Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE XXX
L'ENSORCELLEMENT DU FER.
Le lendemain Viazemski alla à Moscou.
En toute autre occurrence, à la veille d'un duel, il n'aurait compté que sur sa force et son adresse, mais ici il s'agissait d'Hélène! Ce duel n'était pas un duel ordinaire, c'était un jugement de Dieu, le prince avait conscience de sa forfaiture; quelque méprisable que lui parût Morozof dans une simple rencontre, il redoutait dans celle-ci la colère divine, il craignait qu'au moment fatal ses mains ne fussent paralysées. Cette crainte était d'autant plus forte qu'il souffrait encore de ses récentes blessures et qu'il ressentait par moment une extrême lassitude. Le prince ne voulut rien négliger pour s'assurer la victoire; il résolut de recourir au célèbre meunier, de lui demander une herbe quelconque, de rendre par quelque sortilége ses coups immanquables.
Pensif et anxieux, il traversait la forêt au pas, se courbant de temps en temps jusqu'au pommeau de sa selle pour reconnaître les sentiers envahis par l'herbe. Après bien des détours, il se trouva sur un chemin mieux battu, reconnut des signes aux arbres et lança son cheval au trot. Bientôt il entendit le bruit de la roue. En s'approchant du moulin il distingua des voix humaines. Il s'arrêta, descendit de cheval et, l'ayant attaché à un noisetier, il se dirigea à pied vers le moulin. A la cage était attaché un cheval richement harnaché. Le meunier discourait avec un homme de haute taille, dont Viazemski ne put voir les traits parce qu'il lui tournait le dos en s'apprêtant à monter en selle.
—Tu seras satisfait, boyard, lui disait le meunier en inclinant affirmativement la tête. Tu rentreras de nouveau dans les faveurs du Tzar et que le tonnerre m'écrase immédiatement si Viazemski et tous tes concurrents ne sont pas réduits en poussière! Sois tranquille, il n'y en a pas qui puisse résister à l'herbe tirlitch.
—C'est bien, répondit le visiteur en se mettant en selle, souviens-toi de notre pacte, vieux diable, si je ne réussis pas, je te pends comme un chien.
Il parut à Viazemski que cette voix ne lui était pas inconnue, mais la roue faisait un tel bruit qu'il ne put la reconnaître.
—Comment ne réussirais-tu pas? continua le meunier en saluant profondément; seulement ne te sépare pas du tirlitch et, lorsque tu parleras au Tzar, regarde-le bien gaiement dans le blanc des yeux, hardiment, sans crainte, fais-lui des plaisanteries comme auparavant et que je sois anathème si tu ne rentres pas de nouveau en faveur!
Le cavalier tourna son cheval et effleura Viazemski sans le remarquer.
Le prince reconnut Basmanof et frémit de jalousie. Uniquement préoccupé d'Hélène, il ne prêta aucune attention aux paroles du meunier mais, lorsqu'il entendit prononcer son nom, il crut voir dans Basmanof un nouveau et imprévu rival. Le meunier suivit des yeux Basmanof, s'assit sur un banc et se mit à compter ses pièces d'or. Il souriait en les passant d'une main dans une autre, lorsque soudain une lourde main s'appesantit sur son épaule. Le vieillard frissonna, se redressa et faillit mourir de peur lorsque ses yeux se rencontrèrent avec les yeux noirs de Viazemski.
—Sur quoi, sorcier, discourais-tu avec Basmanof?
—Ba… ba… batiouchka, balbutia le meunier qui sentait ses jambes fléchir, prince Athanase Ivanovitch, comment te portes-tu?
—Parle! s'écria Viazemski, en saisissant le meunier par la gorge et en le traînant vers la roue, parle, que disiez-vous de moi?
Et il poussait le vieillard jusque sous la roue.
—Mon bienfaiteur, lui dit le meunier, je te dirai tout, laisse-moi seulement le temps de faire pénitence.
—Pourquoi Basmanof est-il venu te trouver?
—Pour avoir des herbes. Je savais que tu étais là, je savais que tu pouvais tout entendre; c'est pour cela que j'ai parlé plus haut afin que tu ne pusses pas ignorer que Basmanof cherchait ta perte.
Viazemski repoussa le meunier du gouffre. Le vieillard comprit qu'il avait essuyé son premier feu.
—Comme tu es donc colère! dit-il en se relevant; je te répète que je savais que tu étais près; je t'attends depuis ce matin.
