Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
CHAPITRE XXIX
LA CONFRONTATION.
Huit jours après la défaite des Tatars, le Tzar recevait dans sa chambre à coucher Basmanof, revenant de Rézan. Le Tzar connaissait déjà les détails de cette affaire, mais Basmanof croyait être le premier à l'en informer. Il espérait s'attribuer tout l'honneur de la victoire, profiter de l'impression que son récit ferait sur le Tzar, pour rentrer dans sa faveur. Ivan Vasiliévitch l'écoutait attentivement, égrenant son chapelet, s'amusant avec la bague de diamant qui ne quittait pas son doigt, mais lorsque Basmanof, ayant terminé son rapport, secoua ses boucles et dit d'un air suffisant: «Eh bien, sire, nous avons, ce semble, bien travaillé pour toi!»
Ivan leva les yeux et sourit.—Rien ne nous a coûté, continua Basmanof, ne te refuse donc plus, sire, à récompenser ton serviteur.
—Et que voudrais-tu, Fédia? demanda Ivan, en prenant un air de bonhomie.
—Fais-moi du moins okolnitchi, afin que le monde ne m'insulte plus.
Ivan le regarda fixement.
—Et comment récompenserai-je Sérébrany? demanda-t-il subitement.
—Le rebelle? répondit Basmanof en masquant son trouble par son impudence habituelle, mais par la potence! Ne s'est-il pas échappé de prison et n'a-t-il pas failli tout compromettre avec ses bandits? S'il n'avait pas donné l'éveil aux Tatars, nous les aurions tous enveloppés comme des alouettes dans un filet.
—Est-ce bien vrai? je crois, au contraire, que sans lui les Tatars t'auraient parfaitement pris et garrotté, comme tu dois y être habitué.
—Je ne suis habitué qu'à souffrir pour toi, répondit insolemment Basmanof, et ne le suis pas à m'en entendre remercier. Godounof, Maliouta, Viazemski ne te servent pas comme moi, et cependant tu ne leur refuses aucune grâce.
—Assurément ils ne me servent pas comme toi. Comment pourraient-ils lutter avec toi dans la danse?
—Sire, répondit Basmanof perdant patience, si je te suis désagréable, congédie-moi tout-à-fait.
Basmanof s'imaginait qu'Ivan allait le retenir, mais les absences qu'il avait faites, avaient nui à son influence: Ivan avait eu le temps de se déshabituer de lui, et les autres favoris, surtout Maliouta, froissés par l'arrogance de Basmanof, en avaient profité pour le perdre dans l'esprit du Tzar. Basmanof avait calculé à faux; son dépit ne faisait qu'amuser le Tzar.
—Qu'il en soit ainsi, dit-il avec une feinte tristesse, je m'ennuierai bien sans toi, les affaires de l'État en souffriront sans doute, mais enfin je ne saurais te retenir et tâcherai de m'en tirer comme je pourrai. Pars, Fédia, pour les quatre coins du monde. Je ne veux pas te violenter.
Basmanof ne put dissimuler davantage. Gâté par ses précédentes relations avec Ivan, il laissa éclater sa fureur.
—Merci, sire, dit-il, merci de ton hospitalité, merci de chasser ton serviteur comme un vieux chien. Je raconterai tes gracieusetés, ajouta-t-il imprudemment, dans toute la Russie. Que d'autres te servent comme t'a servi Fédia! J'ai commis bien des péchés à ton service, hormis un seul, celui de la sorcellerie.
Ivan Vasiliévitch continuait à sourire, mais à ce dernier mot son visage changea.
—La sorcellerie, demanda-t-il avec une surprise prête à se changer en colère, mais qui est-ce qui ici a recours à la sorcellerie?
—Mais ton Viazemski, répondit Basmanof, en soutenant le regard du Tzar. Oui, continua-t-il sans se troubler par l'expression menaçante d'Ivan, tu es seul, paraît-il, à ignorer que lorsqu'il va à Moscou, il va, la nuit, dans la forêt faire des sortiléges au moulin et, s'il en fait, ce n'est évidemment qu'au détriment de ta majesté.
