encore plus de ferveur. Que te dire de plus? je donnerais ma place dans le paradis pour te voir sauvé.
Ivan regarda sa nourrice, elle semblait sourire, mais le sourire n'était pas attrayant sur ce visage rébarbatif.
—Merci, Onoufrevna, merci; je suis mieux, va-t'en!
—Oui, oui, mieux! tu te rassures aussi vite que tu t'épouvantais tout à l'heure! et aussitôt tu penses à me chasser: va-t'en! Ne compte pas trop sur la longanimité du ciel. Dieu commence à se lasser. Il te repousse déjà, Satan se réjouit et va s'emparer de toi. Mais, tu trembles encore; une gorgée de sbitten[14] te ferait du bien, bois-en! ton père, que Dieu le reçoive dans son paradis! buvait du sbitten la nuit, et ta mère, que le Seigneur donne la paix à son âme! ta mère aimait le sbitten. Ce furent les maudits Chouiski qui lui en versèrent la dernière fois.
[14] Boisson composée d'eau chaude, de miel et d'autres ingrédients.
La vieille s'arrêta et parut oublier où elle était. Ses yeux s'éteignirent; elle recommença à mâcher ses lèvres, branlant la tête sans interruption.
Tout à coup on frappa à la fenêtre. Ivan Vasiliévitch frissonna.
La vieille se signa d'une main tremblante.
—Vois, dit-elle, la pluie tombe à torrents et les éclairs commencent à briller; voilà le tonnerre! Que Dieu ait pitié de nous.
L'orage augmentait de violence et bientôt les roulements de la foudre et les éclairs se succédèrent sans interruption dans le ciel embrasé.
A chaque coup de tonnerre Ivan frissonnait.
—Comme tu trembles, mon enfant! attends un moment, je vais aller te chercher du sbitten.
—C'est inutile, Onoufrevna, je suis bien.
—Bien! mais ton visage est pâle. Tu devrais te coucher et bien te couvrir. Mais quel lit as-tu là! des planches nues. Quelle idée! c'est bon pour un moine et tu ne l'es d'aucune façon.
Ivan ne répondit pas. Il paraissait écouter quelque chose.
—Onoufrevna, dit-il tout à coup avec épouvante, qui marche dans le corridor? j'entends des pas!
—Que Jésus te garde! qui peut marcher ici maintenant? tu te trompes.
—On marche, on marche! on vient ici! regarde, Onoufrevna!
La vieille ouvrit la porte. Un vent froid traversa la chambre. Derrière la porte apparut Maliouta.
—Qui est là? demanda le Tzar en bondissant.
—Ton chien roux, Ivan, répondit la nourrice en regardant avec colère Maliouta, Grégoire Skouratof. Comme il t'a fait peur, le maudit!
—Grégoire! dit le Tzar, rassuré par l'arrivée de son favori, sois le bienvenu, d'où viens-tu?
—De la prison, sire, nous avons continué les interrogatoires; j'apporte les clefs. Maliouta salua profondément le Tzar et regarda de travers la vieille nourrice.
—Les clefs! dit la vieille en grommelant: puisses-tu être torturé en ce monde avec des clefs brûlantes, Satan que tu es! oui, Satan! visage diabolique! certes, toi, tu n'éviteras pas le feu éternel. Grégoire, tu lècheras le fer rouge pour toutes tes calomnies; maudit, tu seras plongé dans la poix bouillante, souviens-toi de mes paroles.
Un éclair illumina la vieille en ce moment: elle était terrible avec sa béquille levée et ses yeux étincelants.
Maliouta lui-même se troubla un peu; mais l'arrivée du favori avait ranimé Ivan.
—Ne l'écoute pas, Grégoire, dit-il, tu la connais, ne fais pas attention à des contes de vieille femme. Et toi, va-t'en, vieille folle, laisse-nous.
Les yeux d'Onoufrevna étincelèrent de nouveau.