—Mais que désire donc Basmanof? demanda le prince d'un ton radouci.
Le meunier avait réussi à reprendre complétement ses sens.
—Vois, dit-il, en donnant à sa figure une expression de franchise, Basmanof se plaint de ce que le Tzar ne l'aime plus et que c'est toi, Godounof, et Maliouta, qui êtes seuls en faveur. Il a insisté pour que je lui donne du tirlitch afin que vous tombiez en disgrâce et qu'il rentre en faveur. Que pouvais-je faire? Il me mettait le couteau à la gorge, je ne pouvais lutter avec lui. Je lui ai donné une racine, mais une racine qui ne vaut rien, pour en être quitte. Il n'y a pas danger que je lui donne du tirlitch pour qu'il te remplace dans la faveur du Tzar.
—Que le diable l'emporte! dit avec indifférence Viazemski. Il m'importe peu que le Tzar l'aime ou non. Ce n'est pas pour cela que je suis venu ici. As-tu appris quelque chose sur la boyarine?
—Absolument rien, mon bienfaiteur. J'ai dit à tes courriers qu'il n'y a pas moyen de rien savoir. Je me suis donné bien de la peine. J'ai passé sept nuits de suite à regarder sous la roue. J'ai vu la boyarine dans la forêt, seule avec un vieillard; elle était bien triste, le vieillard cherchait à la consoler; puis l'eau s'est troublée et je n'ai plus rien aperçu.
—Avec un vieillard? C'était donc Morozof? son mari?
—Non, cela ne devait pas être son mari: Morozof est plus fort et ce n'était pas son costume. Celui-ci portait un caftan ordinaire et non de boyard; ce devait être un homme du commun.
Viazemski se mit à réfléchir. Vieillard! dit-il soudain, sais-tu ensorceler les sabres?
—Comment ne pas le savoir? mais qu'as-tu besoin, batiouchka, que le sabre tranche ou s'émousse au premier coup?
—Qu'il tranche, bien entendu!
—C'est qu'on peut aussi jeter un sort sur le sabre de l'adversaire afin qu'il s'émousse ou se brise…
—Je n'ai pas besoin de m'occuper du sabre de mon adversaire, mais du mien. Je dois me battre en champ clos et il faut absolument que je tue mon adversaire, tu entends.
—Je comprends, batiouchka, comment ne pas comprendre?
Et le vieillard commença à réfléchir: Contre qui doit-il se battre? qui sont ses ennemis? Serait-ce contre Basmanof? je ne le pense pas, car il vient d'en parler avec un profond mépris et le prince n'est pas un homme qui sache dissimuler ses pensées. Contre Sérébrany? mais le meunier savait que Sérébrany avait été jeté en prison et que les brigands l'en avaient fait sortir. Ce n'était donc pas Sérébrany. Restait Morozof. Il avait pu provoquer Viazemski à cause de l'enlèvement de sa femme. Il est vrai que Morozof était bien vieux et que, dans un combat pareil, il pourrait se faire remplacer. Donc, conclut le meunier, c'est contre Morozof ou son remplaçant que Viazemski doit se battre.
—Permets-moi, dit-il, de battre l'eau pour reconnaître ton ennemi.
—Fais comme tu sais, répondit Viazemski en s'asseyant sur un vieux tronc.
Le meunier apporta un grand baquet, le remplit d'eau et le plaça à côté du prince.
—Eh! eh! dit-il en se courbant sur le baquet et en y fixant ses yeux, je vois ton ennemi, seulement je n'y comprends rien, car il me semble fort décrépit. Tiens, à présent je te vois aussi, vous vous approchez l'un de l'autre…
—Eh bien? demanda Viazemski cherchant en vain à voir quelque chose.
—Les anges sont pour le vieillard, continua le meunier mystérieusement, comme tout étonné de ce qu'il voyait; le ciel est pour lui, il ne sera pas aisé d'ensorceler ton sabre.
—Et personne n'est pour moi? demanda le prince avec un frisson involontaire.
Le meunier fixait l'eau de plus en plus attentivement; il paraissait réellement voir quelque chose et quelque chose qui le glaçait d'effroi.—Toi aussi, dit-il à voix basse, tu as des défenseurs… voilà l'eau qui se trouble, je ne vois plus rien.
