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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XXXII
LE TALISMAN DE VIAZEMSKI.

Le Tzar fit appeler Morozof.

La place redevint muette; tous regardaient le Tzar en retenant leur haleine.

—Droujina, dit majestueusement Ivan en se levant, le jugement de Dieu t'a justifié à mes yeux. Dieu a permis qu'en terrassant ton adversaire tu prouves à tous la justice de ta cause; aussi ma bienveillance ne te fera-t-elle plus défaut. Ne quitte pas la Sloboda sans mon autorisation. Mais ce n'est que la moitié de l'affaire, ajouta-t-il d'une voix lugubre. Qu'on m'amène Viazemski.

Lorsque celui-ci s'avança, le Tzar le dévisagea avec une indéfinissable expression.

—Athanase, lui dit-il enfin, tu sais que je tiens ma parole. J'avais décidé que celui de vous deux qui dans sa personne ou dans celle de son remplaçant serait vaincu en champ-clos, recevrait la mort. Ton remplaçant a été vaincu, Athanase!

—Eh bien! Sire, répondit résolument le prince, ordonne qu'on me tranche la tête.

Un sourire étrange se dessina sur les lèvres d'Ivan.

—Trancher la tête, dit-il d'une voix où la colère dominait l'ironie, tu t'imagines donc qu'on ne fera que te trancher la tête? Cela pourrait être si tu n'étais uniquement coupable qu'envers Morozof, mais tu as à me répondre d'autres crimes. Maliouta, donne-moi son sachet.

Et, prenant des mains de Maliouta le sachet que Viazemski avait jeté à terre, Ivan le leva en l'air.—Et ceci, dit-il en jetant un regard terrible sur Viazemski, qu'est-ce que c'est?—Le prince voulut s'excuser, le Tzar ne lui en laissa pas le temps.—Sujet traître et félon, s'écria-t-il d'une voix qui fit courir le frisson dans les veines de tous les assistants, félon infâme! je t'ai approché de mon trône, je t'ai élevé, comblé de faveurs. Comment as-tu reconnu tout cela? Dans la fange de ton cœur, tu as nourri, comme des serpents, des pensées traîtresses contre moi, le Tzar! Tu as eu recours à des sortiléges et ce n'est que pour atteindre plus sûrement ton but que tu m'as demandé de t'inscrire dans les opritchniks. Car, qu'est-ce que les opritchniks? continua Ivan en regardant autour de lui et en élevant la voix pour être entendu de tous. Je suis placé par Dieu à la tête du peuple orthodoxe pour le cultiver comme le maître de la vigne. Mes boyards, ma douma, mes okolnitchis ont refusé de m'aider dans cette œuvre, ils ont médité ma perte; j'ai repris alors ma vigne de leurs mains, je l'ai confiée à d'autres et ces autres sont les opritchniks. J'en fais maintenant juge tout le monde: que mérite un invité qui arrive au festin sans être revêtu d'habits de fête? Comment s'expriment à son sujet les Saintes Écritures? «Après lui avoir lié les mains et les pieds, prenez-le et jetez-le dans les ténèbres où on n'entend que des pleurs et des grincements de dents!»

Ivan parla ainsi et le peuple écoutait en silence ce nouveau commentaire de la parabole de l'Évangile; il n'aimait pas Viazemski, mais il était cependant ému de cette chute subite du puissant favori. Pas un opritchnik n'osa aventurer une syllabe pour la défense de Viazemski; la terreur était peinte sur tous les visages. Seul Maliouta paraissait n'éprouver aucune émotion; ses yeux sanguinaires laissaient voir qu'il était disposé à exécuter sans délai les ordres du Tzar. Il n'y avait que la physionomie de Basmanof qui exprimât une joie féroce, qu'il s'efforçait vainement de masquer par de l'indifférence.

Viazemski jugea inutile de s'excuser. Il connaissait Ivan. Il se prépara à supporter courageusement les tortures qui l'attendaient; il tint à se montrer ferme et digne.

—Emmenez-le, dit le Tzar; je lui ferai infliger le même supplice qu'au brigand qui a osé s'introduire dans ma chambre à coucher et qui attend ma vengeance. Quant au sorcier qu'il fréquentait, qu'on le trouve et qu'on l'amène à la Sloboda. La question lui fera faire des aveux. La fureur du prince de ce monde est grande,—continua Ivan en levant les yeux au ciel,—pareil au lion rugissant, il rôde autour de moi cherchant à me dévorer et il trouve des complices même parmi mes proches. Mais j'ai confiance en Dieu et, avec son aide, je ne permettrai pas à la trahison de s'implanter en Russie.

Ivan descendit de l'estrade, monta à cheval et rentra au palais escorté par une troupe silencieuse d'opritchniks.

Maliouta s'approcha de Viazemski une corde à la main.

—Pardonne-moi, prince, lui dit-il avec un méchant sourire en lui liant les mains, nous autres valets, nous ne faisons qu'exécuter les ordres!—Et, assisté de sa garde, il emmena le prince en prison.

Le peuple se dispersa en silence en ne parlant qu'à demi-voix de ce qu'il venait de voir et d'entendre, et la place, naguère si pleine de monde, redevint déserte.

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