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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE VIII
LE BANQUET.

Dans une salle immense, éclairée par les deux côtés, entre des colonnes ornées de dessins et de fleurs, s'élevaient sur trois rangs de longues tables. Chaque rang comprenait dix tables; chaque table portait vingt couverts. Pour le Tzar, le Tsarévitch et les favoris une table à part avait été dressée au fond de la salle. On avait préparé pour les hôtes de longues banquettes recouvertes de brocart et de velours, pour le Tzar un grand fauteuil sculpté, orné de glands de perles et incrusté de pierres précieuses. Deux lions figuraient les pieds du fauteuil; le dossier doré et colorié était formé par un aigle à deux têtes, les ailes déployées. Au milieu de la salle, on voyait une énorme table carrée surmontée d'une étagère en chêne. Les épaisses planches qui la formaient étaient solides, les pieds massifs qui la portaient, inébranlables; une véritable montagne de vases d'or et d'argent s'y amoncelait. Il y avait là des bassins que quatre hommes avaient de la peine à soulever par leur anses ouvragées, de lourdes aiguières, des coupes incrustées de perles et des plats de diverses grandeurs avec des dessins ciselés. Il y avait des gobelets de cornaline, des cruchons fabriqués avec des œufs d'autruches, des cornes d'aurochs enchâssées dans de l'or. Entre les plats et les aiguières on voyait des vases d'or de formes bizarres, représentant des ours, des lions, des coqs, des paons, des grues, des unicornes et des autruches; et tous ces énormes plats, ces cornes, ces cruches, ces puisoirs, ces animaux et ces oiseaux étaient entassés et formaient un édifice en forme de triangle dont le sommet atteignait presque le plafond.

La foule brillante des courtisans entra gravement dans la salle et se plaça autour des banquettes. Il n'y avait en ce moment sur les tables que les salières, les poivrières, les saucières, des plats de viande froide accommodés à l'huile de chènevis, des concombres salés, des prunes et du lait aigre dans des terrines de bois.

Les opritchniks s'assirent, mais ils ne commencèrent à manger qu'après l'arrivée du Tzar. Bientôt les stolniki entrèrent dans la salle deux à deux et se rangèrent autour du fauteuil, derrière eux venaient le majordome et le grand échanson. Enfin les trompettes résonnèrent, les cloches du palais sonnèrent, le Tzar Ivan Vasiliévitch entra d'un pas lent.

Il était grand, bien fait, large d'épaules. Son long vêtement de brocart bigarré de dessins était brodé de perles et de pierres précieuses le long des coutures et sur les pans. A son collier de perles étaient attachées des médailles émaillées, représentant le Sauveur, la Mère de Dieu, les apôtres et les prophètes. Une grande croix ciselée suspendue à une chaîne d'or lui descendait sur la poitrine. Les hauts talons de ses bottes de maroquin rouge étaient garnis de fers argentés. Sérébrany fut frappé du grand changement qui s'était opéré dans l'extérieur d'Ivan. Son visage régulier était encore beau, mais ses traits étaient plus accentués, son nez busqué semblait plus proéminent, ses yeux brûlaient d'un feu sombre et sur son front on voyait des rides qui n'existaient pas auparavant. Ce qui frappa le plus le prince fut la disparition complète de la barbe et des cils. Ivan avait trente-cinq ans; il paraissait beaucoup plus âgé, l'expression de son visage n'était plus la même. C'est ainsi qu'un édifice change d'aspect après un incendie; les murs restent mais les ornements ont disparu, les fenêtres noircies ont un air inhospitalier, et les salles désertes servent d'asile aux esprits malins.

Toutefois, lorsqu'Ivan voulait plaire, son regard avait encore de l'attrait. Son sourire charmait même ceux qui le connaissaient et abhorraient ses cruautés. A ces dons heureux, Ivan réunissait une facilité extraordinaire d'élocution et il arrivait que des gens vertueux, en entendant le Tzar, étaient persuadés, pendant qu'il parlait, de la nécessité de ses terribles mesures et croyaient à la justice de ses châtiments.

A l'apparition d'Ivan tous se levèrent et s'inclinèrent profondément. Le Tzar traversa la salle lentement entre les rangées de tables, s'arrêta à sa place et, ayant parcouru du regard l'assemblée, il la salua dans toutes les directions. Il lut ensuite à haute voix une longue prière, se signa, dit le benedicite et s'assit dans son fauteuil: tous, sauf le majordome et six chambellans, suivirent son exemple.

