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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE X
LE PÈRE ET LE FILS.

Il faisait déjà nuit quand Maliouta, après l'interrogatoire des Kolichef, parents et amis du métropolite destitué, sortit de la prison. Semblables à des montagnes noires, de gros nuages s'élevaient au dessus de la Sloboda et menaçaient d'un orage. Tous dormaient dans la maison de Maliouta. Maxime seul était encore debout. Il sortit à la rencontre de son père.

—Père, dit Maxime, je t'attendais; j'ai à te parler.

—De quoi? demanda Maliouta. Et involontairement il détourna les yeux: Grégoire Skouratof ne tremblait jamais devant l'ennemi, mais en présence de Maxime il était mal à l'aise.

—Je pars demain, continua Maxime, adieu, père.

—Où vas-tu? demanda Maliouta, et cette fois il dirigea son regard terne sur Maxime.

—Je vais à l'aventure; la terre est grande, il y a de la place pour tout le monde.

—Comment, as-tu perdu la raison? qu'as-tu fait aujourd'hui au banquet? comment as-tu osé contredire le Tzar? ignores-tu ce qu'il est et qui tu es?

—Je le sais, père; je sais qu'il m'a dit merci, mais je ne puis plus rester ici.

—Tu es fou! mais d'où te vient cette idée? qu'as-tu donc aujourd'hui? Pourquoi veux-tu t'en aller quand le Tzar t'a élevé au rang de capitaine? Pourquoi juste en ce moment?

—Il y a longtemps que je suis malheureux au milieu de vous, tu le sais bien, père; mais je n'avais pas confiance en moi; depuis mon enfance j'avais entendu toujours dire que la volonté du Tzar était celle de Dieu, qu'aucun péché ne surpassait celui de penser autrement que le Tzar. Le père Levski et tous les popes de la Sloboda me faisaient un grand crime de ne pas avoir les mêmes idées que vous. Malgré moi, le doute était entré dans mon esprit: avais-je seul raison contre vous tous? et cependant je ne pensais toujours qu'à partir. Mais aujourd'hui, continua Maxime, et son visage s'anima tout à coup, aujourd'hui j'ai compris que j'avais raison. Lorsque j'ai entendu le prince Sérébrany, quand j'ai appris qu'il avait attaqué et battu ton détachement d'étrangleurs et quand j'ai vu qu'il ne se cachait pas de sa juste action devant le Tzar, mais qu'au contraire, il allait comme un martyr à la mort sans murmure, mon cœur a battu pour lui comme il n'avait jamais battu pour personne jusqu'ici; le doute a quitté ma pensée et j'ai vu clair comme le jour que la justice n'est pas de votre côté.

—Ainsi c'est lui qui t'a tourné la tête! s'écria Maliouta, déjà furieux contre Sérébrany; qu'il ne me tombe jamais dans les mains! je le ferai mourir à petit feu, le chien!

—Dieu le préservera de tes mains, dit Maxime en faisant le signe de la croix; il ne permettra pas qu'elles fassent périr tout ce qu'il y a de bon en Russie. Oui, poursuivit en s'animant le fils de Maliouta, à peine ai-je vu Nikita Sérébrany, que j'ai senti le désir de le suivre et de le servir, et je voulais lui en faire la demande, mais j'ai eu honte: mes yeux n'oseront jamais se lever vers les siens tant que je porterai cet habit.

Maliouta écoutait et deux sentiments contraires se combattaient en lui: il aurait voulu battre Maxime, le fouler aux pieds et par ses menaces l'obliger à obéir, mais un respect involontaire enchaînait sa méchanceté. Il comprenait d'instinct que désormais la menace n'aurait plus d'action et il commençait, dans son âme basse, à chercher d'autres moyens pour arrêter son fils.

—Mon enfant! dit-il en essayant de donner à son visage de bête fauve une expression caressante, ce n'est pas le moment de penser à partir; tes paroles ont plu au Tzar. Et quoique tu m'aies grandement fait peur, il est visible que nos saints anges gardiens ont tourné vers nous le cœur de Sa Majesté. Au lieu de te punir, il t'a félicité; il augmente ta solde et te fait présent d'une pelisse de martre. Vois, maintenant, jusqu'où tu pourras monter! et en attendant, n'es-tu pas bien ici?

