Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle
IVAN LE TERRIBLE
OU LA RUSSIE AU XVIe SIÈCLE
CHAPITRE PREMIER
LES OPRITCHNIKS.
L'année de la création 4013 et de la rédemption 1565, par une accablante journée d'été, le 28 juin, le jeune prince Nikita Sérébrany arrivait au village de Medvedevka à trente verstes de Moscou. Il était suivi d'une troupe de guerriers et de vassaux.
Le prince venait de passer cinq années entières en Lithuanie. Le tzar Ivan l'avait envoyé chez le roi Sigismond pour signer une paix durable. Dans cette circonstance le choix du tzar avait été malheureux. Le prince Nikita soutint sans doute avec énergie les intérêts de son pays et, sous ce rapport, aucun autre ambassadeur n'eût mieux rempli sa mission, mais Sérébrany n'était pas né pour les négociations. Rejetant les finesses de la science diplomatique, il voulut conduire l'affaire simplement et, au grand chagrin des secrétaires qui l'accompagnaient, il ne leur permit aucun détour. Les conseillers du roi, déjà prêts à faire des concessions, profitèrent promptement de la franchise du prince; ils surent lui arracher le secret de son côté faible et augmentèrent d'autant leurs prétentions. Alors il perdit patience: en pleine diète, il frappa du poing sur la table et déchira le traité qui n'attendait que sa signature. «Vous et votre roi, s'écria-t-il, êtes des gens à double face! Je vous parle selon ma conscience et vous ne pensez qu'à me tromper par vos ruses!» Cette violente apostrophe anéantit en un instant tous les résultats obtenus dans les précédentes conférences et Sérébrany n'eût pas échappé au courroux de son maître si, par bonheur pour lui, ne fût arrivé le même jour, de Moscou, l'ordre de ne pas conclure la paix et de poursuivre les hostilités. Ce fut avec joie que Sérébrany quitta Vilna et changea son habit de velours contre une brillante cotte de mailles. Il montra qu'il était plus brave soldat qu'habile diplomate et sa valeur lui acquit une grande renommée aussi bien chez les Russes que chez les Lithuaniens.
L'extérieur du prince correspondait à son caractère. Les traits distinctifs de son visage, plutôt agréable que beau, étaient la simplicité et la franchise. Dans ses yeux d'un gris foncé, ombragés de cils noirs, un observateur aurait lu une décision extraordinaire et pour ainsi dire inconsciente, qui ne lui permettait pas de réfléchir une seconde au moment de l'action. Des sourcils hérissés, réunis l'un à l'autre, indiquaient un certain désordre et un manque de suite dans les idées; mais la bouche, bien dessinée et légèrement arquée, exprimait une inébranlable fermeté et le sourire une bonté sans prétention, presqu'enfantine, qui eût pu quelquefois faire douter de son intelligence, si la noblesse qui respirait dans chacun de ses traits n'eût garanti que le cœur sentait ce que l'esprit avait peut-être de la peine à comprendre. L'impression générale était en sa faveur et faisait naître la certitude qu'on pouvait hardiment se confier à lui dans toutes circonstances réclamant de la résolution et du dévouement.
Sérébrany avait vingt-cinq ans. Il était de stature moyenne, large d'épaules et mince de taille. Ses épais cheveux blonds, plus clairs que son visage brûlé, formaient un contraste avec ses sourcils et ses cils noirs. Une barbe courte, un peu plus foncée que ses cheveux, ombrageait légèrement les lèvres et le menton.
Le prince était joyeux en ce moment, il retournait dans son pays. Le temps était splendide, le soleil radieux; c'était un de ces jours où la nature semble en fête, où les fleurs paraissent plus brillantes, le ciel plus bleu, l'air plus transparent, où l'homme se sent léger, comme si son âme, ayant passé dans la nature, palpite sur chaque feuille ou se balance sur chaque brin d'herbe.