Une multitude de serviteurs, en caftans de velours de couleur violette, brodés d'or, se rangèrent devant le souverain, s'inclinèrent profondément et défilèrent deux à deux pour aller chercher les mets. Ils revinrent bientôt portant sur des plats d'or deux cents cygnes rôtis.

Ce fut le commencement du repas.

La place occupée par Sérébrany était voisine de la table tzarienne; il était là avec les Boyards de province, c'est-à-dire ceux qui n'appartenaient pas à l'opritchna, mais que leur rang élevé avait fait appeler ce jour-là à la table du souverain. Sérébrany avait connu quelques-uns d'entre eux avant son départ pour la Lithuanie. De sa place il pouvait voir et le Tzar lui-même et tous ceux qui étaient à sa table. Il s'attrista en comparant l'Ivan qu'il avait quitté cinq ans auparavant avec celui qu'il retrouvait aujourd'hui assis au milieu de nouveaux favoris.

Le prince s'adressa à un de ses voisins, un boyard qu'il avait autrefois rencontré.—Quel est ce jeune homme assis à la droite du Tsar, si pâle et si morne?

—C'est le Tzarévitch Ivan Ivanovitch, répondit le boyard et, après avoir jeté un coup d'œil autour de lui, il ajouta tout bas:—Que Dieu ait pitié de nous! Il tient de son père et, malgré sa jeunesse, son cœur est déjà rempli de méchanceté; son règne ne nous consolera pas de celui-ci.

—Et ce jeune homme aux yeux noirs, au bout de la table, qui a une figure si affable? ses traits ne me sont pas inconnus, mais je ne me rappelle pas où je l'ai vu.

—Tu l'as vu, prince, il y a cinq ans, écuyer seulement; c'est Boris Godounof, le conseiller favori du Tzar, et il ira loin. Vois-tu, continua le boyard en baissant de plus en plus la voix, vois-tu à côté de lui cet homme à cheveux roux, aux larges épaules, qui ne regarde personne et qui fronce le sourcil en servant du cygne? sais-tu qui il est? C'est Grégoire Skouratof surnommé Maliouta; il est l'ami, le bras droit et le bourreau du Tzar. Ici, dans la confrérie c'est à lui, que Dieu nous pardonne! que le Tzar a confié le soin des vases sacrés. Il ne fait pas un pas sans lui: il n'y a que Boris dont l'influence rivalise avec la sienne;—et là, cet autre beau jeune homme au visage efféminé qui verse du vin pour le Tzar, c'est Théodore Rasmanof.

—Celui-là? demanda Sérébrany en reconnaissant l'opritchnik dont la démarche l'avait frappé dans la cour du palais et dont la plaisanterie cruelle avait failli lui coûter la vie.

—Lui-même. Le tzar l'aime beaucoup, dit-on, et ne peut s'en passer. Mais s'il y a quelqu'affaire grave, à qui demande-t-il conseil? ce n'est pas à lui, mais à Boris.

—C'est bien lui, dit Sérébrany, qui regardait Godounof, maintenant je me le rappelle, n'était-il pas chargé du carquois du Tzar?