—Vieille folle, répéta-t-elle; je suis une vieille folle? vous vous souviendrez de moi en l'autre monde, vous vous en souviendrez tous deux! Tous tes favoris, Ivan, tous recevront leur récompense en ce monde, et Griazny et Basmanof et Viazemski; à chacun suivant ses mérites, mais celui-ci, continua-t-elle en montrant Maliouta avec sa béquille, celui-ci n'aura pas sa récompense ici-bas: ses actions ne seront pas punies sur la terre; c'est au fond de l'enfer que l'attend sa punition; là une place lui est réservée; les démons le guettent et se réjouissent de sa venue; il y a aussi une place pour toi, Ivan, une grande place bien brûlante!
La vieille sortit en traînant ses pieds et frappant le plancher de sa béquille.
Ivan était pâle. Maliouta ne dit pas un mot, le silence dura assez longtemps.
—Eh bien! Grégoire, dit enfin le Tzar, les Kolichef ont-ils avoué?
—Pas encore, sire, mais cela ne tardera plus, je finirai bien par les faire parler.
Ivan entra dans des détails sur l'interrogatoire; la conversation sur les Kolichef donna une autre direction à ses pensées; il lui sembla qu'il pourrait dormir. Après avoir renvoyé Maliouta, il s'étendit sur le lit et s'endormit. Soudain il fut réveillé par un choc.
La chambre était éclairée faiblement par la lampe qui brûlait devant les images. Un rayon de la lune, pénétrant par la fenêtre basse, jouait sur les carreaux de faïence du poêle. Derrière le poêle chantait un grillon. Une souris rongeait quelque part. Au milieu de ce silence, Ivan Vasiliévitch fut pris d'une terreur nouvelle.
Tout à coup, il lui sembla que le plancher s'entrouvrait et donnait passage au boyard qu'il avait empoisonné. De semblables apparitions le hantaient assez souvent; il les attribuait à des artifices de l'enfer. Pour chasser le fantôme, il fit le signe de la croix. Mais le fantôme ne s'éloigna pas: le boyard mort persévéra à le regarder de travers. Les yeux du vieillard lui sortaient de la tête; son visage était bleu comme au dîner, quand il eut vidé la coupe qu'Ivan lui avait envoyée.
Encore une tentation! pensa le Tzar; mais je ne céderai pas aux séductions de Satan, je briserai le charme diabolique. Dieu est ressuscité; que ses ennemis se dispersent!
Le mort sortit lentement de dessous le plancher et s'avança vers Ivan.
Le Tzar voulut crier, mais ce fut en vain. Ses oreilles tintaient affreusement.
Le mort s'inclina devant lui.
—Salut, Ivan! prononça une voix sourde et surhumaine,—je m'incline devant toi qui m'as tué injustement.
Ces mots retentirent au fond de l'âme d'Ivan. Il ne savait pas si c'était le fantôme qui les avait prononcés ou sa propre pensée qui devenait perceptible pour les oreilles.
Cependant le plancher s'entrouvrit de nouveau; une autre ombre en sortit; elle avait le visage du grand échanson, Daniel Adachef, auquel Ivan avait fait trancher la tête quatre ans auparavant. Adachef s'avança de la même façon, s'inclina et dit:—Salut, Tzar, je me courbe devant toi qui m'as fait trancher la tête injustement!
Après Adachef, apparut la boyarine Marie exécutée avec ses enfants; elle sortit de dessous le plancher avec ses cinq fils. Tous saluèrent le Tzar et chacun dit:—Salut, Ivan! Je m'incline devant toi!
Ensuite apparurent le prince Kourliatef, le prince Obolenski, Nikita Chérémétef et d'autres, assassinés par Ivan lui-même ou par ses ordres.
La chambre se remplit de morts. Tous saluaient profondément le Tzar et tous disaient:—Salut, salut, Ivan, nous nous inclinons devant toi!
Puis vint le tour des moines, des ermites et des nonnes, tous en robes noires, pâles et ensanglantés.
Puis apparurent les guerriers qui étaient avec le Tzar au siége de Kazan. On leur voyait des blessures béantes; ce n'était pas dans la bataille qu'ils les avaient reçues, c'était le bourreau qui les avait faites.
Puis apparurent des vierges, les vêtements déchirés, et de jeunes femmes portant des enfants à la mamelle; les enfants tendaient vers Ivan leurs petits bras sanglants et bégayaient:—Salut, salut, Ivan, qui nous as fait périr innocents!
