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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE VII
LA SLOBODA D'ALEXANDRA.

La route de Moscou à Troitza et à la Sloboda d'Alexandra présentait un tableau très-animé. Sans cesse galopaient les courriers du Tzar; des groupes de gens de toutes conditions suivaient à pied, allant en pèlerinage. Des détachements d'opritchniks passaient rapidement dans deux sens différents; des fauconniers, venus de la Sloboda, parcouraient les villages à la recherche de pigeons vivants; des marchands accompagnaient leurs marchandises, les uns assis sur les charrettes, les autres à cheval, surveillant les longs convois. Des troupes d'histrions s'en allaient portant sur leur dos des gouboks, des cornemuses et des balalaïkas[11]. Ils étaient couverts de haillons bigarrés et conduisaient avec eux des ours apprivoisés; ils chantaient et dansaient en demandant l'aumône aux riches voyageurs.

[11] Instrument musical national.

—Soyez compatissants, seigneurs, criaient-ils de toutes leurs forces. Dieu vous a confié les biens et les richesses, et à nous il nous ordonne de vivre de vos dons. N'abandonnez donc pas de pauvres malheureux, nos seigneurs!

—Nos pères, nos bienfaiteurs! criaient d'une voix traînante d'autres mendiants assis sur le bord de la route; que Dieu vous accorde une bonne santé! qu'il vous conduise en paix jusqu'à Troitza!

D'autres ajoutaient à ces paroles quelque grosse plaisanterie et souvent le voyageur, pour récompenser un propos comique, jetait une poignée de monnaie.

Fréquemment, les saltimbanques en venaient aux mains avec des bandes de misérables qui, des villes et des monastères environnants, s'en allaient à la Sloboda prendre part aux aumônes du Tsar. Des musiciens aveugles, conduits par des diseurs de bonne aventure, suivaient aussi la foule. C'était un tapage continuel. Les chevaux, les gens, les ours, hennissaient, criaient, grognaient. La route traversait une épaisse forêt; malgré la multitude de voyageurs, il n'était pas rare d'y rencontrer des voleurs armés qui tombaient brusquement sur les marchands et les dépouillaient complétement. Le brigandage dans les environs de Moscou s'était beaucoup multiplié depuis que les opritchniks avaient saccagé des villages entiers de laboureurs et détruit les fermes des bourgeois. Privés de pain et d'habitation, ces pauvres gens s'étaient joints à des bandes de malfaiteurs qui avaient leurs postes fortifiés dans les bois et qui, par leur nombre, étaient devenues réellement dangereuses. Quand les opritchniks saisissaient les brigands, ils les pendaient sans miséricorde; mais ceux-ci le leur rendaient avec usure. Du reste, les voleurs n'étaient pas les seuls à piller sur les routes: les saltimbanques et les mendiants, quand ils trouvaient, vers le soir, quelque convoi attardé, leur épargnaient cette besogne. C'étaient les marchands qui avaient le pire lot. Ils étaient dépouillés à la fois par les brigands, les histrions, les mendiants et les opritchniks; mais ils se consolaient avec ce proverbe: «La perte et le gain demeurent côte à côte» et ils continuaient leur voyage vers la Sloboda en disant: «Dieu est miséricordieux, nous finirons par arriver.» Et on l'expliquera comme on pourra, mais en fin de compte les marchands se retiraient toujours avec des bénéfices.

A Troitza, Sérébrany se confessa et reçut la communion. Ses gens en firent autant.

L'archimandrite, quand Sérébrany le quitta, lui donna sa bénédiction comme à quelqu'un qui va à la mort.

A trois verstes de la Sloboda, on rencontrait un cordon de gardiens qui arrêtaient les voyageurs et les interrogeaient sur leurs noms et sur les motifs qui les amenaient. Sérébrany et ses gens furent soumis à un interrogatoire minutieux sur le but de leur voyage; puis le chef de la troupe leur enleva leurs armes et quatre opritchniks montèrent à cheval pour les escorter. Bientôt on aperçut les façades peintes et les coupoles dorées du palais du Tzar.

Voici ce que dit au sujet de ce palais notre historien national[12], d'après le témoignage des étrangers contemporains:

[12] Karamzin, t. IX, ch. II.