—C'est cela, prince. C'était en apparence une fonction insignifiante, il a su cependant s'y mettre en évidence. Il arriva, un jour, qu'étant à la chasse il prit envie au Tzar de tirer de l'arc. Il y avait avec lui l'envoyé du khan Devlet-Mourza. C'était à qui planterait sa flèche dans un chapeau tatar élevé sur une perche à cent pas de la tente souveraine. On venait de terminer le repas, et les coupes avaient souvent fait le tour de la table. Ivan Vasiliévitch se lève et dit:—Donnez-moi mon arc, je ne tirerai pas plus mal que le tatar!—Celui-ci tout joyeux s'écrie: Allons, c'est dit. Tzar, mon enjeu est un troupeau de mille chevaux, et toi, quel est le tien?—La ville de Rézan, dit le Tzar, et il répéta: donnez-moi mon arc! Boris s'élança vers les piquets où était attaché le cheval qui portait le carquois; il sauta en selle, mais on vit le cheval ruer, se mâter, puis tout-à-coup prendre le mors aux dents et enfin tomber avec son cavalier. Au bout d'un quart d'heure, Boris revint, le carquois était brisé, l'arc cassé en deux, les flèches dispersées, Boris lui-même avait la tête fendue. Il descendit de cheval et se jetant aux pieds du Tzar:—Pardonne, Majesté, je n'ai pu me rendre maître du cheval, ton carquois est brisé!—Pendant ce temps, l'ivresse avait un peu passé. Allons, dit le Tzar, dorénavant, maladroit, tu n'auras plus la garde de mon carquois, mais je ne tirerai pas avec un autre arc que le mien.—Depuis cette époque, Boris monte toujours, et tu verras, prince, jusqu'où il ira. Quel homme! continua le boyard, en regardant Godounof; jamais il ne s'empresse, mais il est toujours là; jamais il ne redresse ni ne contrarie le Tzar, il suit sa route particulière, il n'a jamais été mêlé dans aucune affaire de sang, il n'a pris part à aucune exécution. Autour de lui le sang ruisselle et il est pur et blanc comme l'enfant à la mamelle, il n'est pas même inscrit dans l'opritchna. Celui-là, continua-t-il, en montrant un homme au mauvais sourire, c'est Alexis Basmanof, le père de Théodore, et là plus loin, Vasili Griazny et là-bas le père Levski archimandrite de Choudovo; que Dieu lui pardonne ses péchés! ce n'est pas un pasteur de l'église, mais un complaisant des passions mondaines.

Sérébrany écoutait avec curiosité et tristesse tout à la fois.

—Dis-moi, boyard, demanda-t-il, quel est ce grand blond, d'environ trente ans, avec des yeux noirs? Voilà déjà la quatrième coupe qu'il vide presque coup sur coup, et quelle coupe encore! Si cela lui fait du bien, il n'y a rien à dire, mais il ne paraît pas avoir le vin gai. Regarde comme il a les sourcils froncés, et ses yeux brillent comme l'éclair. Est-il fou! vois comme il hache la nappe avec son couteau!

—Celui-là, prince, tu dois le connaître, c'est un des nôtres. A la vérité, il est bien changé depuis que, pour sa honte et celle des siens, il est entré dans les Opritchniks, c'est le prince Athanase Viazemski. C'est le plus brave d'entre eux, mais il n'a pas la tête à lui.—Depuis que la passion s'est emparée de son cœur, il n'est plus reconnaissable, il ne voit rien, il n'entend rien, se parle à lui-même comme un insensé et tient devant le Tzar de tels discours qu'on en est épouvanté. Jusqu'à ce moment tout a bien marché pour lui, le Tzar le plaint. On dit que c'est l'amour qui l'a fait entrer dans les opritchniks.

Et le boyard se pencha vers Sérébrany, voulant vraisemblablement lui raconter plus en détail l'histoire de Viazemski, mais dans ce moment un maître d'hôtel s'approcha d'eux et dit en plaçant devant Sérébrany un plat de rôti:

—Nikita, lève-toi! Sa Majesté te fait l'honneur de t'envoyer ce plat de sa table.

Le prince se leva et, suivant la coutume, s'inclina profondément.

Alors tous ceux qui étaient à la même table que le prince se levèrent pareillement et saluèrent Sérébrany, en signe de félicitation pour la faveur que le Tzar lui avait faite. Le prince rendit à chacun un salut particulier.

Pendant ce temps, le maître d'hôtel retournait vers le Tzar et lui disait après un salut profond:

—Grand souverain! Nikita, s'étant levé, a reçu le plat et te rend hommage.

Quand les cygnes furent mangés, les serviteurs sortirent deux à deux de la salle et revinrent avec trois cents paons rôtis dont les queues déployées se balançaient au-dessus des plats en forme d'éventails. Après les paons vinrent les pâtés de poisson, les pâtés de volailles, des pâtés de viande, cuite et crue, des beignets de toutes sortes et différents gâteaux. Pendant que les convives mangeaient, les serviteurs remplissaient les coupes d'hydromel, de vin de cerises, de jus de groseilles, ou de genièvre. D'autres versaient des vins étrangers: du Romanée, du vin du Rhin, du Muscatelle. Des maîtres d'hôtel circulaient entre les tables, surveillant de tous côtés le service.