Maxime se jeta aux pieds de Maliouta.

—Je ne puis rester, père, je ne le puis pas, c'est au dessus de mes forces. Je n'ai pas la force de n'entendre tous les jours que pleurs et lamentations, de voir en mon père…

Maxime s'arrêta.

—Continue, dit Maliouta.

—De voir en mon père un bourreau!—Et Maxime baissa les yeux comme épouvanté d'avoir pu prononcer un pareil mot.

Mais Maliouta ne s'émut pas.

—Il y a bourreau et bourreau! dit-il, en jetant un regard de côté dans la salle: l'un est un manœuvre, l'autre, un homme puissant; l'un tranche la tête au pauvre diable, l'autre torture les boyards, ceux qui sapent le trône du Tzar et veulent bouleverser l'État. Je n'ai rien à faire avec les voleurs; ma hache ne touche que les grands criminels!

—Tais-toi, père! dit Maxime en se levant, ne me brise pas le cœur en me parlant ainsi! lequel de ceux que tu as fait périr, trahissait le Tzar? lequel songeait à bouleverser l'Empire? Ce n'est pas leurs fautes, mais ta méchanceté qui fait tomber la tête des boyards. Si tu n'étais pas là, le Tzar serait plus miséricordieux, mais vous inventez la trahison; au moyen des tortures, vous arrachez de faux aveux; vous aurez à répondre de tout ce sang versé. Non! père, n'outrage pas le ciel, ne calomnie pas les boyards, dis plutôt qu'homme de rien, tu espères ainsi faire toi-même souche de boyards.

—Mais toi, d'où vient que tu les soutiens? dit Maliouta, avec un méchant sourire. Es-tu satisfait de voir que plus beau et plus vaillant qu'eux, tu marches cependant toujours derrière eux? Et quel est celui qui peut être comparé à toi? D'où vient leur orgueil insensé? Dieu les a-t-il pétris d'une autre argile? Est-ce leur richesse qui les rend si fiers? attendez un peu, messeigneurs! Le Tzar n'oubliera pas ses fidèles serviteurs, et quand les Kolichef seront mis à mort, c'est à nous que reviendront leurs dépouilles et pas à d'autres. J'ai assez de mal avec eux dans la salle des tortures; ils sont vigoureux, les chiens! on ne peut pas le nier.

La haine débordait dans le cœur de Maliouta, pourtant il espérait encore persuader Maxime et il força sa bouche à feindre un sourire. Ce sourire sur cette figure était si effrayant que son fils en fut épouvanté.

Mais Maliouta ne s'en aperçut pas.

—Mon enfant, continua-t-il, pour qui amassé-je cet argent, pour qui est-ce que je m'épuise? Ne t'en va pas, reste avec moi. Tu es jeune, tu entres à peine dans la vie, ne me quitte pas; souviens-toi que je suis ton père! Quand je te vois, je suis heureux, comme lorsque le Tzar m'adresse des louanges ou me donne sa main à baiser; si quelqu'un t'offensait, je crois que je le dévorerais vivant.

Maxime restait silencieux. Maliouta s'efforça de donner à son visage l'expression la plus tendre.

—Ne m'aimes-tu pas un peu, mon petit Maxime? Rien dans ton cœur ne parle-t-il pour moi?

—Rien, père.

Maliouta refoula sa fureur.

—Et le Tzar, que dira-t-il, quand il apprendra ton départ, quand il croira que tu le fuis?

—Je le fuis aussi, père. L'épouvante s'empare de moi, je sais que Dieu ordonne de l'aimer et pourtant, quand j'examine parfois quelques-uns de ses actes, tout en moi se révolte. Je voudrais l'aimer, mais je ne le puis. Lorsque j'aurai quitté la Sloboda, je n'aurai plus devant les yeux le sang innocent; alors, si Dieu le permet, je pourrai de nouveau l'aimer et, si je ne puis l'aimer, je saurai du moins le servir, mais les opritchniks, jamais!

—Et que deviendra ta mère? dit Maliouta, ayant recours à ce dernier moyen,—elle ne supportera pas un pareil chagrin; tu la tueras. Pense à l'état maladif où elle se trouve, la pauvre colombe!

