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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XVI
L'ENLÈVEMENT.

Pendant le repas quelque chose d'inaccoutumé avait lieu autour de la maison.

Dès que le jour baissa, de nouveaux opritchniks apparurent un à un, près de la palissade du jardin, au pied du mur d'enceinte de la cour, et pénétrèrent même jusque dans la cour. Les gens de Morozof n'y firent pas attention.

Quand la nuit fut complète, la maison de Morozof était entourée de tous côtés d'opritchniks.

L'écuyer de Viazemski sortit de table comme pour faire donner l'avoine aux chevaux; mais, sans aller jusqu'aux écuries, il s'arrêta, regarda de tous côtés, s'approcha de la porte et siffla d'une façon particulière. Un individu s'approcha furtivement.

—Êtes-vous tous là? demanda l'écuyer.

—Tous, lui fut-il répondu.

—Combien êtes-vous?

—Cinquante.

—Bien, attendez le signal.

—Sera-ce bientôt? Nous sommes las d'attendre.

—Je n'en sais rien. Mais écoute, Khomiak, le prince ne veut pas qu'on brûle ni qu'on pille la maison.

—Ne veut pas! Est-il donc mon maître?

—Grégoire Skouratof ne t'a-t-il pas mis à ses ordres?

—Je lui obéirai, mais je n'obéirai qu'à lui et non à Morozof. J'aiderai le prince à enlever la boyarine, mais ensuite qu'il ne m'en demande pas davantage!

—Fais attention, Khomiak, le prince ne plaisante pas!

—As-tu perdu la tête? dit Khomiak en souriant méchamment. Le prince fait son affaire et moi la mienne. Si je veux m'amuser, qu'est-ce que cela lui fait?

Au moment où cette conversation avait lieu à la porte, Morozof, ayant quitté Sérébrany, entrait dans l'appartement de sa femme.

La boyarine n'était pas encore couchée. Elle avait quitté son kakochnik de perles. Ses tresses épaisses, à demi défaites, tombaient sur ses épaules. Hélène allait se déshabiller, mais, la tête penchée sur son épaule, elle avait oublié ce qu'elle faisait. Ses pensées erraient dans le passé. Elle se rappelait ses premières relations avec Sérébrany, ses espérances, son désespoir, l'offre de Morozof, le serment qu'elle avait fait. Sa mémoire lui représentait vivement comment avant ses fiançailles elle était allée, suivant la coutume des orphelins, sur la tombe de sa mère, comment elle avait placé au pied de la croix une coupe avec des œufs rouges et comment, l'évoquant par la pensée, elle lui avait donné le baiser de Pâques et demandé de bénir son union avec Morozof. Elle croyait alors qu'elle surmonterait son premier sentiment; elle croyait qu'elle serait heureuse avec Morozof; et maintenant… Hélène se rappelait la cérémonie du baiser et son cœur se glaçait.

Le boyard entra inaperçu et s'arrêta sur le seuil. Son visage était austère et triste. Pendant quelque temps il regarda Hélène en silence. Elle était encore si jeune, si inexpérimentée, si inhabile à tromper, que Morozof ressentit une pitié involontaire.

—Hélène! dit-il, pourquoi t'es-tu donc troublée pendant la cérémonie?

Hélène frémit et dirigea vers son mari un regard plein de terreur. Elle aurait voulu tomber à ses pieds et lui dire toute la vérité, mais elle pensait que peut-être il ne soupçonnait pas encore Sérébrany et elle craignait d'attirer sur lui le courroux de son mari.

—Pourquoi t'es-tu troublée? répéta Morozof.

—J'étais indisposée… répondit Hélène d'une voix tremblante.

—C'est vrai, tu étais malade, non pas ton corps, mais ton âme. C'est ton âme qui est malade. Hélène, tu la perds!

La boyarine frissonna.

—Quand, ce matin, continua Morozof, Viazemski et ses opritchniks sont venus chez nous, je lisais le livre saint. Sais-tu ce que dit l'Écriture au sujet des femmes infidèles?

—Mon Dieu! murmura Hélène.

—Je lisais, continua Morozof, le châtiment réservé à…

—Seigneur, supplia la boyarine, sois miséricordieux! Droujina, aie pitié de moi, je ne suis pas aussi coupable que tu le penses… Je ne t'ai pas trahi…

Morozof fronça les sourcils d'un air menaçant.