—Mais comment le sais-tu? demanda le Tzar en plongeant sur Basmanof un regard scrutateur.
Cette fois Basmanof eut peur.
—Je ne l'ai appris qu'hier de ses valets, dit-il précipitamment; si je l'avais su plus tôt, j'en aurais aussitôt informé ta majesté.
Le Tzar se mit à réfléchir.
—Va, dit-il, après un court silence, j'examinerai cette affaire, mais ne quitte pas la Sloboda sans mon ordre.
Basmanof sortit, content d'avoir semé dans l'esprit d'Ivan un germe de soupçon sur l'un de ses rivaux, mais très-préoccupé de la froideur du souverain.
Peu après, le Tzar passa de sa chambre à coucher dans celle des réceptions et, entouré d'opritchniks, se mit à écouter les boyards arrivés de Moscou et d'autres villes. Après leur avoir donné ses ordres, causé avec quelques-uns d'entre eux des affaires de l'État, des relations avec les puissances étrangères, des mesures à prendre pour arrêter l'invasion tatare, Ivan demanda s'il n'y en avait pas encore qui sollicitassent une audience.
—Le boyard Droujina Morozof, répondit un stolnik, se prosterne à tes yeux et te supplie de lui permettre de se présenter devant toi.
—Morozof! dit Ivan, il n'est donc pas brûlé dans l'incendie? Le vieux chien a la vie dure. J'ai mis un terme à sa disgrâce; il n'a qu'à entrer.
Le stolnik sortit, puis la foule des courtisans s'écarta et Droujina Andréevitch, soutenu par deux amis, s'approcha du Tzar et tomba à ses genoux.
Tous n'avaient d'yeux que pour le vieux boyard. Son visage était pâle, amaigri; son front portait la balafre faite par le sabre de Viazemski, mais ses yeux enfoncés avaient conservé leur expression ordinaire de fermeté et ses sourcils froncés dénotaient la même obstination. Contrairement à l'étiquette de la Cour, son costume était modeste. Ivan regardait Morozof sans prononcer une parole. Celui qui savait lire dans le regard du Tzar y découvrait sans peine une haine cachée et la joie de voir son ennemi terrassé, mais celui qui ne le connaissait pas pouvait le croire bienveillant.—Droujina Andréevitch, dit-il avec solennité mais douceur, je t'ai remis dans mes bonnes grâces, pourquoi ces vêtements sombres?
—Sire, répondit Morozof toujours à genoux, il ne convient pas que celui auquel les opritchniks ont brûlé la maison et enlevé la femme se couvre de brocart. Sire, continua-t-il, d'une voix ferme, je viens te demander justice contre ton opritchnik Athanase Viazemski.
—Lève-toi, dit le Tzar, et expose-moi tes griefs. Si un des miens t'a fait tort, je l'en punirai quand même il serait de mes plus proches.
—Sire, continua Morozof sans se lever, fais venir Viazemski; qu'il te réponde devant moi.
—Ta demande est juste, dit le Tzar après un moment de réflexion. Le prévenu doit savoir ce que dit le plaignant. Qu'on amène Viazemski. Et vous, dit-il en s'adressant aux commensaux de Morozof qui s'étaient reculés, soulevez votre boyard, faites-le asseoir sur un banc; qu'il attende l'accusé.
Plus de deux mois s'étaient écoulés depuis la destruction de la maison de Morozof. Viazemski avait eu le temps de guérir ses plaies. Il résidait comme auparavant à la Sloboda, mais ignorant le sort d'Hélène qu'aucun de ses émissaires n'était parvenu à découvrir, il était encore plus sombre que naguère, n'apparaissait que rarement au palais sous prétexte de faiblesse, n'assistait plus aux festins et plusieurs avaient cru remarquer en lui des signes de folie. Son abstention des prières et des joies communes déplaisait à Ivan; mais, sachant l'insuccès de l'enlèvement de la boyarine, il attribuait la conduite de Viazemski aux tourments de la passion et était indulgent pour lui. Cependant, depuis sa conversation avec Basmanof, Viazemski lui parut suspect. La plainte de Morozof lui offrait une bonne occasion pour éclaircir ses soupçons; c'est pourquoi il l'accueillit avec plus de bienveillance que les courtisans ne s'y attendaient.
