Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE II
LES NOUVEAUX COMPAGNONS.
En chemin, Michée essaya plusieurs fois de découvrir ce qu'étaient ces inconnus, mais ceux-ci ou répondaient par des plaisanteries ou lui échappaient par un détour au moment où il croyait réussir.—Peuh! quelles gens! se dit-il à la fin, on dirait des anguilles! on croit les saisir par la queue et ils vous glissent entre les doigts.
Il commençait à faire sombre: Michée s'approcha du prince.—Boyard, dit-il, avons-nous bien fait de prendre avec nous ces gaillards? ils me paraissent bien rusés; on a beau causer avec eux, on ne peut rien en obtenir. Ils sont aussi vigoureux que Khomiak, et ne seraient-ce pas de mauvais drôles?
—Peut-être, dit le prince avec insouciance; en tout cas ils nous soutiendront si nous rencontrons encore ces opritchniks.
—C'est ce qui reste à savoir, petit père, le corbeau ne crève pas les yeux au corbeau, et je les ai entendus parler entre eux le diable sait dans quel langage, dont je ne comprenais pas un mot et qui pourtant paraissait du russe! tiens-toi sur tes gardes, boyard, le loup n'atteint pas le cheval en éveil.
L'obscurité augmentait. Michée se tut, le prince gardait pareillement le silence. On n'entendit plus que le bruit des sabots des chevaux sur la route.
On traversait une forêt. Un des inconnus entonna une chanson, dont le second disait le refrain.
Cette chanson, retentissant dans la nuit, au milieu des bois, après tous les événements de la journée, agit étrangement sur le prince: il devint triste. Il songeait au passé, à son départ de Moscou qu'il avait quitté cinq ans auparavant, et son imagination le transportait de nouveau dans cette église où, avant son départ, il avait entendu la messe et où, au milieu des chants solennels des murmures de la foule, il fut frappé par une voix tendre et sonore que n'avaient fait oublier ni le choc des épées ni le tonnerre des arquebuses lithuaniennes. «Adieu, prince, lui avait dit cette voix à la dérobée, je prierai pour toi.» Cependant les inconnus chantaient toujours, mais leurs paroles n'étaient pas en rapport avec les pensées du prince. Dans leur chanson il était question de la vie aventureuse des grands steppes et du Volga qui les traverse. Les voix tantôt se réunissaient, ou se séparaient, tantôt figuraient le cours lent d'une rivière, ou bien encore s'élevaient et s'abaissaient comme les vagues en fureur et enfin, montant de plus en plus, planaient dans les cieux comme l'aigle aux ailes déployées.
On éprouve une impression à la fois pénible et douce en entendant, au milieu des bois silencieux, par une calme nuit d'été, la poésie d'une chanson russe. On y sent une singulière tristesse, comme le sceau fatal du sort et de l'inflexible destin, un des principes fondamentaux de notre nationalité, par lequel on parvient à pénétrer beaucoup de faits qui paraissent incompréhensibles dans la vie russe; et que n'entend-on pas encore dans une longue chanson, au milieu d'une nuit d'été, dans une forêt silencieuse!
Un coup de sifflet interrompit la rêverie du boyard. Deux hommes bondirent derrière les arbres et saisirent la bride de son cheval, deux autres lui prirent les mains; toute résistance était impossible.
—Ah! scélérats! cria Michée, entouré également par des gens inconnus, ah! les neveux de sorcières! Ils nous ont trahis, les gredins!
—Qui va là? demanda une voix rude.
—Le fuseau de la grand'mère, répondit le plus jeune des nouveaux compagnons du prince.
—Dans le soulier du grand-père? dit la voix rude.
—Ne secouez pas les pommiers, laissez les épis pousser, c'est nous qui ferons la récolte, continua le compagnon du prince.
Les mains qui retenaient le boyard lâchèrent aussitôt prise et le cheval, rendu à la liberté, se remit à marcher au milieu des arbres.
—Tu vois, boyard, dit l'inconnu en s'approchant du prince, je t'avais bien dit qu'il était plus agréable de voyager à quatre qu'à deux. Maintenant nous allons seulement t'accompagner jusqu'au moulin; là nous te dirons adieu, tu y trouveras un gîte pour la nuit et de la nourriture pour les chevaux. Doloudof est à deux verstes tout au plus et de là on est bientôt à Moscou.
—Merci, camarade; si nous nous rencontrons une autre fois, je n'oublierai pas ce que je te dois.
—Ce n'est pas à toi, boyard, à te souvenir mais à nous. Il n'est pas probable que nous nous rencontrions jamais, mais si Dieu le permettait, n'oublie pas que l'homme russe se rappelle le bien qu'on lui a fait et que nous serons toujours tes fidèles serviteurs.
—Merci, enfant, mais ton nom, ne le diras-tu pas?
—J'ai plus d'un nom, répondit le plus jeune des inconnus. Pour le moment, je m'appelle Vanioukha Persten.
Bientôt les voyageurs atteignirent le moulin. Malgré la nuit, la roue tournait. A un coup de sifflet de Persten, le meunier apparut. On ne pouvait apercevoir sa figure dans l'obscurité, mais, à en juger par sa voix, c'était un vieillard.
