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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XXXIII
LE TALISMAN DE BASMANOF.

On appliqua la question à Viazemski, on ne parvint par aucune souffrance à lui arracher une seule parole. Il supporta avec une force de volonté inouïe les atroces tortures au moyen desquelles Maliouta voulait lui faire reconnaître le crime de lèse-majesté. Soit orgueil, soit mépris, soit que la vie lui fût devenue odieuse, il ne chercha même pas à atténuer l'effet de la délation de Basmanof en disant qu'il l'avait rencontré lui-même au moulin.

Par ordre du Tzar, le meunier fut arrêté et secrètement conduit à la Sloboda; on ne le mit pas immédiatement à la question.

Basmanof attribua le résultat de sa dénonciation à la vertu du tirlitch, qu'il ne quittait pas, et il doutait d'autant moins de la puissance de cette herbe qu'Ivan ne paraissait avoir sur lui aucun soupçon, le taquinait comme par le passé et continuait à lui témoigner de la bienveillance. Débarrassé de son principal rival, se voyant grandir dans la faveur du Tzar, ignorant l'emprisonnement du meunier, Basmanof devint plus arrogant que jamais. Suivant la recommandation du sorcier, il regardait hardiment le Tzar dans le blanc des yeux, plaisantait librement avec lui et répondait impudemment à ses plaisanteries. Ivan souffrait tout cela patiemment.

Un jour qu'il faisait avec ses favoris (et Basmanof avec son père étaient du nombre) une de ses promenades habituelles dans les monastères, le Tzar, après avoir assisté à la messe, entra chez l'igoumène et daigna s'asseoir à sa table. Il était assis au réfectoire à la place d'honneur, sous les saintes images; tous ses favoris, sauf Maliouta qui ne faisait pas cette fois partie de la pieuse expédition, étaient adossés le long des murs; l'igoumène apportait, sur la table, avec force inflexions, du miel, diverses confitures, des jattes de lait fumant et des œufs frais. Le Tzar était en bonne veine; il goûtait de chaque plat, plaisantait avec affabilité, discourait sur les choses sacrées. Il était plus familier que jamais avec Basmanof, ce qui ne faisait qu'augmenter la confiance de celui-ci dans la vertu infaillible du tirlitch.

Tout à coup on entendit le pas d'un cheval.

—Féodor, dit le Tzar, vois un peu qui nous arrive là?

Basmanof n'avait pas eu le temps d'atteindre la porte lorsqu'elle s'ouvrit et Maliouta apparut. L'expression de sa figure était mystérieuse; une joie féroce brillait dans ses yeux.

—Entre, Maliouta, dit amicalement le Tzar, quelle nouvelle nous apportes-tu?

Maliouta franchit le seuil et, après avoir échangé un coup d'œil avec le Tzar, il se mit à honorer les saintes images.

—D'où viens-tu? demanda le Tzar, comme s'il ne se fût nullement attendu à le voir.

Mais Maliouta ne se pressait pas de répondre. Il salua le Tzar et s'approcha de l'igoumène.—Ta sainte bénédiction, mon père! lui dit-il en s'inclinant et en jetant en même temps un regard oblique sur Basmanof, qui fut subitement saisi d'un mauvais pressentiment.

—D'où viens-tu? répéta le Tzar en clignant de l'œil à Maliouta.

—De la prison, Sire, où j'ai fait subir la torture au sorcier.

—Eh bien? demanda le Tzar, en jetant sur Basmanof un regard à la dérobée.

—Il bredouille toujours, il est difficile de le comprendre. Cependant, lorsque nous nous sommes mis à lui briser les articulations, nous avons fini par comprendre ceci: «Viazemski n'était pas le seul qui me visitait; Féodor Basmanof est venu aussi, il m'a pris une herbe qu'il porte au cou.»

Maliouta lança de nouveau un regard oblique sur Basmanof.

Celui-ci n'avait plus figure humaine. Son arrogance avait complétement disparu.

—Père, dit-il en faisant un suprême effort pour paraître calme, le sorcier me calomnie pour se venger de ce que je l'ai dénoncé à ta Majesté.

—Et lorsque nous avons commencé à lui brûler la plante des pieds, continua Maliouta, il nous a déclaré que cette racine était nécessaire à Basmanof pour jeter un sort sur ta santé.

Ivan fixa sur Basmanof un regard qui le fit chanceler.

—Batiouchka Tzar, lui dit-il, comment peux-tu te fier aux radotages de ce meunier? Si je m'étais concerté avec lui, je ne te l'aurais pas dénoncé.

—Nous allons voir. Déboutonne ton caftan, nous allons voir ce que tu as au cou.

—Que voulez-vous que j'aie, sinon la croix et des médailles? dit Basmanof d'une voix qui avait perdu son assurance.

—Déboutonne ton caftan! répéta Ivan Vasiliévitch.

Basmanof défit convulsivement le haut de son vêtement. Voici, dit-il au Tzar en lui présentant une chaîne avec des images. Mais le Tzar eut le temps de remarquer un cordon de soie passé au cou de Basmanof.—Et qu'est-ce que ceci? dit-il en défaisant lui-même l'agrafe de saphir qui retenait la chemise de Basmanof et en retirant le cordon avec un sachet.

