Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE VI
LA RÉCEPTION.
Morozof avait connu le prince lorsqu'il était encore enfant, mais ils s'étaient depuis longtemps perdus de vue. Quand Sérébrany partit pour la Lithuanie, le boyard commandait dans une contrée lointaine; ils ne s'étaient pas revus depuis au moins dix ans, cependant Droujina avait peu changé, il était vigoureux comme par le passé, et le prince, du premier coup d'œil, l'eût reconnu partout, car le vieux boyard appartenait à cette catégorie de gens dont la personnalité se grave profondément dans la mémoire. Sa haute taille et sa corpulence attiraient déjà l'attention. Il avait la tête entière de plus que Sérébrany. Ses cheveux autrefois d'un blond foncé mais presque tous blancs actuellement, tombaient en désordre sur son front sévère, sillonné par plusieurs balafres. Une barbe touffue, entièrement blanche, lui couvrait la moitié de la poitrine. Sous ses sourcils épais et sombres brillait un regard perçant et autour de sa bouche se jouait un bon sourire, qui faisait dire qu'il avait le cœur sur les lèvres. Dans son accueil, dans sa noble démarche, il y avait quelque chose de léonin, une sorte de gravité, de calme dignité et de confiance en soi-même. En le regardant chacun eût dit: heureux celui qui possède l'amitié d'un tel homme! et la réflexion eût fait ajouter: malheur à celui dont il est l'ennemi! Effectivement, en examinant avec attention les traits de Morozof, il était facile de deviner que ce tranquille visage pouvait, au moment de la colère, devenir terrible. Mais le sourire ouvert et aimable, l'expression de franche bonté effaçaient promptement cette impression.
—Salut, prince, salut, mon cher hôte! soyez le bienvenu! dit Morozof en introduisant le prince dans une grande salle boisée au milieu de laquelle on voyait un poêle recouvert de carreaux de fayence et entouré de longs bois de chêne. Une multitude d'armes précieuses étaient suspendues aux murs: des vases d'or et d'argent avaient été élégamment disposés sur des étagères.
—Bonjour, prince, bonjour! Dieu soit loué de m'avoir envoyé un pareil hôte! je me rappelle bien de toi, Nikita, tout jeune, tu étais déjà un vaillant garçon. Quand tu jouais avec les autres enfants dans le jardin de la ville, la victoire était toujours de ton côté; quand ton jeune sang s'échauffait, tu devenais mauvais comme un ourson, pardonne-moi le mot, Nikita! tu commençais à frapper à droite, à gauche. Mais l'enfant est devenu un homme ferme. J'ai entendu parler de tes actions dans la terre de Lithuanie; tu les as battus, les ennemis, comme tu battais autrefois tes camarades.
Et Morozof souriait gaiement, son visage de lion brillait de cordialité.
—Et te rappelles-tu, Nikita, continua-t-il en plaçant une main sur l'épaule du prince, comme tu ne pouvais souffrir aucune tromperie dans les jeux?—Je veux bien lutter avec qui voudra, ou me battre à coups de poing, mais je ne permettrai ni contre moi ni contre un autre aucune espèce de ruse.
Le prince n'était pas à son aise en présence de Morozof.
—Boyard, dit-il, voici une missive de la part du prince Pronski.
—Merci, prince. Je la lirai plus tard; nous avons le temps; maintenant, que je m'occupe de toi! Mais où est Hélène? holà! quelqu'un! dites à ma femme qu'il nous est arrivé un hôte bien-aimé, le prince Nikita Sérébrany, et qu'elle vienne lui faire honneur.
Hélène entra lentement et sans bruit avec un plateau dans les mains. Sur le plateau il y avait des verres avec différentes sortes de vins. Elle s'inclina profondément devant Sérébrany, comme si elle le voyait pour la première fois; elle était pâle comme la mort.