—Ne mens pas, Hélène. N'ajoute pas à tes fautes des paroles de ruse. Tu ne m'as pas trahi, parce que pour trahir il faut avoir été fidèle au moins un moment et tu ne l'as jamais été…

—Droujina, aie pitié de moi!

—Tu ne m'as jamais été fidèle! Quand nous fûmes unis, quand tu baisas la croix… tu songeais à un autre…

—Mon Dieu! mon Dieu! murmurait Hélène en couvrant son visage de ses mains.

—Hélène! Hélène! pourquoi ne m'as-tu pas dit la vérité?

Hélène pleurait et ne répondit pas.

—Quand je te vis dans l'église, orpheline sans appui, ce jour où ils voulaient te donner par force à Viazemski, je résolus de te sauver d'un mariage qui te faisait horreur, mais j'espérai que tu ne déshonorerais pas mes cheveux gris. Pourquoi as-tu juré? Pourquoi ne m'as-tu pas tout avoué? En paroles tu étais avec moi, le cœur et la pensée étaient avec un autre! Si j'avais connu ton sentiment, t'aurais-je épousée? Je t'aurais cachée quelque part dans un domaine loin de Moscou, ou je t'aurais conduite dans un monastère; mais je ne t'aurais pas épousée, Dieu le sait, je ne t'aurais pas épousée. Il valait mieux quitter le monde que de te marier en n'oubliant pas l'autre. Pourquoi n'as-tu pas quitté le monde? Pourquoi avoir cherché la protection de mon nom pour plus tard en abuser? Vous avez pensé: Morozof est faible, il nous sera facile de le tromper!

—Non, mon seigneur! dit Hélène en sanglotant et tombant à genoux. Je n'ai jamais pensé cela. Ni dans le cœur ni dans l'esprit cela ne fut jamais. Il était alors en Lithuanie…

Au mot il, les yeux de Morozof lancèrent des éclairs, mais il parvint à se contenir et sourit amèrement.

—C'est vrai. Vous n'étiez pas liés alors, c'est plus tard quand il est revenu, la nuit, dans le jardin, près de la palissade… Quand je venais de le recevoir et de l'embrasser comme un fils. Dis, Hélène, avez-vous donc pensé que je ne découvrirais pas vos projets, que je me laisserais mystifier, que je ne saurais pas vous punir? Ce jouvenceau a-t-il donc cru que son abominable action resterait impunie? Il n'a donc jamais lu la sainte Écriture?

Hélène regardait son mari avec effroi. Les regards de celui-ci indiquaient une froide détermination.

—Droujina, dit-elle avec épouvante, que veux-tu faire?

Le boyard sortit de dessous son manteau un long pistolet.

—Que vas-tu faire? s'écria la boyarine, et elle recula involontairement.

Morozof sourit.

—Ne crains pas pour toi! dit-il froidement, je ne te tuerai pas. Prends la lumière et marche devant moi!

Il examina le pistolet et s'avança vers la porte.

Hélène ne fit pas un mouvement. Morozof se retourna, et d'une voix impérieuse:

—Éclaire-moi, répéta-t-il.

En ce moment on entendit du bruit dans la cour. Plusieurs voix parlaient à la fois. Les serviteurs de Morozof s'entre-appelaient. Le boyard se mit à écouter.

Le bruit augmentait. On eût dit qu'une foule pénétrait dans le rez-de-chaussée. On entendit la décharge d'une arme à feu.

Hélène crut que Sérébrany venait d'être mis à mort par ordre de Morozof. La douleur lui rendit des forces.

—Boyard! s'écria-t-elle et son regard étincelait, tue-moi! tue-moi! moi seule suis coupable.

Mais Morozof ne faisait aucune attention à ses paroles. Il écoutait, la tête penchée, et son visage exprimait l'étonnement.

—Tue-moi! disait d'une voix désespérée Hélène. Je ne veux pas, je ne pourrai pas lui survivre! Tue-moi! je t'ai trahi! je me suis raillée de toi! tue-moi!

Morozof regarda Hélène, et si quelqu'un l'eût vu en cet instant, il eût eu peine à reconnaître dans son regard ce qui l'emportait en lui de l'indignation ou de la pitié.

—Droujina! cria d'en bas une voix. Trahison! perfidie! Les opritchniks veulent enlever ta femme! Veille, Droujina!