La chambre se remplissait toujours de fantômes. Impossible au Tzar de distinguer l'illusion de la réalité. Les paroles des ombres étaient répétées par des centaines de voix. Les prières des agonisants et le chant des morts retentissaient aux oreilles d'Ivan; ses cheveux étaient dressés sur sa tête.
—Au nom du Dieu vivant, s'écria-t-il, si vous êtes des démons envoyés par l'ennemi du genre humain, dispersez-vous! Si vous êtes réellement les âmes de ceux que j'ai punis, attendez le jugement de Dieu; le Seigneur nous jugera vous et moi!
Les ombres éclatèrent en sanglots et tournoyèrent autour d'Ivan comme les feuilles d'automne soulevées par le vent. Le chant des morts retentit plus aigu, la pluie recommença à fouetter les carreaux et, au milieu du bruit du vent, le Tzar crut entendre le son des trompettes et une voix qui criait:—Ivan, Ivan! au jugement! au jugement!
Le Tzar poussa un cri. Les chambellans accoururent des chambres voisines.—Levez-vous, disait le Tzar d'une voix retentissante. Qui dort maintenant! le dernier jour est arrivé! Tous à l'Église! Suivez-moi tous!
Les courtisans s'empressèrent, la cloche retentit. Les Opritchniks à peine endormis entendirent le tintement familier, sautèrent de leurs lits et se hâtèrent de s'habiller. Beaucoup d'entre eux soupaient chez Viazemski. Ils étaient assis en face des flacons et chantaient des chansons profanes. En entendant la cloche, ils tressaillirent, cachèrent leurs riches caftans sous des soutanes noires et couvrirent leurs têtes de hautes mitres.
Toute la Sloboda se mit en mouvement. L'église de la Mère de Dieu s'éclaira d'une lumière éclatante. Les habitants alarmés se jetèrent aux portes et virent une multitude de feux errants d'une fenêtre à l'autre dans le palais. Ensuite ces feux formèrent une longue chaîne et la procession s'étendit en serpentant dans des passages intérieurs qui réunissaient le palais au temple du Seigneur.
Uniformément vêtus de soutanes noires, coiffés de mitres, tous les opritchniks portaient des torches de résine, dont la lueur jouait d'une manière bizarre sur les colonnes sculptées et les murailles peintes. Le vent soulevait les soutanes et la lune ainsi que le feu des torches se reflétait sur l'or, les perles et les pierres précieuses.
En avant marchait le Tzar portant le costume de moine; il se frappait la poitrine et priait en sanglotant.
—Seigneur, aie pitié de moi, pécheur! Aie pitié de moi, chien immonde! Aie pitié de ma tête impure! Apaise, Seigneur, les âmes des innocents que j'ai fait mourir!
A l'entrée de l'église, Ivan tomba en faiblesse.
Les torches éclairèrent une vieille assise sur les degrés; elle étendit vers le Tzar sa main tremblante.
—Lève-toi, Ivan! dit Onoufrevna; je t'aiderai, il y a longtemps que je t'attends ici. Entrons, Ivan, nous prierons ensemble!
Deux opritchniks soulevèrent le Tzar. Il entra dans l'église.
De nouvelles processions, également composées de soutanes noires et de grandes mitres, couraient dans les rues avec leurs torches enflammées. Les portes du temple engloutissaient toujours de nouveaux opritchniks que les grandes images des saints regardaient d'un air indigné du haut des murailles et des corniches.
Au milieu de la nuit, jusque-là silencieuse, retentirent plusieurs centaines de voix et on entendit au loin le son des cloches et le chant des psaumes.
Les prisonniers dans leurs cachots tressaillirent et se mirent à écouter.
—C'est le Tzar qui va à matines! dirent-ils, mon Dieu! adoucissez son cœur, faites pénétrer la miséricorde dans son âme!
Les petits enfants dans les maisons de la Sloboda dormant près de leurs mères s'éveillèrent effrayés et se mirent à pleurer. Une de ces mères ne pouvait pas apaiser son nourrisson.—Tais-toi, dit-elle enfin, tais-toi, Maliouta va passer.
Au nom de Maliouta, l'enfant cessa de pleurer; il se pressa avec effroi contre sa mère et au milieu du silence de la nuit on entendit de nouveau les psaumes des opritchniks et le tintement de la cloche.