En face de Sérébrany était assis un vieux boyard contre lequel, disait-on, le Tzar avait une rancune. Le boyard savait qu'il avait déplu, mais il ne savait pas comment, et il attendait tranquillement son sort. Au grand étonnement de tous, le grand échanson Théodore Basmanof lui apporta, de ses propres mains, une coupe de vin.

—Vasili—lève-toi! dit Basmanof.—Sa Majesté te fait l'honneur de t'envoyer cette coupe.

Le vieillard se leva, s'inclina vers Ivan et but. Basmanof en retournant auprès du Tzar, lui dit:—Vasili, s'étant levé, a bu la coupe, il te baise les mains.

Tous se levèrent et saluèrent le vieillard; chacun s'attendait à lui voir rendre les saluts, mais le boyard resta immobile, sa respiration était difficile, il tremblait de tous ses membres. Tout à coup ses yeux se remplirent de sang, son visage devint bleu et il roula à terre.

—Le boyard est ivre, dit Ivan Vasiliévitch, qu'on l'emporte!—Un murmure parcourut l'assemblée, les boyards des provinces s'entre-regardèrent, puis baissèrent les yeux sur leurs assiettes sans oser proférer une parole.

Sérébrany frissonna. Il n'avait pu croire aux récits des cruautés d'Ivan; maintenant il avait lui-même été témoin de ses effroyables vengeances.

Un sort semblable m'attend peut-être, pensait-il. Cependant on emportait le vieillard et le repas continua comme si rien n'était arrivé. Les psaltérions résonnaient, les cloches bourdonnaient, les courtisans parlaient à haute voix et riaient à gorge déployée. Les serviteurs, jusqu'ici en livrée de velours, parurent maintenant en dolmans de brocart. Ce changement de tenue était un des luxes des festins du Tzar. Ils placèrent d'abord sur les tables diverses gelées, puis des grues posées sur des herbes aromatiques, des coqs en saumure avec du gingembre, des poules désossées et des canards aux concombres. Ensuite ils apportèrent diverses soupes au pain et trois sortes de soupes au poisson: bouillon blanc, bouillon noir et bouillon safrané. Après les soupes, on servit des gelinottes aux prunes, des oies au millet et des coqs de bruyère au safran.

Il y eut alors un temps d'arrêt dans le repas, pendant lequel on servit aux convives du miel, des confitures, et comme vins: de l'Alicante, du Bastre et du Malvoisie.

Les conversations étaient bruyantes, les éclats de rire retentissaient fréquemment, les têtes s'échauffaient. En examinant les figures des Opritchniks, Sérébrany aperçut, à une table écartée, le jeune homme qui, quelques heures auparavant, l'avait sauvé des étreintes de l'ours. Le prince interrogea ses voisins à son sujet, mais aucun des boyards ne le connaissait. Le jeune Opritchnik, le coude appuyé sur la table et la tête dans sa main, avait un air songeur et ne partageait pas la gaieté générale. Sérébrany allait questionner un des serviteurs qui passait, lorsque tout à coup il entendit derrière lui:

—Nikita, lève-toi! Sa Majesté te fait l'honneur de t'envoyer cette coupe.

Sérébrany frissonna; Théodore Basmanof, avec un sourire railleur, lui offrait une coupe.

Sans balancer une minute, le prince salua le Tzar et vida la coupe jusqu'à la dernière goutte. Tout le monde le regardait avec curiosité, lui-même attendait une mort inévitable et s'étonnait de ne point ressentir les effets du poison. Au lieu de froid et de tremblement, une chaleur bienfaisante parcourut ses veines et chassa de son visage la pâleur involontaire. La liqueur envoyée par le Tzar était un vieux et excellent Bastre. Le prince comprit alors clairement, ou que Ivan lui pardonnait sa faute, ou qu'il ne savait encore rien de l'injure faite à l'Opritchna.