C'était la voix de Sérébrany. En l'entendant, Hélène s'élança dans un transport de joie vers la porte. Morozof repoussa sa femme, il tourna la clef et poussa les verrous.

Des pas rapides retentirent sur l'escalier, ensuite le bruit des sabres, puis des malédictions, une lutte, un grand cri et la chute d'un corps.

La porte craqua sous les coups.

—Boyard! cria Viazemski, ouvre sinon je mets ta maison en morceaux.

—Je ne te crois pas, prince! répondit avec dignité Morozof. Jamais on n'a vu en Russie l'hôte déshonorer celui qui l'a reçu, violer sa chambre nuptiale pour lui enlever sa femme. Mon hydromel est capiteux, il t'aura tourné la tête; prince, va dormir, demain tout sera oublié. Moi seul n'oublierai pas que tu es mon hôte.

—Ouvre! répéta le prince en poussant vivement la porte.

—Viazemski! rappelle-toi qui tu es! souviens-toi! tu n'es pas un brigand, mais un prince et un boyard.

—Je suis un opritchnik! entends-tu, boyard-opritchnik! Je n'ai plus d'honneur! je ne crains pas la honte; je mettrai Moscou en feu, mais j'aurai Hélène!

Soudain la chambre s'éclaira vivement. Morozof vit par la fenêtre que le toit de l'habitation de ses gens était en feu. Au même moment la porte, assaillie de nouveaux coups, vola en éclats. Viazemski apparut sur le seuil éclairé par l'incendie, un tronçon de sabre à la main. Son vêtement de satin blanc était déchiré et couvert de sang. On voyait que ce n'était pas sans un rude combat qu'il était arrivé jusqu'à l'appartement de la boyarine.

Morozof tira sur Viazemski presque à bout portant, mais sa main le trahit: la balle alla s'enfoncer dans le chambranle de la porte; le prince s'élança sur Morozof.

La lutte ne fut pas de longue durée. Un violent coup de la poignée du sabre fit tomber Morozof à la renverse. Viazemski s'élança vers la boyarine mais ses mains sanglantes ne l'avaient pas encore touchée qu'elle poussa un grand cri et perdit connaissance. Le prince la saisit par la main et la traîna vers l'escalier dont ses longs cheveux balayèrent les marches.

Des chevaux attendaient à la porte. Sautant en selle, le prince partit au galop avec la boyarine demi-morte. Ses serviteurs volèrent à sa suite.

L'épouvante était dans la maison de Morozof. Tous les communs étaient en feu. Les serviteurs écrasés par les assaillants, poussaient des cris de désespoir. Les femmes de la boyarine couraient çà et là en gémissant. Les camarades de Khomiak dévalisaient la maison, accouraient à la porte et amassaient en tas de riches ornements, de l'argent et des habits précieux. Dans la cour, présidant au pillage et dominant de sa voix les cris et le bruit de l'incendie, se tenait Khomiak en caftan rouge.

—Vivat! disait-il en se frottant les mains, en voilà un banquet, quelle fête!

—Khomiak! lui cria un opritchnik, les domestiques ont emporté Morozof par la rivière. Faut-il courir après eux?

—Que le diable l'emporte! il n'est plus temps! Holà! vous autres, descendez tous dans la cour, sinon nous allons bientôt étouffer.

—Khomiak! dit un autre, que faut-il faire de Sérébrany?

—Ne pas toucher à un cheveu de sa tête, ne pas le perdre de vue une minute. Nous allons conduire Son Excellence à la Sloboda et faire notre rapport. Vous l'avez vu tous attaquer le prince Viazemski, puis tomber sur nous?

—Oui, oui.

—Voua êtes prêts à le jurer et à baiser la croix devant le Tzar?

—Nous sommes tous prêts à baiser la croix.

—Alors que personne ne lui dise mot et, quand nous arriverons, Grégoire Skouratof saura lui faire payer son soufflet et moi, les coups de fouet qu'il m'a fait donner.

Les opritchniks continuèrent encore longtemps à piller, et quand ils s'en allèrent avec leurs chevaux chargés de butin, longtemps encore après leur départ on voyait une lueur au-dessus du lieu où s'élevait auparavant la maison de Droujina; et la Moskva, qui coulait à côté, jusqu'au matin roula des flots dorés.

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