—Prince, dit Morozof, voilà la maîtresse de maison, Hélène Dmitriévna, donne-lui ton amitié. Nous sommes presque parents: Nikita, son père et moi nous étions comme deux frères, ainsi ma femme ne peut être pour toi une étrangère. A ta santé! Hélène, offre au boyard. Mange, prince, ne méprise pas le pain et le sel d'un ami. Tout ce que nous avons est à ta disposition. Voilà du Romanée et voici du vin de Hongrie, voilà de l'hydromel framboisé que ma femme a préparé de ses propres mains.
Morozof s'inclina profondément.
Le prince répondit avec deux saluts et vida son gobelet. Hélène n'avait pas levé les yeux sur Sérébrany, ses longs cils étaient baissés. Elle tremblait et les verres sur le plateau se choquaient entre eux.
—Qu'as-tu, Hélène? dit tout à coup Morozof. Serais-tu malade? ton visage est blanc comme neige, ma chérie, ajouta-t-il tout bas, Viarsemski aurait-il encore passé? C'est cela, le maudit est encore venu du côté du jardin! N'aie pas de chagrin, Hélène, ce n'est pas de ta faute, ne sors plus sans moi; et console-toi, mon enfant, tâche de sourire, sois gaie, sinon notre hôte remarquera ton trouble.
—Pardon, Nikita, pardon, je m'occupais de toi, je disais à ma femme qu'elle te fît préparer un repas, le plus tôt possible; tu n'as pas dîné, prince?
—Je te remercie, boyard, j'ai dîné.
—Cela ne fait rien, Nikita, tu dîneras encore une fois. Va, Hélène, dépêche-toi, et toi, boyard, accepte ce que Dieu nous a envoyé, et n'offense pas un vieillard en disgrâce; j'ai bien assez de chagrins sans cela!
Morozof lui montra ses longs cheveux.
—Je vois, boyard, je vois et je ne puis en croire mes yeux. Toi, en disgrâce! Pourquoi? Pardonne à ma surprise une question indiscrète.
Morozof soupira.
—C'est que je conserve les anciennes coutumes, j'ai soin de mon honneur et je ne m'incline pas devant les parvenus.
En disant ces mots, son visage s'assombrit et ses yeux prirent une expression sévère. Il raconta sa querelle avec Godounof et se plaignit amèrement de l'injustice du Tzar.
—Il y a beaucoup de changement à Moscou, prince, depuis que le Tzar a établi en Russie l'opritchna.
—Qu'est-ce donc que cette opritchna, boyard? J'ai rencontré des opritchniks, mais je n'y ai rien compris.
—Il est évident que Dieu s'est courroucé contre nous, Nikita; il a obscurci les yeux du Tzar. Depuis l'époque où des calomniateurs réussirent à perdre dans son esprit Silvestre et Adachef, depuis que ceux-ci furent chassés de sa présence, nos jours heureux sont passés. Tout à coup Ivan Vasiliévitch a commencé à nous soupçonner, nous, ses plus fidèles serviteurs. Il a commencé à parler de trahison, de complots, de choses qui n'étaient dans la pensée de personne. Les hommes nouveaux se réjouirent et murmurèrent des accusations contre les boyards, les uns par haine, les autres pour gagner sa faveur; et à tous il prêta l'oreille. Si quelqu'un avait une vengeance, il allait dénoncer son ennemi, en l'accusant d'avoir parlé contre le Tzar, et, pour arriver à leurs fins, les maudits! sans crainte de la colère divine, ils juraient sur la croix et forgeaient des lettres fausses; beaucoup de personnes innocentes furent plongées dans les cachots, Nikita, et subirent la torture. Autrefois, quand quelqu'un dénonçait, il devait lui-même fournir la preuve; maintenant, il n'en est plus ainsi: sur la première dénonciation venue, quelqu'invraisemblable qu'elle soit, on nous arrête. Les temps sont difficiles, Nikita! jamais une pareille terreur n'a régné à aucune époque; après les arrestations sont venues les exécutions, et quels sont ceux qui ont été mis à mort!… Mais tu as sans doute déjà appris tout cela.