Il y avait déjà plus de quatre heures que durait le festin et pourtant il n'était encore qu'à moitié. Ce jour-là les cuisiniers du Tzar s'étaient distingués. Jamais leur soupe au limon, leurs rognons à la broche, leurs goujons au mourlon, n'avaient aussi bien réussi. Ce qui surtout provoqua l'admiration générale, ce furent d'immenses poissons pêchés dans la mer Blanche et envoyés du monastère de Solovetz. On les avait transportés vivants dans de grands tonneaux; le voyage avait duré plusieurs semaines. Ces poissons pouvaient difficilement tenir sur des plateaux d'or et d'argent, que plusieurs hommes avaient peine à porter. L'art ingénieux des cuisiniers apparaissait ici dans tout son éclat. Les esturgeons étaient coupés et arrangés de telle sorte qu'ils représentaient des coqs, les ailes déployées, ou des serpents volants, la gueule ouverte. Les lièvres au vermicelle furent trouvés excellents, et les convives, quelque chargé déjà que fût leur estomac, ne laissaient passer ni les cailles avec une sauce à l'ail, ni les alouettes à l'oignon et au safran. Mais à un signe des maîtres-d'hôtel, on enleva le sel, le poivre, les saucières et tous les mets déjà servis. Les serviteurs sortirent deux à deux et reparurent dans une nouvelle tenue. Ils avaient remplacé leurs dolmans de brocart par des polonaises d'été en velours blanc, brodées d'argent et bordées de martre. Ce vêtement était encore plus riche et plus beau que les deux précédents. Revêtus de ce costume, ils transportèrent dans la salle un kremlin en sucre, pesant cinq pouds, et le placèrent sur la table du Tzar. Ce kremlin était orné avec beaucoup d'art. Les créneaux et les tours, les cavaliers et les piétons étaient très-bien rendus. Des kremlins semblables, mais moindres de trois pouds, furent placés sur les autres tables. Après les kremlins vinrent une centaine d'arbres dorés et coloriés, qui portaient, au lieu de fruits, des dragées, des pains d'épices et des petits pâtés sucrés. En même temps on servait des lions, des aigles et toutes sortes d'animaux en sucre fondu. Entre les kremlins et les autres pièces, s'élevaient des pyramides de pommes, de fraises et de noix du Volga. Mais personne ne toucha aux fruits; tous étaient rassasiés. Quelques-uns buvaient encore du Romanée, plutôt par habitude que par goût, d'autres sommeillaient, les coudes appuyés sur la table; beaucoup étaient couchés par terre, tous sans exception avaient ôté leurs ceintures et déboutonné leurs caftans. Le caractère de chacun était nettement à découvert.

Le Tzar n'avait presque pas mangé. Pendant la durée du repas, il avait beaucoup discuté, plaisanté avec ceux qui l'avoisinaient. Son visage conservait une expression bienveillante. Ou pouvait en dire autant de celui de Godounof. Boris avait goûté à tous les bons plats et ne s'était pas épargné les gobelets de vin fort; il était gai, amusait le Tzar et ses favoris par sa conversation spirituelle, mais on voyait qu'il se possédait parfaitement. Ses traits avaient la même expression en ce moment qu'au commencement du repas: un mélange de pénétration, d'humilité feinte et de confiance en soi-même. Après avoir embrassé d'un regard rapide la foule des courtisans ivres et endormis, Godounof sourit imperceptiblement et son visage exprima un instant le mépris.

Si le Tzarévitch avait peu mangé, il avait beaucoup bu; il restait silencieux et écoutait. Tout à coup, il interrompait celui qui avait la parole par une plaisanterie déplacée et offensante. C'était surtout Maliouta Skouratof qu'il prenait à partie, quoique celui-ci ne parût nullement goûter la plaisanterie. Son aspect inspirait l'effroi aux plus fermes. Son front était bas et comprimé, ses cheveux descendaient presque jusqu'aux sourcils. Les pommettes de ses joues et ses mâchoires, au contraire, étaient extrêmement développées, le crâne, étroit par devant, devenait, sans aucune gradation, énorme vers la nuque, et derrière les oreilles il y avait de telles protubérances que celles-ci disparaissaient. Ses yeux d'une couleur indécise, ne fixaient jamais directement quelqu'un, mais celui qui par hasard rencontrait leur regard terne en avait le frisson. Il semblait qu'aucun sentiment généreux, aucune pensée sortant du cercle des instincts animaux ne pouvait pénétrer dans cette étroite cervelle, couverte d'un crâne épais et de ces cheveux touffus pareils à des soies de sanglier. Dans l'expression de ce visage il y avait quelque chose d'inflexible et de désespéré. En regardant Maliouta, on sentait que tout effort pour chercher en lui un sentiment humain serait superflu. Et, en effet il s'était isolé moralement de tout le monde, il vivait à part, n'avait aucun ami, évitait toute relation affectueuse. Il avait cessé d'être un homme et s'était fait le chien du Tzar, prêt à déchirer sans aucun examen celui sur lequel Ivan le lançait.