C'était une belle journée de juin; après un séjour de cinq ans en Lithuanie, le prince la trouvait plus belle encore. Dans les champs, dans les bois, il aspirait l'air de la Russie. Sérébrany s'était rallié au jeune Tzar Ivan. Sans hésitation comme sans arrière-pensée, il gardait avec loyauté son serment et nul n'eût pu ébranler son énergique dévouement à son prince. Quoique son cœur et ses pensées fussent tournés depuis longtemps vers son pays, si, à l'instant même, il eût reçu l'ordre de retourner en Lithuanie sans avoir vu ni Moscou ni ses parents, aussitôt il eût tourné bride sans murmure et se fût lancé avec son ardeur accoutumée dans de nouveaux combats. D'ailleurs, il n'était pas le seul à penser ainsi. Sur toute la terre russe, Ivan était aimé. On eût dit qu'avec son règne fortuné un nouvel âge d'or approchait pour la Russie; les moines, en relisant les annales, n'y trouvaient aucun prince comparable à celui-ci.
Un peu avant d'arriver au village, le boyard et ses gens entendirent de joyeuses chansons et, quand ils eurent atteint la palissade, ils virent qu'on y était en liesse. Aux deux bouts de la rue, les jeunes garçons et les jeunes filles formaient des rondes autour d'un bouleau orné de morceaux d'étoffes de différentes couleurs. Les danseurs, garçons et filles, portaient des guirlandes de verdure. Les rondes chantaient tantôt ensemble, tantôt tour à tour, simulant parfois une querelle. Le rire des jeunes filles retentissait bruyamment au milieu des chants, et les chemises bigarrées des garçons ressortaient gaiement au milieu de la foule. Des volées de pigeons voltigeaient d'un toit à l'autre. Tout était en mouvement, le bon peuple russe s'amusait.
Près de la palissade, le vieil écuyer du prince s'approcha de son maître.
—Regarde! lui dit-il, regarde, prince, comme ils fêtent sainte Agrippine! Ne nous reposerons-nous pas ici? Les chevaux sont épuisés et nous-mêmes, après nous être restaurés, nous achèverons mieux notre route. Tu le sais bien, petit père, ventre vide n'est pas bon à grand'chose.
—Mais ne sommes-nous pas tout près de Moscou? dit le prince visiblement désireux de ne pas s'arrêter.
—Ah! petit père, tu as déjà fait aujourd'hui cinq fois la même question. Les bonnes gens t'ont répondu que d'ici nous avions encore quarante verstes. Ordonne, prince, qu'on se repose; en vérité les chevaux sont fatigués.
—C'est bien! dit le prince, reposez-vous.
—Holà, vous! cria Michée en se tournant vers les cavaliers. Pied à terre, détachez les marmites et allumez le feu!
Les cavaliers et les vassaux étaient sous les ordres de Michée; ils se hâtèrent d'obéir et se mirent à décharger les bagages. Le prince lui-même descendit de cheval et se débarrassa de son armure. Reconnaissant un homme de haut rang les jeunes gens arrêtèrent leurs chants, les vieillards se découvrirent et tous s'arrêtèrent, se demandant s'ils devaient continuer leurs jeux.
—Ne vous dérangez pas, braves gens, dit avec bienveillance Sérébrany, le gerfaut ne peut être à charge aux faucons.
—Merci, Boyard, répondit un vieux paysan. Puisque ta seigneurie n'éprouve pas de dégoût à se trouver parmi nous, assieds-toi sur le fossé et nous apporterons, si tu le permets, un pot d'hydromel; fais-nous, Boyard, cet honneur!—Sottes! continua-t-il en s'adressant aux jeunes filles, de quoi vous êtes-vous effrayées? Ne voyez-vous pas que c'est un Boyard avec sa suite et non des Opritchniks. C'est que, vois-tu, Boyard, depuis que l'Opritchna a envahi la Russie, notre frère a peur de tout; la vie est dure pour le pauvre monde. Et, à la fête, bois si tu veux, mais ne t'endors pas, chante, mais aie l'œil ouvert. Parfois ils tombent tout d'un coup on ne sait d'où, comme la neige du ciel.