—J'en ai entendu parler, boyard, mais vaguement. Les nouvelles n'arrivent pas vite en Lithuanie. Cependant le Tzar a le droit de frapper les méchants.
—Qui dit le contraire? C'est pour cela qu'il est Tzar, pour punir et pour récompenser. Mais ce ne sont pas les méchants qu'il frappe, ce sont ses meilleurs et ses plus fidèles serviteurs. Le grand Okolnitchi, Adachef (le frère d'Alexis) avec son fils encore enfant; les trois Satine; Ivan Chichkin, sa femme et ses enfants; et beaucoup d'autres innocents.
L'indignation se peignit sur le visage de Sérébrany.
—Boyard, ce n'est pas le Tzar qu'il faut accuser de tout cela, mais ses conseillers.
—Oh! prince, en parler est amer, y penser est terrible. Ce n'est pas seulement sur les dénonciations de ses conseillers que le Tzar a versé le sang innocent. Voilà, par exemple, Basmanof, le nouveau grand échanson, un jour le prince Obolenski lui dit une parole dure. Que fit le Tzar? après le dîner, de sa propre main, il enfonça un couteau dans le cœur du prince.
—Boyard! s'écria Sérébrany en se levant d'un bond, si tout autre que toi eût dit cela, je l'aurais appelé calomniateur, j'aurais moi-même porté la main sur lui.
—Prince, je suis bien vieux pour calomnier, et qui encore? mon souverain!
—Pardon, boyard, mais comment expliquer un pareil changement? le Tzar a été circonvenu.
—Peut-être, prince. Cependant, assieds-toi, écoute encore. Une autre fois, Ivan Vasiliévitch, après s'être enivré, se mit (et la pensée en est horrible), à danser avec ses mignons, le visage recouvert d'un masque. Le boyard prince Michel Repnin se trouvait là. Il pleurait de honte. Le Tzar lui donna l'ordre de se masquer aussi. Non, dit Repnin, je ne le ferai pas, je ne déshonorerai pas ma dignité de boyard; et il foula aux pieds le masque qu'on lui avait apporté. Cinq jours après, il était assassiné par ordre du Tzar dans la maison de Dieu.
—Boyard! Dieu veut donc nous punir?
—Que sa sainte volonté soit faite! prince, mais écoute encore. Les exécutions ne discontinuaient pas; chaque jour, le sang coulait sur les places publiques, dans les prisons, dans les monastères; chaque jour, on arrêtait les vassaux des boyards et on les mettait à la torture. Beaucoup succombèrent dans les souffrances, s'avouèrent coupables et accusèrent leurs maîtres. Ceux qui, pour sauver leur âme des peines de l'enfer, justifiaient les boyards, ceux-là étaient livrés au bourreau. Beaucoup endurèrent la souffrance pour la vérité; beaucoup gagnèrent la couronne du martyre. Nikita Sérébrany! parfois on eût dit que le Tzar allait revenir à lui; alors il se repentait, il pleurait et s'appelait lui-même un meurtrier et un buveur de sang. Il envoyait des présents aux monastères et ordonnait des services pour ceux qu'il avait fait mourir. Mais le repentir d'Ivan Vasiliévitch ne durait pas. Un jour, qu'imagina-t-il? écoute, prince. En m'éveillant, je vois une grande agitation, le peuple se répandait dans les rues, les uns couraient au Kremlin, les autres en arrivaient. Tous criaient: «Le Tzar s'en va!» J'eus froid au cœur. Je m'habille et monte à cheval; de tous côtés les boyards accourent vers le Kremlin, qui à cheval, qui à pied, comme le premier venu, oubliant, dans sa précipitation, le soin de sa dignité. Nous arrivons à la porte; des soldats sortaient, écartant la foule; derrière les soldats un traîneau où sont assis le Tzar, la Tzarine et le Tzarévitch, après le traîneau impérial une multitude d'autres, chargés de bagages, de trésors et de mobilier. Nous voulûmes nous élancer vers Ivan, mais les soldats nous arrêtèrent: le Tzar a défendu de vous laisser approcher. Et l'immense convoi s'étendit sur le bord de la Moskva et disparut dans les faubourgs.