Viazemski ne tarda pas à paraître. Son extérieur était aussi bien changé. Il semblait avoir vieilli de plusieurs années, ses traits étaient tirés, sa vie semblait s'être concentrée dans ses yeux brillants et anxieux.
—Approche, Athanase, dit le Tzar, et toi aussi, Droujina; expose ta plainte, parle sans crainte, raconte comment les choses se sont passées.
Droujina Andréevitch s'approcha du Tzar au même instant que Viazemski; mais ne daignant pas le regarder, il exposa en détail toutes les circonstances de l'attaque.
—Est-ce ainsi que cela a eu lieu? demanda le Tzar en se tournant du côté de Viazemski.
—Oui, dit Viazemski, étonné de l'interrogation du Tzar qui n'ignorait rien de cela depuis longtemps.
Le visage d'Ivan Vasiliévitch se rembrunit.
—Comment as-tu pu commettre cela? dit-il en jetant sur Viazemski un regard sévère; est-ce que je permets à mes opritchniks de piller?
—Tu sais, sire, répondit Viazemski, encore plus étonné, que ce n'est pas par mon ordre que la maison a été saccagée et que si j'ai enlevé la boyarine ce n'est qu'avec ton autorisation.
—C'est moi qui t'ai autorisé? dit le Tzar en appuyant sur chaque mot. Quand t'ai-je autorisé?
Ici Viazemski comprit que c'était en vain qu'il voulait s'appuyer sur l'allusion que le Tzar lui avait faite pendant le festin, allusion par laquelle il s'était cru en droit d'enlever Hélène violemment. Ne devinant pas encore le but que pouvait avoir le Tzar de se rétracter, il sentit qu'il devait changer de système de défense. Il ne s'y décida pas par pusillanimité et pour conserver une vie qui courait toujours des périls avec le caractère mobile du Tzar, mais parce qu'il n'avait pas encore abandonné tout espoir de retrouver Hélène et que pour arriver à ce résultat aucun effort ne lui coûtait.
—Soit, dit-il, je suis coupable devant toi, tu ne m'as pas autorisé à enlever la boyarine. Voici comment cela s'est passé. Tu m'as envoyé à Moscou pour annoncer à Morozof qu'il rentrait en grâce. Tu sais qu'il m'en voulait depuis longtemps, car j'avais recherché sa femme. Lorsque j'arrivai chez lui, il résolut avec Nikita Sérébrany de m'assassiner. Après dîner, ils tombèrent sur moi à l'improviste avec leurs valets, nous nous défendîmes; la boyarine, connaissant le caractère de son mari, eut peur de rester avec lui et me pria de l'emmener. Elle est partie de son plein gré; dans la forêt, mes blessures me firent perdre connaissance; pendant mon évanouissement, elle disparut je ne sais comment. Sans doute, Morozof l'a retrouvée, l'a cachée ou peut-être l'a fait périr. Ce n'est pas à lui de se plaindre de moi, c'est moi, au contraire, qui me plains, père, de ce qu'il a porté la main sur moi sous son propre toit avec Sérébrany.
Le Tzar ne s'attendait pas à cette volte-face. La calomnie était évidente, mais il ne convenait pas à Ivan de la démasquer. Pour la première fois, Morozof leva les yeux sur son ennemi.
—Tu mens, chien maudit! dit-il en le toisant des pieds à la tête, chacune de tes paroles est un absurde mensonge; je suis prêt à certifier mon innocence en baisant la croix. Sire, ordonne à ce damné de me rendre mon épouse Hélène Dmitriévna à laquelle je suis légitimement uni selon les canons de la sainte Église.