—Quelle Opritchna? que sont ces Opritchniks? demanda le prince.
—Qui diantre le sait? Ils s'appellent gens du Tzar. Nous sommes gens du Tzar! des Opritchniks! et vous? des Serfs! A nous de vous piller et de vous rançonner; à vous de souffrir en silence et de vous incliner!—C'est la volonté du Tzar.
Le prince Sérébrany ne put se contenir.
—Le Tzar a ordonné d'outrager son peuple! Oh! ce sont des misérables. Mais qui sont-ils? Pourquoi ne garottez-vous pas ces brigands?
—Garotter des Opritchniks! Ah! Boyard, on voit que tu viens de loin, puisque tu ne les connais pas. Essaie de leur résister! Je me rappelle qu'un jour dix d'entre eux arrivèrent dans la cour d'Étienne Mikhailof. Étienne était aux champs, ils s'adressèrent à sa femme: donne ceci, donne cela. La vieille fournit ce qu'on lui demande et salue humblement. Mais encore: donne de l'argent, bonne femme! la vieille gémissait, que faire? elle ouvre le coffre, sort d'un chiffon deux pièces d'or et les leur donne en pleurant: prenez, seulement laissez-moi la vie. C'est peu! dirent-ils, et l'un des Opritchniks la frappe si fort à la tempe qu'elle expire. Étienne arrive des champs, et voit sa femme avec le crâne brisé; il ne peut se retenir, il accable de reproches les gens du Tzar: Vous ne craignez donc pas Dieu, scélérats! Je vous souhaite de ne trouver en l'autre monde aucun refuge! Pour toute réponse ils lancent un nœud coulant au cou du cher homme et le pendent à sa porte.
Nikita Romanovitch tremblait de colère.
—Comment! sur la route du Tzar, à deux pas de Moscou, des brigands pillent et égorgent les paysans! Mais que font donc vos sotski et vos starostes? Comment souffrent-ils que des aventuriers osent s'appeler gens du Tzar?
—Oui, affirma le paysan,—nous sommes gens du Tzar, tout nous est permis; vous, vous êtes des serfs! Et ils ont des chefs; ils portent des insignes: un balai de crin et une tête de chien. Ce sont donc réellement des gens du Tzar.
—Brute! s'écria le prince, n'aie pas l'audace de supposer que des assassins sont gens du tzar! Je n'en reviens pas, se dit-il à lui-même, des insignes? des opritchniks? Que signifie ce mot? Que sont ces gens? Quand j'arriverai à Moscou j'informerai de tout cela le Tzar. Qu'il me donne l'ordre de les poursuivre! Je ne les épargnerai pas, aussi vrai que Dieu est saint, je ne les épargnerai pas.
Pendant ce temps, la ronde avait repris sa marche.
Un jeune garçon représentait le futur, une jeune fille la fiancée; le garçon allait saluer les parents de la fiancée représentés également par des femmes, gens de la ronde.
—Monsieur mon beau-père, chantait le futur accompagné par le chœur, prépare-moi de la bière.
—Madame ma belle-mère, fais cuire des pâtés.
—Monsieur mon beau-frère, selle-moi un cheval. Puis se tenant par les mains, filles et garçons tournaient autour du futur et de sa fiancée, d'abord d'un côté, ensuite de l'autre. Le futur a bu la bière, mangé le pâté, a rendu le cheval fourbu et il chasse sa nouvelle parenté.
—Au diable le beau-père.
—Au diable la belle-mère.
—Au diable le beau-frère.
A chaque apostrophe, il pousse en dehors de la ronde tantôt un garçon, tantôt une fille.
Les paysans riaient aux éclats.
Tout-à-coup on entendit un cri perçant. Un enfant d'une douzaine d'années, tout couvert de sang, se jeta dans la ronde.
—Sauves-moi! cachez-moi, criait-il en s'attachant aux habits des paysans.
—Qu'as-tu, Vania? qui t'a blessé? Ne sont-ce pas encore les opritchniks?