Nous retournâmes dans nos demeures et nous attendîmes. Peut-être le Tzar réfléchirait-il et reviendrait-il. Une semaine s'écoule, le métropolite reçoit une lettre; le Tzar lui écrit: «Je suis profondément affligé dans mon cœur, mais ne voulant pas supporter plus longtemps toutes vos trahisons, j'abandonne mon royaume et je vais suivre la route que Dieu m'enseignera!» Dès que cette nouvelle se répandit, les lamentations remplirent Moscou. Le Tzar nous abandonne! Qui maintenant nous gouvernera?—Pourquoi ne pas l'avouer, Ivan Vasiliévitch était terrible, mais Dieu lui-même nous l'a envoyé et c'est par sa volonté divine qu'il nous châtie afin de nous purifier de nos péchés. Nous nous réunîmes en assemblée et nous résolûmes d'aller tous offrir nos têtes au souverain et pleurer à ses pieds. Nous apprîmes que le Tzar s'était arrêté dans la Sloboda[10] d'Alexandra et que cette Sloboda était à environ quatre-vingts verstes de Moscou. Après avoir prié Dieu, nous partîmes. Quand nous aperçûmes de loin la Sloboda; nous fîmes halte, et de nouveau nous nous mîmes en prières: l'angoisse était terrible, non dans l'incertitude du sort qui nous attendait, mais nous craignions que le Tzar ne nous admît pas en sa présence. Cependant rien ne survint. Le Tzar nous reçut. Quand nous entrâmes, le croirais-tu, boyard? nous ne reconnûmes pas Ivan Vasiliévitch. Ce n'était plus son visage; ses cheveux, sa barbe avaient disparu. Qu'était-il donc arrivé? était-ce le Tzar ou n'était-ce pas lui? Il parla longtemps, nous énumérant les trahisons imaginaires qu'il avait à nous reprocher et termina en disant: je ne reprendrai le gouvernement de mon empire qu'à la demande de mes évêques et encore à une condition. Puis il nous congédia du geste, et se retira.
[10] Grand bourg.
—Et quelle fut cette condition? demanda Sérébrany.
—Tu le verras, prince; prends patience: trois semaines plus tard, Ivan Vasiliévitch revint. Ce fut une grande joie dans Moscou, une joie si grande que celle du jour de la résurrection du Christ peut seule lui être comparée. Bientôt il convoqua en assemblée nous et le clergé, et quand nous fûmes réunis il parla ainsi: «Je ne reprendrai le pouvoir que pour châtier mes ennemis, mettre au ban tous les traîtres, et confisquer leurs biens. Le métropolite et les boyards ne m'adresseront aucune remontrance importune. J'aurai une garde à laquelle je donnerai différentes villes et domaines et à Moscou même plusieurs rues. Ces villes et ces rues je les appellerai Opritchna; tout le reste de l'empire sera désigné sous le nom de Zemchina. Ni les boyards, ni le métropolite, ni aucun pouvoir de l'État n'auront droit d'intervenir dans les affaires de ma garde. A cette condition, ajouta-t-il, je reprends mon sceptre. Et à partir de ce jour, il choisit des hommes nouveaux, tous de basse extraction, auxquels il faisait jurer sur la croix de n'avoir aucun lien avec les boyards. Il leur donna tous les domaines, toutes les maisons qu'il avait réclamés pour sa garde et en chassa les anciens possesseurs, au nombre de plus de vingt mille, comme un vil troupeau. Même quand on voit ces choses, on a peine à y croire, Nikita. La sainte Russie est maintenant parcourue par ces hordes diaboliques et sanguinaires. Ils ont leurs insignes: un balai et une tête de chien; ils foulent aux pieds la vertu; ils balaient non la trahison, mais l'honneur; ils mordent non les ennemis du Tzar mais ses meilleurs serviteurs; et pour eux il n'y a ni juges ni châtiments.