—Ceci, balbutia Basmanof, en faisant un effort désespéré, c'est, Sire…, la bénédiction maternelle…

—Voyons la bénédiction maternelle.—Ivan passa le sachet à Griazny.—Découds-moi cela, dit-il.

Griazny donna au sachet un coup de couteau et répandit quelque chose sur la table.

—Eh bien, qu'est-ce que cela? demanda le Tzar.

Tous se baissèrent avec curiosité sur la table et constatèrent des racines mêlées à des os de grenouilles. L'igoumène fit un immense signe de croix.

—C'est avec cela que ta mère t'a béni? demanda Ivan en ricanant.

Basmanof tomba à ses pieds.—Pardonne, sire, à ton esclave, s'écria-t-il saisi de frayeur. Ton indifférence me déchirait le cœur; pour rentrer en faveur auprès de toi, j'ai demandé au meunier cette racine. C'est le tirlitch, Sire! Le meunier me l'a donné pour que tu me rendes tes bonnes grâces, mais, Dieu le sait, je n'ai jamais conspiré contre toi.

Et les os de crapaud? demanda Ivan, jouissant du désespoir de Basmanof, dont l'impudence l'ennuyait depuis longtemps.

—Je n'en savais rien, Sire, Dieu m'en est témoin!

Ivan Vasiliévitch se tourna vers Maliouta.—Tu dis que le sorcier a avoué que Basmanof venait chez lui pour me jeter un sort?

—Oui, Sire.—Et Maliouta se tordit la bouche tout rayonnant du malheur de son ancien ennemi.

—Que veux-tu, Fedioucha, continua le Tzar en plaisantant, il faut te confronter avec le sorcier. On lui a déjà appliqué la question; il faut en goûter à ton tour, car sans cela on dira que le Tzar la fait subir aux paysans et ménage ses opritchniks.

Basmanof se traîna aux pieds d'Ivan.—Mon radieux soleil, s'écria-t-il, en saisissant le bas de la robe du Tzar, ne me perds pas. Souviens-toi comme je t'ai servi, comme je ne me suis refusé à aucun de tes caprices.

Ivan se détourna.

Basmanof au désespoir se précipita vers son père.—Mon père, dit-il à travers ses sanglots, suppliez le Tzar de m'accorder la vie! Qu'on me donne, non plus une robe de femme, mais un vêtement de fou! Je serai heureux de servir de bouffon à Sa Majesté!

Mais le vieux Basmanof était inaccessible même au sentiment de la paternité. Il craignait, en venant au secours de son fils, de tomber lui-même en disgrâce.—Arrière, dit-il en repoussant son fils, arrière, impur! Celui qui conspire contre le souverain n'est plus mon fils! va où t'envoie Sa Majesté!

—Saint igoumène, hurla Basmanof en se traînant des genoux de son père vers le moine, saint igoumène, intercédez pour moi!

Mais l'igoumène était lui-même plus mort que vif; il tenait ses yeux attachés à la terre et tremblait de tous ses membres.

—N'importune pas le père igoumène, dit froidement Ivan. S'il le faut, il chantera pour toi un De profundis.

Basmanof jeta autour de lui un regard suppliant, mais il ne rencontra que des visages hostiles ou terrifiés.

Alors une métamorphose s'opéra dans son cœur. Il comprit qu'il ne pouvait éviter la torture, que celle-ci équivalait à la mort; il comprit qu'il n'avait plus rien à ménager et cette conviction lui rendit courage. Il se leva, se redressa et, passant sa main dans sa ceinture, il regarda Ivan avec un sourire insolent: Sire, lui dit-il, en secouant ses longs cheveux et en faisant sonner ses boucles d'oreilles, je vais par ton ordre à la torture et à la mort. Laisse-moi te remercier une dernière fois pour toutes tes caresses. Je n'ai rien comploté contre toi, mais tous mes péchés sont les tiens. Lorsqu'on me conduira au supplice, je les raconterai tous au peuple. Et toi, père igoumène, écoute maintenant ma confession…

Les opritchniks, son père lui-même ne le laissèrent pas continuer; ils l'entraînèrent dans la cour, où Maliouta le garrotta sur un cheval et l'emmena à la Sloboda.

—Tu vois, père, dit Ivan à l'igoumène, combien je suis entouré d'ennemis connus et cachés! Priez Dieu pour moi, indigne, afin qu'il me permette d'achever ce que j'ai commencé, afin que, nonobstant mes nombreux péchés, je puisse extirper la trahison.

Le Tzar se leva et, après avoir fait le signe de la croix devant les images, il demanda à l'igoumène sa bénédiction. L'igoumène et toute la communauté accompagnèrent en tremblant le Tzar jusqu'à la clôture, où ses écuyers tenaient en bride des chevaux richement harnachés; et, longtemps après que le Tzar et sa suite eurent disparu dans un nuage de poussière et qu'on n'entendait plus le sabot des chevaux, les moines étaient encore à la même place, les yeux baissés, n'osant lever la tête.

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