Ivan regarda Viazemski.—Qu'as-tu à répondre à cela? lui demanda-t-il en conservant l'extérieur impartial du juge.
—Je l'ai déjà déclaré, sire, j'ai emmené Hélène sur sa propre prière. Le sang que je perdais me fit perdre connaissance, mes gens me trouvèrent évanoui: je n'avais plus auprès de moi ni mon cheval ni la boyarine; on me transporta au moulin, chez le sorcier; il arrêta mon sang. Je ne sais rien de plus.
Viazemski ne se doutait pas qu'en parlant du moulin il fortifiait les soupçons que Basmanof avait semés dans son esprit; Ivan ne fit pas semblant d'attacher une grande importance à ce détail, mais il en prit bonne note pour en user au besoin et continua à garder son sang-froid.
—Tu as entendu, dit-il à Viazemski, Morozof est prêt à témoigner sur la croix de la vérité de ses paroles. Comment te justifieras-tu auprès de lui?
—Le boyard est libre de me calomnier, répondit Viazemski, déterminé à se défendre jusqu'au bout, de mon coté je baiserai la croix.
Un murmure parcourut l'assistance. Tous les opritchniks savaient comment avait eu lieu l'attaque et, quelqu'endurcis qu'ils fussent au crime, peu d'entre eux se seraient décidés à un faux serment. Ivan lui-même fut surpris du cynisme de Viazemski, mais il comprit à l'instant même qu'il pouvait en profiter pour perdre Morozof qu'il abhorrait, en conservant en même temps l'apparence d'un jugement équitable.
—Frères, dit-il, en s'adressant à l'assistance, vous êtes témoins que je n'ai cherché qu'à découvrir la vérité. Je n'ai pas l'habitude de condamner sans justification. Mais dans une même cause, les deux parties ne peuvent pas baiser la croix; l'un des deux commettrait un parjure. Je suis un bon pasteur, je dois empêcher mes brebis de s'égarer, je ne puis laisser personne perdre son âme. Que le jugement de Dieu décide entre Morozof et Viazemski! Je les somme de se rencontrer ici dans dix jours sur la place Rouge. Qu'ils y viennent chacun accompagné de leurs avocats et de leurs répondants. Celui auquel Dieu aura donné la victoire sera justifié devant moi; celui qui n'aura pas supporté le combat, quand même il en sortirait vivant, sera immédiatement mis à mort par la main du bourreau.
Cette décision produisit sur l'assistance une profonde impression. Aux yeux de la plupart, elle équivalait pour Morozof à une condamnation à mort. Il était impossible de supposer que le vieux boyard pourrait avoir le dessus sur le jeune et vigoureux Viazemski. Tous s'attendaient qu'il allait décliner le duel, demander au moins à y être remplacé. Mais Morozof salua le Tzar et dit d'une voix tranquille:—Sire, qu'il soit fait selon ta volonté. Je suis vieux et malade, il y a longtemps que je n'ai porté d'armure, mais dans le jugement de Dieu c'est le bon droit qui l'emporte. J'ai confiance en Dieu, il ne m'abandonnera pas, il manifestera à tes yeux et à ceux de tout le monde l'iniquité de mon adversaire.
Lorsque Viazemski entendit la sentence du Tzar, il se sentit tout joyeux et ses yeux éclataient d'espoir, mais l'assurance de Morozof le troubla un peu. Il se souvint que, selon l'opinion générale, dans ces sortes de combats Dieu accorde toujours la victoire du bon côté et il douta de son succès. Cependant, refoulant son trouble momentané, il salua également le Tzar et dit:—qu'il soit fait selon ta volonté, sire!
Allez, dit Ivan, chercher des répondants, dans dix jours, au lever du soleil, soyez tous deux sur la place Rouge et malheur à celui qui ne soutiendra pas le combat!
Jetant sur tous deux un profond et indéfinissable regard, le Tzar se leva, rentra dans ses appartements intimes, et Morozof sortit du palais avec une grande dignité, accompagné de ses amis, sans regarder les opritchniks qui l'entouraient.