—Et pourquoi avez-vous accepté cette condition? demanda Sérébrany.
—Comment, prince? Refuser au Tzar! Ne vient-il pas de Dieu?
—Certainement, de Dieu. Mais puisqu'au lieu d'ordonner lui-même, il demandait, pourquoi ne pas lui dire que vous ne vouliez pas de l'Opritchna?
—Et s'il était reparti, que serait-il arrivé? pouvions-nous rester sans Tzar? et le peuple, qu'aurait-il dit?
Sérébrany réfléchit un moment.
—Oui, dit-il enfin, on ne pouvait rester sans souverain. Mais maintenant, qu'attendez-vous? Pourquoi ne pas lui dire que l'Opritchna opprime le pays? Pourquoi, voyant ce qui se passe, restez-vous silencieux?
—Moi, prince, je ne me tais pas, répondit avec dignité Morozof.—Jamais je n'ai caché mes pensées; c'est pour cela qu'aujourd'hui je suis en disgrâce. Que le Tzar m'appelle, et j'oserai lui parler, mais il ne m'appellera pas. Maintenant personne des nôtres ne l'approche. Regarde par qui il est entouré. Combien d'anciens noms a-t-il autour de lui? Pas un seul. Tous, de misérables aventuriers dont les pères n'auraient pas été acceptés comme vassaux par les nôtres. Prends n'importe lesquels: les Basmanof père et fils! je ne connais rien de plus abject; Maliouta Skouratof! moitié boucher, moitié bête fauve, éternellement dans le sang; Vaska Griazny! aucune action honteuse ne l'arrête; Boris Godounof! il a vendu son père et sa mère, il vendra ses enfants, s'il est nécessaire, pour arriver plus haut; le sourire sur les lèvres, il t'enfoncera le couteau dans la gorge. Un seul est de haute lignée, le prince Athanase Viazemski; il s'est déshonoré et nous avec lui, le misérable! Mais laissons-le.
Morozof fit un geste et resta silencieux, d'autres pensées l'occupèrent. Sérébrany, de son côté, s'abandonna à ses réflexions: il pensait à l'étrange changement qui s'était accompli dans le Tzar, et oubliait momentanément les circonstances dans lesquelles le hasard l'avait placé à l'égard de Morozof. Pendant ce temps, les serviteurs avaient mis le couvert.
Droujina Morozof força son hôte, malgré toutes ses excuses, à goûter d'une multitude de plats: des mets froids de diverses sortes, des rôtis, des ragoûts, des pâtés de poisson et du porc au vinaigre. Quand les vins arrivèrent, Morozof versa au prince et se versa à lui-même une coupe de Malvoisie, se leva et rejetant en arrière sa chevelure de banni, il dit en élevant sa coupe: A la santé de notre souverain, du Tzar Ivan Vasiliévitch!
—Que Dieu l'éclaire! qu'il lui ouvre les yeux! répondit Sérébrany, après avoir vidé la sienne, et tous deux se signèrent.
Hélène n'avait pas paru lorsqu'ils étaient à table; elle était également absente pendant le récit du boyard.
Morozof raconta encore beaucoup d'autres choses concernant les affaires de la patrie, l'incursion des peuplades de Crimée dans la province de Rézan, il interrogea Sérébrany sur la guerre de Lithuanie et jugea sévèrement la fuite de Kourbski auprès du roi. Le prince répondait à toutes ses questions et finit par raconter son aventure avec les opritchniks dans le village de Medvedevka, comment il les avait rencontrés à Moscou, et l'intervention de l'idiot, sans toutefois pouvoir se résoudre à répéter les paroles mystérieuses de ce dernier.