En un instant les deux rondes se réunirent en un seul groupe qui entoura l'enfant, mais celui-ci, muet de terreur, pouvait à peine ouvrir la bouche.
—Là, là, disait-il d'une voix entrecoupée, derrière les potagers, je faisais paître mon veau… Ils ont fondu, se sont mis à tailler le veau avec leurs sabres; Dounka est venue: elle s'est mise à les supplier. Ils ont pris Dounka, l'ont entraînée avec eux et moi…
De nouveaux cris interrompirent l'enfant. Des femmes accouraient de l'autre extrémité du village.
—Malheur, malheur! criaient-elles, les opritchniks! fuyez, jeunes filles, cachez-vous dans les seigles! ils ont enlevé Dounka et Alenka et ont tué Serguévna.
En ce moment apparurent environ cinquante cavaliers le sabre au poing. En avant galopait un jeune homme à la barbe noire, revêtu d'un caftan rouge portant une casquette de peau de loup ornée d'un galon d'or. A la selle de son cheval était attachés un balai de crin et une tête de chien.
—Goida! Goida! hurlait-il, tuez le bétail, sabrez les moujiks, attrapez les filles, brûlez le village! suivez-moi, enfants, n'ayez compassion de personne!
Les paysans s'enfuyaient où ils pouvaient.
—Petit père boyard! s'écriaient ceux qui se trouvaient près du prince, n'abandonne pas des orphelins, protége des infortunés.
Mais le prince n'était plus là.
—Où est donc le boyard? demanda le vieux paysan en regardant de tous côtés. L'endroit où il était assis est froid! on ne voit plus ses gens! ils sont partis, les braves! oh malheur! nous sommes tous perdus!
Le jeune homme au caftan rouge arrêta son cheval.
—A moi, vieux barbon! il y avait ici une ronde, où sont cachées les filles?
Le paysan s'inclina en silence.
Au bouleau! cria la barbe noire. Il n'aime pas parler, qu'il garde le silence sur le bouleau.
Quelques cavaliers descendirent de cheval et passèrent un lacet autour du cou du paysan.
—Pères, bienfaiteurs! ne faites pas périr un vieillard, lâchez-le, seigneur, ne le tuez pas.
—Ah! ta langue s'est déliée, vieux sorcier! mais il est trop tard, frère, ne plaisante pas une autre fois; au bouleau!
Les opritchniks entraînèrent le paysan vers l'arbre de mort. En ce moment on entendit derrière les izbas quelques coups de fusil. Une dizaine d'hommes à pied se jetèrent, le sabre nu, sur les égorgeurs et en même temps les cavaliers de Sérébrany, débouchant par un angle de la rue, s'élancèrent, en poussant des cris, sur les opritchniks. Les gens du prince étaient deux fois moins nombreux, mais leur attaque fut si brusque et si inattendue que les opritchniks furent culbutés en un instant. Le prince lui-même désarçonna leur chef d'un coup de plat de sabre. Sans lui donner le temps de se remettre, il sauta de cheval, lui mit le genou sur la poitrine et le saisit à la gorge.
—Qui es-tu, coquin? demanda le prince.
—Et toi-même, qui es-tu? répondit l'opritchnik d'une voix étranglée et les yeux étincelants.
Le prince lui mit sur le front le canon de son pistolet.
—Réponds, misérable, ou je te tue comme un chien!
—Je ne suis pas à tes ordres, brigand, répondit l'homme à la barbe noire, sans montrer aucune crainte, tu seras pendu pour avoir osé porter la main sur les gens du Tzar!
Le chien du pistolet s'abattit, mais la pierre ne donna pas d'étincelle et l'homme terrassé resta vivant.
Le prince regarda autour de lui. Quelques opritchniks étaient étendus morts, les gens en garrottaient d'autres, le reste avait disparu.
—Attachez aussi celui-ci! dit le boyard et, regardant cette figure farouche mais intrépide, il ne put retenir un mouvement d'admiration. Quel beau gaillard! pensa-t-il, il est malheureux que ce soit un coquin.