Le seul côté par lequel Maliouta se rattachait à l'humanité, était son amour pour son jeune fils, Maxime Skouratof; et encore c'était là un amour de bête fauve, un amour inconscient, quoiqu'il pût atteindre jusqu'à l'abnégation. Cet amour doublait l'ambition de Maliouta. D'une extraction basse, l'envie le dévorait. L'éclat et la grandeur qui régnaient autour de lui, il les voulait sinon pour lui, du moins pour son fils et sa postérité. La pensée que Maxime, qu'il chérissait d'autant plus qu'il était son seul enfant, serait toujours aux yeux de la foule au-dessous de ces orgueilleux boyards, que lui Maliouta mettait à mort par douzaine, cette pensée le rendait fou. Il s'efforçait d'obtenir par l'or des distinctions auxquelles sa naissance ne lui permettait pas d'atteindre, et se livrait au meurtre avec une double volupté. Il se vengeait des orgueilleux boyards, s'enrichissait de leurs dépouilles et, s'élevant dans la faveur du Tzar, il pensait élever ainsi son fils bien-aimé. Cependant, indépendamment de ces calculs, le sang pour lui était un besoin et une jouissance. Beaucoup de personnes furent étranglées de ses propres mains et les légendes racontent que souvent, après les exécutions, il dépeçait les cadavres à coups de hache, de sa propre main, et en jetait les morceaux aux chiens. Pour achever le portrait de cet homme, il faut ajouter que, malgré son intelligence bornée, de même que les animaux carnassiers, il était extrêmement rusé, que dans les combats il se faisait remarquer par un courage extraordinaire, qu'il était soupçonneux comme tout misérable arrivé à un honneur immérité, enfin que personne ne savait se souvenir d'une offense comme Maliouta Skouratof-Bielski.

Tel était l'homme aux dépens duquel le Tzarévitch riait si imprudemment.

Une circonstance particulière donna beau jeu aux plaisanteries du Tzarévitch. Maliouta, tourmenté par l'envie et la vanité, avait depuis longtemps sollicité le bonnet de boyard; mais le Tzar, respectant quelquefois les usages, n'avait pas voulu abaisser la plus haute dignité de l'empire dans la personne de son favori de bas étage et avait laissé le solliciteur sans réponse. Skouratof avait rappelé sa demande au souvenir d'Ivan. Ce jour même, au moment où le Tzar sortait de sa chambre à coucher, il avait de nouveau exposé tous ses services et réclamé sa récompense. Ivan, après l'avoir écouté avec patience, s'était mis à rire et l'avait appelé chien. Le Tzarévitch faisait allusion à cet incident. S'il eût mieux connu Skouratof, il n'eût pas agi ainsi, l'imprudent!

Maliouta resta silencieux, mais il pâlit. Le Tzar remarqua avec déplaisir les rapports désagréables de son fils avec Skouratof. Afin de détourner la conversation, il s'adressa à Viazemski.—Athanase, dit-il d'un ton moitié plaisant, moitié sympathique, seras-tu encore longtemps dans le chagrin? Je ne reconnais plus mon bon Opritchnik, tant la passion l'a complétement changé.

—Viazemski n'est pas un Opritchnik, remarqua le Tzarévitch. Il soupire comme une jeune beauté. Tu devrais, mon seigneur et père, lui faire revêtir un sarafan et, rasé comme Théodore Basmanof, lui ordonner de chanter. Un luth lui conviendrait mieux qu'un sabre.

—Tzarévitch! s'écria Viazemski, si tu avais cinq années de plus et si tu n'étais pas le fils du Tzar, pour venger cette injure, je t'appellerais sur la place de Troitza à Moscou et Dieu lui-même déciderait qui des deux doit porter le sabre ou jouer du luth.

—Athanase! dit sévèrement le Tzar, n'oublie pas devant qui tu parles.