Morozof l'écoutait avec une attention profonde.
—Tout cela est malheureux, prince, dit-il en passant la main sur son front sévère, très-malheureux. Qu'ils fussent occupés à piller ce village, il n'y a là rien d'extraordinaire: ce village est à moi: toutes les propriétés d'un boyard mis au ban sont à leur discrétion, ce qu'ils peuvent prendre ils s'en emparent, ce qu'ils ne peuvent emporter ils le brûlent, les troupeaux ils les égorgent; c'est maintenant leur usage. Quant à cet insensé, je le connais, c'est en effet un homme de Dieu. Tu n'es pas le seul qu'il ait appelé par son nom en le rencontrant pour la première fois, on dirait qu'il voit dans le cœur humain. Le Tzar même le craint. Combien de fois ne lui a-t-il pas fait des reproches sanglants! s'il y avait eu un plus grand nombre d'hommes comme lui, cette opritchna n'aurait pas existé.
Dis-moi, prince, continua Morozof, quand as-tu l'intention d'aller saluer le Tzar?
—Demain matin au lever de Sa Majesté.
—Que dis-tu, prince? Il est maintenant déjà nuit et tu as près de cent verstes à faire.
—Comment! le Tzar n'est donc plus au Kremlin?
—Non, prince, il n'est pas au Kremlin. Nous avons irrité le ciel, et notre souverain nous a abandonnés. Il est retourné à la Sloboda d'Alexandra où il réside avec ses favoris.
—S'il en est ainsi, adieu, Boyard, je dois me hâter, je n'ai pas encore paru dans ma demeure, je vais y jeter un coup d'œil et demain au point du jour je partirai.
—N'y va pas, prince!
—Pourquoi, boyard?
—Pour conserver ta tête, Nikita.
—Quant à cela, à la volonté de Dieu, arrive que pourra!
—Écoute, Nikita. Tu m'as oublié, mais moi je t'ai suivi depuis ton enfance. Ton père et moi nous étions frères. Il est mort, que Dieu ait son âme! personne n'est là pour t'avertir, personne pour te donner conseil, et ta position est critique, Dieu le sait. Si tu vas à la Sloboda, tu périras, prince, ta tête tombera.
—Que veux-tu, boyard, si c'est ma destinée.
—Nikita, mon enfant, je te cacherai, personne ne viendra te chercher ici, mes serviteurs ne te trahiront pas, tu seras chez moi comme mon propre fils.
—Boyard, rappelle-toi ce que tu as dit toi-même au sujet de Kourbski. Il est déshonorant pour un boyard russe de fuir son souverain.
—Kourbski était un traître, Nikita. Il a passé chez les ennemis de la Russie; tandis que moi, suis-je un ennemi de mon pays?
—Pardonne, boyard, pardonne une parole irréfléchie, mais ce ne serait que retarder et non éviter mon sort.
—Si tu restais chez moi, Nikita, peut-être la colère du Tzar aurait-elle le temps de se calmer, peut-être pourrions-nous avec l'aide du métropolite arranger ton affaire, mais maintenant tu vas tomber comme de la poix sur un charbon.
—Notre vie est dans les mains de Dieu, boyard. Il est impie de chercher par la ruse à la prolonger au delà du terme marqué par lui. Merci pour ton hospitalité, ajouta Sérébrany en se levant;—merci pour ton amitié (en disant ces derniers mots il se troubla), mais j'irai. Adieu Droujina Morozof.
Morozof regardait le jeune homme avec une triste sympathie; il était évident qu'au fond de son âme il l'approuvait, et qu'il n'eût pas agi autrement s'il eût été à sa place.—Eh bien! que la bénédiction du ciel soit sur toi, Nikita, dit-il en se levant de son siége et en pressant le prince contre sa poitrine.—Que Dieu adoucisse le cœur du Tzar! reviens intact de la Sloboda comme l'enfant de la fournaise et que je puisse t'embrasser alors comme je le fais maintenant de tout mon cœur et de toute mon âme.