L'écuyer Michée s'approcha du prince.
—Regarde, petit père, lui dit-il, en lui montrant un paquet de cordes terminées par des nœuds coulants. Regarde quels outils ils portent avec eux! On voit bien que ce n'est pas la première fois qu'ils font le métier d'étrangleurs et que ce sont des neveux de sorcières.
Les soldats amenèrent en ce moment au prince deux chevaux sur lesquels deux hommes étaient attachés. L'un d'eux était un vieillard dont la tête grise était couverte de cheveux crépus et le menton orné d'une longue barbe blanche; son camarade, jeune homme aux yeux noirs, paraissait avoir trente ans.
—Quels sont ces gens? demanda le prince. Pourquoi les avez-vous attachés à leurs selles?
—Ce n'est pas nous, boyard, mais les bandits qui les ont liés. Nous les avons trouvés derrière les potagers où ils étaient gardés à vue.
—Alors déliez-les et laissez-les aller!
Délivrés de leurs liens, les prisonniers étendirent leurs membres engourdis, mais, ne s'empressant pas de faire usage de leur liberté, ils restèrent à regarder ce qu'allaient devenir les vaincus.
—Écoutez, brigands, dit le prince aux opritchniks qu'on avait garrottés, dites, comment avez-vous osé prendre le nom de gens du Tzar? qui êtes-vous?
—As-tu les yeux crevés? répondit l'un d'eux, ne vois-tu pas qui nous sommes? c'est assez clair! Les opritchniks ne relèvent que du Tzar.
—Morbleu! cria Sérébrany: si vous faites cas de votre vie, répondez la vérité.
—Mais toi, tu tombes donc du ciel, dit avec un sourire railleur le jeune homme à la barbe noire. Tu n'as jamais vu d'opritchniks? d'où viens-tu donc? en tous cas, mieux eût valu pour toi de rester sous terre.
L'entêtement des brigands fit perdre patience à Nikita Romanovitch.—Écoute, jeune homme, dit-il,—ton courage m'a séduit, j'aurais voulu t'épargner; mais, si tu ne me dis pas à l'instant même qui tu es, aussi vrai que Dieu est saint, je vais donner l'ordre qu'on te pende.
Le brigand se redressa fièrement.—Je suis Mathieu Khomiak, répondit-il, écuyer de Grégoire Skouratof; je sers avec fidélité mon maître et le Tzar dans l'opritchna. Le balai que nous portons à notre selle, signifie que nous balayons la trahison de la terre russe, et cette tête de chien, que nous dévorons ses ennemis. Tu vois qui je suis; dis-moi maintenant à ton tour comment il faut t'appeler? de quel nom il faudra se souvenir quand on t'aura tranché la tête?
Le prince eût pardonné à l'opritchnik son audacieux langage,—l'impassibilité de cet homme en présence de la mort lui plaisait; mais Mathieu Khomiak calomniait le Tzar et Nikita Romanovitch ne pouvait souffrir cela. Il fit un signe à ses soldats. Accoutumés à obéir, émus eux-mêmes de l'audace des brigands, ceux-ci leur passèrent les nœuds coulants autour du cou et se disposèrent à exécuter sur eux la sentence qui peu auparavant avait menacé le pauvre paysan, lorsque le plus jeune des deux hommes que le prince avait fait détacher, s'approcha de lui.
—Permets-moi, boyard, de te dire un mot.
—Parle.
—Tu as fait aujourd'hui, boyard, une bonne œuvre, tu nous as délivrés des mains de ces fils de chien. Nous voulons payer ton bienfait par un bon conseil. Il est évident que tu n'as pas vécu à Moscou depuis longtemps. Nous, nous savons ce qui s'y passe maintenant. Écoute. Si tu tiens à la vie, ne fais pas pendre ces bandits, laisse-les aller. Mets aussi en liberté ce démon de Khomiak. Ce n'est pas dans leur intérêt, mais dans le tien, boyard. Si jamais ils nous tombent dans les mains, j'en jure par le Christ, je les pendrai moi-même. Ils n'échapperont pas à la corde, seulement ce n'est pas à toi à les envoyer au diable, mais à nos frères.