—Dieu miséricordieux n'abandonnera pas ma mère, répondit Maxime en soupirant. Elle me pardonnera.

Maliouta se mit à arpenter la salle à grands pas.

Quand il s'arrêta devant Maxime, l'expression caressante qu'il avait forcé ses traits à exprimer, avait complétement disparu. Sur son visage n'apparaissait plus qu'une volonté inflexible.

—Écoute, blanc-bec, dit-il, en changeant sa voix comme ses manières, jusqu'ici je t'ai prié, maintenant je te dis ceci: tu n'auras pas mon consentement. Je ne te laisserai pas partir. Et je ne m'en tiens pas là, demain je te forcerai, de tes propres mains, à frapper les ennemis du Tzar. Nous verrons après, quand tu auras versé le sang, quand tu auras partagé la besogne, si tu cesseras de haïr ton père.

Maxime devint pâle en entendant ces paroles, mais il ne répondit rien. Il savait combien était inébranlable la volonté de Grégoire Skouratof et qu'il ne parviendrait pas à la changer.

—Allons, continua Maliouta, j'ai trop causé avec toi, il est tard, je dois aller remettre au Tzar les clefs de la prison. Voilà la pluie, donne-moi mon manteau et dépêche-toi! Partir! je veux partir! je veux partir! je ne puis pas vivre ici! Laissez-le faire et c'est moi qui lui obéirai. Non, mon garçon, tu as ouvert tes ailes un peu tôt. Ce ne sont pas tes pareils qui m'arrêteront; je t'apprendrai à obéir. Mais il est temps, il est temps! donne-moi mon chapeau. Quels éclairs! on dirait que le ciel va s'ouvrir: toute la Sloboda est en feu; ferme les fenêtres et va te coucher; demain matin nous verrons si ta folie persiste. Quant à ton Sérébrany, je finirai bien par mettre la main dessus et je me rappellerai ceci.

Maliouta sortit. Resté seul, Maxime se mit à réfléchir. Tout était tranquille dans la maison. Au dehors la tempête était déchaînée: le vent, en s'engouffrant dans la fenêtre, ébranlait les chaînes qui formaient le grillage et causait un bruit sinistre. Maxime s'avança au pied de l'escalier qui donnait accès à l'étage supérieur où demeurait sa mère. Il se pencha et prêta l'oreille. Tout y était silencieux. Maxime monta doucement les degrés et s'arrêta devant la porte derrière laquelle sa mère reposait.

—Mon Dieu! dit-il mentalement, tu vois mon cœur, tu lis dans ma pensée; tu sais, Seigneur, que ce n'est pas par orgueil ni par esprit de rébellion que je désobéis à mon père. Pardonne-moi, mon Dieu, si je ne suis pas ton commandement! et toi, ma mère, pardonne aussi! Je m'éloigne sans t'avoir vue, sans avoir reçu ta bénédiction; je sais que je vais te déchirer le cœur, mais tu ne me laisserais pas partir. Pardonne-moi, mère chérie, tu ne me verras plus!

Maxime se courba sur le seuil de la porte, le toucha de son front. Puis il fit plusieurs fois le signe de la croix, descendit l'escalier et sortit dans la cour. La pluie tombait à torrents comme si Dieu eût voulu punir les humains. Il n'y avait personne dans la cour. Maxime entra dans l'écurie: les palefreniers dormaient. Il sortit lui-même de sa stalle son cheval favori et le sella. Un grand chien enchaîné sortit de sa niche et se mit à hurler comme s'il eût deviné une séparation. C'était un chien de berger. Ses longs poils de couleur sombre tombaient en désordre sur son museau noir et cachaient ses yeux intelligents. Maxime le caressa. Le chien posa les pattes sur ses épaules et lui lécha le visage.

—Adieu, Bouian, garde notre maison, sers fidèlement ma mère! puis il sauta en selle, traversa le portail et s'éloigna du toit paternel.

Il n'était pas rendu au fossé quand il entendit un aboiement et vit Bouian qui bondissait autour de son cheval, joyeux d'avoir brisé sa chaîne et de pouvoir accompagner son maître.

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