Il y a un proverbe qui dit: on accompagne le piéton jusqu'à la porte, le cavalier jusqu'à son cheval. Le prince et le boyard se séparèrent à l'entrée de la rue. Il faisait déjà obscur. En passant le long de la palissade, Sérébrany aperçut dans le jardin un vêtement blanc. Son cœur battit, il arrêta son cheval. Hélène s'avança vers lui.
—Prince, dit-elle à voix basse,—j'ai entendu ta conversation avec Droujina, tu vas à la Sloboda… Que Dieu te vienne en aide! tu vas à la mort.
—Hélène! si c'est la volonté de Dieu, j'y suis résigné. Ce n'est pas pour mon bonheur que je suis revenu dans mon pays, je n'ai pu t'obtenir. Que mon sort s'accomplisse!
—Prince, ils te tortureront, j'en frissonne! mon Dieu, la vie t'est-elle donc si indifférente?
—Je n'y tiens plus, dit Sérébrany.
—Sainte Vierge! Si tu n'as pas pitié de toi, aie pitié des autres! aie pitié de moi, Nikita! Souviens-toi du passé.
La lune, cachée derrière un nuage, se dégagea. Le visage d'Hélène, son kakochnik de perles, ses colliers et ses boucles d'oreille de diamants, ses yeux pleins de larmes brillaient d'un éclat merveilleux. Elle pleurait, mais elle était déjà prête à sourire à travers ses larmes. Un seul mot du prince eût changé son chagrin en une joie ineffable. Elle oubliait sa situation, elle oubliait toute précaution, Sérébrany lut dans ses yeux tant d'angoisses, qu'involontairement il balança. Pour lui, le bonheur était perdu à jamais. Hélène appartenait à un autre; mais elle lui conservait de l'intérêt. Pourquoi ne resterait-il pas, ne retarderait-il pas son départ pour la Sloboda? Morozof lui-même ne le lui avait-il pas demandé?
Ainsi pensait le prince et son imagination lui peignait des tableaux enchanteurs, mais le sentiment de l'honneur, endormi une seconde, se réveilla soudainement.
Non, pensa-t-il.—Ce serait une honte pour moi, si, même par la pensée, je portais atteinte à l'honneur de l'ami de mon père; l'infâme seul peut payer l'hospitalité par la trahison; le poltron seul fuit la mort.
—Il faut partir, dit-il résolument;—je ne puis songer à fuir quand de meilleurs que moi périssent. Adieu, Hélène!
Ces mots pénétrèrent comme un poignard dans le cœur de la boyarine. Dans son désespoir elle tomba sur le sol.
—Ouvre-toi, terre humide, ma mère, soupira-t-elle… je suis morte à la lumière du jour; je mettrai fin à mes jours; je ne te survivrai pas, Nikita!
Le cœur de Sérébrany se serra. Il voulut la consoler mais ses sanglots redoublaient. Quelqu'un pouvait l'entendre, apercevoir le prince, et avertir le boyard. Sérébrany le comprit et, pour sauver Hélène, il s'arracha de ce lieu.
—Adieu! dit-il.—Adieu! Sèche tes larmes, Dieu est miséricordieux, peut-être nous reverrons-nous!
Les nuages couvrirent la lune; le vent secoua les tilleuls et leurs fleurs tombèrent en pluie odorante sur la jeune femme et sur le prince. Les vieilles branches se balancèrent comme si elles eussent voulu dire: pourquoi verdir? pourquoi produire des fleurs? Le beau jeune homme va périr; celle qu'il aime périra aussi.
En jetant un dernier regard sur Hélène, Sérébrany aperçut derrière elle dans le fond du jardin une forme humaine. Était-ce quelque serviteur, passant là par hasard, ou le boyard Droujina lui-même?