Le prince examinait l'inconnu avec étonnement. Ses yeux noirs exprimaient l'énergie et la pénétration, une barbe foncée couvrait toute la partie inférieure de son visage, qu'éclairaient des dents fortes, d'une blancheur éclatante. A en juger par son vêtement, ou pouvait le prendre pour un marchand ou un riche paysan, mais il parlait avec une telle assurance et paraissait si sincère en voulant mettre le boyard sur ses gardes, que celui-ci se mit à le considérer plus attentivement. Alors le prince reconnut que les traits de cet homme portaient l'empreinte d'une intelligence et d'une audace peu ordinaires. Son regard dévoilait un chef habitué à commander.
—Qui es-tu, jeune homme? demanda Sérébrany; et pourquoi plaides-tu la cause de gens qui t'avaient garrottés?
—Oui, boyard, si tu n'étais pas intervenu, c'est moi qui aurais été pendu; et cependant suis mon conseil, laisse-les aller; tu n'auras pas à t'en repentir quand tu arriveras à Moscou. Les temps sont bien changés, boyard. Si encore on avait pu les saisir tous! ceux-là de moins, il en restera toujours assez sur la terre russe; mais il y en a dix qui se sont sauvés; alors, si ce diable incarné de Khomiak ne retourne pas à Moscou, c'est toi qu'ils dénonceront, sois-en sûr!
Ces paroles peu intelligibles de l'inconnu n'eussent point persuadé le prince si sa colère ne se fût apaisée. Il réfléchit qu'une exécution sommaire de ces malfaiteurs n'aurait pas une grande utilité, tandis qu'en les livrant à la justice on pourrait peut-être découvrir leur bande entière. Après s'être enquis avec détail de la demeure du juge criminel le plus voisin, il donna l'ordre au chef des cavaliers de son escorte d'y conduire les prisonniers et déclara qu'il continuerait sa route seul avec Michée.
—Tu peux certainement envoyer ces chiens au juge criminel, dit l'inconnu,—seulement, crois-moi, le juge donnera l'ordre de les délivrer immédiatement. Il vaudrait mieux que ce fût toi qui leur donnât la clef des champs. Du reste, que ta volonté soit faite!
Michée avait tout écouté en silence et se grattait l'oreille. Quand l'inconnu eut terminé, le vieil écuyer s'approcha du prince et, après un profond salut, s'exprima ainsi:—Petit père,—ce jeune homme dit peut-être la vérité: le juge peut mettre en liberté ces brigands. Puisque, dans ta bonté, tu leur fais grâce de la corde, pour ne pas les laisser sans quelques souvenirs, permets qu'avant de les mettre en liberté on leur applique à chacun un demi-cent de coups de fouet afin de dégoûter ces neveux de sorcières du métier d'étrangleurs.
Et, prenant pour une approbation le silence du prince, il fit immédiatement conduire les prisonniers dans un lieu écarté où la punition leur fut appliquée avec autant d'exactitude que de rapidité (malgré les menaces et la rage de Khomiak).
—C'est une affaire très-bien entendue, dit Michée en revenant avec un air satisfait vers le prince; d'une part, la punition est légère, et de l'autre le souvenir sera durable.
L'inconnu lui-même parut approuver l'heureuse pensée de Michée. Il sourit en caressant sa barbe, mais bientôt son visage reprit son expression habituelle.
—Boyard, dit-il—si tu veux voyager avec ton seul écuyer, permets-nous, à mon camarade et à moi, de nous joindre à vous; la route est solitaire, il sera plus gai de voyager ensemble; d'un autre côté l'heure peut venir où nous aurons encore à travailler des mains et huit bras font plus de besogne que quatre.
Le prince n'avait aucun motif pour soupçonner ses nouveaux compagnons; il les autorisa à se joindre à lui et, après un moment de repos, les quatre cavaliers se mirent en route.