—Tzar Ivan Vasiliévitch, répondit audacieusement Viazemski, si je suis coupable, fais tomber ma tête, mais je ne permettrai pas au Tsarévitch de m'insulter.

—Non, dit d'une voix plus douce Ivan Vasiliévitch qui, à cause de sa jeunesse, tolérait les sorties de Viazemski, il encore trop tôt de couper la tête d'Athanase; qu'il continue à servir son souverain. Écoute plutôt le conte que m'a raconté la nuit passée l'aveugle Filka: «Dans Rostof la célèbre, dans cette ville superbe, vivait un bon jeune homme, Alexis Popovitch. Il aimait plus que la vie une jeune princesse dont je ne me rappelle pas le nom. Mais la princesse était mariée au vieux Tougarin Zmiévitch et, quoi que fît Alexis, il ne recevait que des refus.—Je ne t'aime pas, bon jeune homme; je n'aime que mon mari mon cher vieux Zmiévitch.—Bon, dit Alexis, tu m'aimeras aussi, ma colombe!—Il prit avec lui douze bons serviteurs, s'introduisit dans la demeure de Zmiévitch et enleva la jeune femme.—Je vois, bon jeune homme, que tu sais aimer, dit la princesse; tu as su m'obtenir par la force, et pour cela, je t'aime plus que la vie, plus que le jour, plus que mon vieux mari Zmiévitch!»

—Eh bien! Athanase, ajouta le Tzar en regardant fixement Viazemski, comment trouves-tu le conte de l'aveugle Filka?

Viazemski écoutait avidement les paroles du Tzar. Elles tombaient dans son âme comme des étincelles sur des gerbes de paille sèche, la passion brûlait dans son sein, ses yeux lançaient des flammes.

—Athanase, continua le Tzar, je vais ces jours-ci, en pèlerinage à Souzdal; tu iras, pendant mon absence, à Moscou trouver le boyard Droujina Morozof; demande-lui des nouvelles de sa santé et dis-lui que je t'ai envoyé le relever du ban dont je l'avais frappé… prends, ajouta-t-il d'un ton significatif, prends avec toi quelques opritchniks pour lui faire plus d'honneur!

Sérébrany vit de sa place le visage de Viazemski s'enflammer, une joie sauvage se répandre sur ses traits, mais il n'entendit pas les paroles échangées entre le prince et Ivan Vasiliévitch.

S'il eût deviné ce qui causait la joie de Viazemski, il eût oublié la présence du Tzar et, arrachant des murs un sabre tranchant, il eût fendu la tête du prince. Nikita eût péri à son tour. Mais il fut sauvé, cette fois encore, par le bruit des timbales, le bourdonnement des cloches et le murmure des conversations. Il ne sut pas ce qui rendait Viazemski si joyeux.

Enfin Ivan se leva. Tous les courtisans bourdonnèrent comme des abeilles regagnant leur ruche, et ceux qui pouvaient se tenir sur leurs jambes, s'approchèrent du Tzar pour recevoir des prunes sèches qu'il distribuait aux frères de sa propre main.

En ce moment, un opritchnik, dans un costume qui n'était pas celui des convives, pénétra à travers la foule et murmura quelque chose à l'oreille de Maliouta Skouratof.

Maliouta bondit et la rage se peignit sur son visage. Son mouvement n'échappa pas au regard perçant du Tzar qui demanda ce dont il s'agissait.

—Majesté! s'écria Maliouta, une chose incroyable! Une trahison, une révolte ouverte contre ta personne souveraine!

Au mot de trahison, le Tzar pâlit et ses yeux étincelèrent.

—Majesté, continua Maliouta, il y a quelques jours, j'ai envoyé dans les environs de Moscou un détachement pour observer comment les Moscovites observent tes usages impériaux. Un boyard inconnu, suivi de ses vassaux, est tout à coup tombé sur les hommes du détachement. Beaucoup ont été tués et mon écuyer a été grièvement blessé. Il est ici, aux portes du palais, fais-le appeler.

Ivan jeta un regard sur les opritchniks et lut sur tous les visages la colère et l'indignation. Alors ses traits prirent une étrange expression de plaisir et il dit d'une voix tranquille:—Qu'on l'appelle!

Aussitôt la foule se sépara et Mathieu Khomiak, la tête enveloppée, entra dans la salle.

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