—Oh! c'est toi, mon bienfaiteur, dit-il à Persten, je ne t'attendais pas aujourd'hui et surtout en compagnie. Pourquoi ne pourrais-tu pas suivre ta route jusqu'à Moscou? chez moi il n'y a ni avoine, ni pain, ni souper.
Persten dit quelque chose au meunier dans une sorte d'argot incompréhensible, le vieillard répondit dans le même langage et ajouta à demi-voix: Je serais enchanté, mais j'attends un hôte, et quel hôte! il n'y a pas à badiner avec lui.
—Et le magasin à farine?
—Il est encombré de sacs.
—Et la grange? écoute, frère, il faut trouver de la place, de l'avoine pour les chevaux et un souper pour le boyard; nous nous connaissons de vieille date, tu sais qu'il ne faut pas essayer de me tromper.
Le meunier conduisit, en grognant, les voyageurs dans le magasin à farine situé à une dizaine de pas du moulin et où, malgré les sacs, il y avait encore de l'espace.
Pendant qu'il allait prendre de la lumière, Persten et son compagnon prirent congé du boyard.
—Mais dites donc, camarades, demanda Michée, où vous trouver si pour l'affaire d'aujourd'hui on a besoin de votre témoignage?
—Demande au vent d'où il vient? répondit Persten. Demande à la vague qui roule quelle est sa demeure? nous sommes semblables à la flèche lancée par l'archer: là où elle s'enfonce, là est sa maison. Quant à notre témoignage, continua-t-il en souriant, il ne vaudrait rien pour Son Excellence. Mais si nous pouvons lui être utile pour quelqu'autre chose, tu viendras trouver le meunier; il te dira où l'on rencontre Vanioukha Persten.
—Vois-tu, le neveu d'une sorcière! murmura entre ses dents Michée: quels discours entortillés il nous fait là!
—Boyard, dit Persten en s'éloignant, suis mon conseil, quand tu seras à Moscou, ne te vante pas d'avoir voulu pendre l'écuyer de Maliouta Skouratof et d'avoir écorché sa peau.
—Voyez comme il le soutient, murmura de nouveau Michée!—laisse aller le coquin, ne le prends pas et maintenant ne te vante pas d'avoir voulu le pendre; comme on voit bien que ce sont des fruits du même arbre! sois tranquille, frère, ajouta-t-il à haute voix, notre prince n'a peur de personne; il n'a rien à craindre de ton Skouratof, il n'a à rendre compte de sa conduite qu'au Tzar seul.
Le meunier apporta une branche de pin allumée et la ficha dans la muraille: ensuite il alla chercher du tchi[4], du pain et un cruchon de bière. Il y avait dans ses traits un mélange étrange de bonté et d'avarice; ses cheveux et sa barbe étaient tout blancs, ses yeux d'un gris clair; les rides labouraient son visage dans tous les sens.
[4] Soupe nationale aux choux.
Après avoir soupé et récité leur prière, le prince et Michée s'étendirent sur des sacs; le meunier leur souhaita une bonne nuit, salua jusqu'à terre, éteignit la lumière et sortit.
—Boyard, dit Michée, quand ils furent seuls, il me vient à l'idée que nous avons eu tort de rester ici, il eût mieux valu continuer jusqu'à Moscou.
—Pour alarmer tout le monde au milieu de la nuit! descendre de cheval pour ouvrir les barrières à chaque entrée de rue!
—Mieux vaut être obligé d'ouvrir les barrières que de dormir dans un moulin du diable. Ce sont les brigands qui nous ont amenés dans ce moulin; dans quel abîme sommes-nous là tombés encore, le jour de Saint-Jean!
—Tu te trouves donc bien mal ici?
—Non, on est même assez bien couché, le tchi était bon et les chevaux ont de l'avoine à volonté; mais ce qui ne vaut rien c'est que le propriétaire est un meunier.
—Et qu'est-ce que cela fait qu'il soit meunier!
—Comment, dit Michée avec chaleur—ne sais-tu donc pas, prince, qu'il n'y a pas de meunier qui ne soit voué au diable depuis sa naissance? Crois-tu qu'il eût pu sans l'aide du malin maintenir sa chaussée? Oui, le diable est son aide, et sa tante est une sorcière.
—J'ai entendu parler de cela, on dit tant de choses. Mais ce n'est plus le moment de choisir, prenons ce que Dieu nous a envoyé.
Michée resta un moment silencieux, puis il bâilla, se tut encore un instant, puis demanda d'une voix déjà endormie:
—Et que penses-tu, boyard, de ce Mathieu Khomiak que tu as renversé de son cheval?
—Je pense que c'est un brigand.
—Et moi aussi et que penses-tu, boyard, de ce Vanioukha Persten?
—Je pense que c'est aussi un coquin.
—Oui, seulement il y a un peu de différence entre les deux. Lequel te paraît le moins coquin de Khomiak ou de Persten?
Et, sans attendre de réponse, Michée commença à ronfler. Bientôt le prince s'endormit également.