Il leva la tête; de grosses gouttes de sueur perlaient son front.—Toi aussi tu as des défenseurs, murmura-t-il timidement; on pourra ensorceler tes armes.
—Voici, dit le prince, en tirant un lourd sabre du fourreau, ensorcelle-moi cela!
Le meunier rassembla ses forces, puis creusa avec ses mains une fosse et y enfonça la poignée du sabre. Après avoir réuni de la terre à l'entour, de sorte que le sabre fut placé verticalement, il se mit à marcher en rond, en récitant à demi-voix: Le soleil s'est levé sur la mer de Khvaline, la lune éclaire la grande ville en pierres, c'est dans cette grande ville en pierres que ma mère m'a donné le jour et, en me mettant au jour, elle m'a dit: sois invulnérable, mon enfant, aux flèches et aux glaives, aux lutteurs et aux guerriers. Ma mère m'a ceint d'un glaive enchanté. Tourne et siffle, mon glaive enchanté; tourne et siffle comme tourne la meule du moulin; brise et coupe cuivre, fer, acier, hache, chair et os. Que les coups rebondissent sur toi comme le caillou rebondit sur l'eau et que tu n'en reçoives pas la moindre écorchure! J'ensorcelle le serviteur Athanase, je le ceins du glaive enchanté. Je n'ai plus rien à ajouter, mon œuvre est achevée.
Il retira le sabre, le présenta au prince, en secouant la terre qui couvrait la poignée et en l'essuyant soigneusement avec le pan de son habit:
—Prends-le, dit-il, prince Athanase Ivanovitch, il te servira, pourvu que ton adversaire n'ait pas plongé le sien dans l'eau sainte.
—Et s'il l'a plongé?
—Il n'y a rien à faire. Il n'y a pas de fer enchanté qui tienne contre l'eau sainte. Cependant, on peut atténuer son effet. Je te donnerai de l'herbe bleue du marais, porte-la dans un petit sac à ton cou, cela détournera de toi les yeux de ton ennemi.
—Donne l'herbe bleue, dit Viazemski.
—Volontiers, je n'ai rien à refuser à ta grâce.
Le vieillard entra dans sa hutte et en rapporta quelque chose de cousu dans un chiffon.
—Elle me coûte cher cette herbe, dit-il en faisant mine de n'abandonner qu'à regret ce chiffon; si tu savais comme il est difficile d'en cueillir! En allant la chercher au marais, aux heures sombres, on est accablé d'inexprimables terreurs.
Le prince prit l'objet cousu et jeta au meunier une bourse pleine de pièces d'or.
—Que Dieu te récompense! dit le vieillard en s'inclinant profondément. Permets-moi de te dire encore un mot; d'ici au combat, n'entre pas dans l'église, n'entends pas la messe, car sans cela tout mon enchantement peut disparaître.
Viazemski ne répondit rien et se dirigea vers l'endroit où il avait attaché son cheval, mais soudain il s'arrêta:
—Peux-tu savoir sûrement, dit-il, lequel de nous restera vivant?
Le meunier se troubla.
—Ce doit être toi. Comment ne serait-ce pas toi? Je te l'ai déjà dit, ce n'est pas par le glaive que tu es destiné à périr.
—Regarde encore une fois dans le baquet.
—Qu'y a-t-il à voir? ce n'est plus possible, l'eau est toute trouble.
—Puise de l'eau fraîche, dit impérativement Viazemski.
Le meunier se soumit à contre-cœur.
—Eh bien! que vois-tu? demanda le prince avec impatience.
Le vieillard se pencha sur le baquet avec une visible répugnance.—Je ne vois ni toi ni ton ennemi, dit-il en pâlissant, je vois une place remplie de monde, plusieurs têtes sont plantées sur des perches; plus loin un bûcher s'éteint et des ossements humains sont enchaînés à des pieux.
—Quelles sont ces têtes plantées sur des perches? demanda Viazemski en cherchant à dominer une terreur involontaire.
—Je ne distingue pas, tout s'est de nouveau troublé, il n'y a que le bûcher qui étincelle et je ne sais quels os qui flottent au poteau…
Le vieillard releva la tête avec effort, il paraissait ne détacher qu'avec difficulté ses regards du baquet. Il avait des mouvements convulsifs, la sueur coulait de son front; il se traîna en gémissant jusqu'à un banc et s'y affaissa. Viazemski rejoignit son cheval, sauta en selle et se dirigea, tout pensif, vers Moscou.