«Dans ce château menaçant, environné de sombres forêts, le Tzar consacrait au service divin la plus grande partie de son temps, cherchant à calmer le trouble de son âme par de continuels exercices de dévotion: il imagina même de transformer son palais en monastère et ses favoris en moines. Il donna le nom de frères à 300 légionnaires choisis parmi les plus dépravés, prit le titre d'abbé, puis institua le prince Athanase Viazemski trésorier et Maliouta Skouratof sacristain. Après leur avoir distribué des calottes et des soutanes noires, sous lesquelles ils portaient des habits éclatants d'or, garnis de fourrures de martre, il composa la règle du couvent et prêcha l'exemple dans sa stricte observance. Voici la description de cette singulière vie monastique: A trois heures du matin, le Tzar, accompagné de ses enfants et de Skouratof, allait au clocher pour sonner matines: aussitôt tous les frères se rendaient à l'église: celui qui manquait à ce devoir était puni de huit jours de prison. Pendant le service, qui durait jusqu'à six ou sept heures, le Tzar chantait, lisait, priait avec tant de ferveur, que toujours il lui restait sur le front des marques de ses prosternations. A huit heures, on se réunissait de nouveau pour entendre la messe, et à dix, tout le monde se mettait à table excepté Ivan qui, debout et à haute voix, lisait de salutaires instructions. L'abondance régnait dans les repas: on y prodiguait le vin, l'hydromel et chaque jour paraissait un jour de fête. Les restes du festin étaient portés sur la place publique pour être distribués aux pauvres. L'abbé, c'est-à-dire le Tzar, dînait après les autres[13]; il s'entretenait avec ses favoris des choses de la religion, sommeillait ensuite, ou bien allait dans les prisons pour faire appliquer quelques malheureux à la torture. Ce spectacle horrible semblait l'amuser; il en revenait chaque fois avec une physionomie rayonnante de contentement. Il plaisantait, il causait avec plus de gaîté que d'ordinaire. A huit heures on allait à vêpres; enfin, à dix, Ivan se retirait dans sa chambre à coucher où, l'un après l'autre, trois aveugles lui faisaient des contes qui l'endormaient pour quelques heures. A minuit, il se levait et commençait sa journée par la prière. Quelquefois, on lui faisait à l'église des rapports sur les affaires du gouvernement; quelquefois, les ordres les plus sanguinaires étaient donnés au chant des matines ou pendant la messe. Pour rompre l'uniformité de cette vie, Ivan faisait ce qu'il appelait des tournées. Il visitait alors les monastères éloignés, allait inspecter les forteresses sur les frontières ou poursuivre les bêtes sauvages dans les forêts et les déserts, préférant, de toutes, la chasse à l'ours; mais dans tous les lieux, dans tous les instants, il s'occupait d'affaires; car, malgré leurs prétendus pouvoirs dans l'administration de l'État, les boyards de la commune n'auraient pas osé prendre la moindre décision sans sa volonté.»

[13] Faube rapporte (Geschichte des Deutschen Ordens in Livland) qu'il ne se mettait jamais à table qu'après avoir récité le Pater noster et béni le repas; c'est alors qu'il avait l'habitude de parler des lois de la confession grecque et autres. Il avait une pénétration d'esprit peu commune et un grand fonds de mémoire pour l'Écriture Sainte.

En entrant dans la Sloboda, Sérébrany s'aperçut que le palais ou monastère impérial était séparé des autres édifices par un fossé profond et un rempart. Il serait difficile de donner une idée de l'originalité et de la magnificence de cette demeure. Pas une fenêtre ne ressemblait à l'autre, pas une colonne n'était faite et ornée comme les suivantes; une multitude de coupoles couronnaient l'édifice. Elles se pressaient les unes sur les autres, s'amoncelaient et se pénétraient réciproquement. L'or, l'argent, les faïences peintes, semblables à de brillantes écailles, couvraient le palais du haut jusqu'au bas. Quand le soleil l'éclairait, de loin on ne savait si c'était un palais, un bouquet de fleurs géantes ou des oiseaux de paradis volant en troupes immenses et étendant au soleil leur plumage de feu!

Près du palais, s'élevaient l'imprimerie et la fonderie de caractères y attenant, l'habitation du directeur de cet établissement et le logis des ouvriers étrangers, appelés par Ivan d'Angleterre et d'Allemagne. Plus loin s'étendaient à perte de vue des dépendances où logeaient les tonneliers, les maîtres d'hôtel, les cuisiniers, les pannetiers, les palefreniers, les piqueurs, les fauconniers et toutes sortes de serviteurs, chacun dans un logement spécial.

Les églises de la Sloboda brillaient également par leurs richesses. La célèbre basilique de la Mère de Dieu était couverte à l'extérieur de peintures éclatantes. Sur chaque tuile brillait une croix et l'église entière semblait couverte d'un filet d'or.

Cette vision ravissante chassa pour un moment les idées noires qui n'avaient pas quitté Sérébrany pendant tout son voyage. Mais bientôt un spectacle désagréable rappela au prince sa position. Ils passèrent à côté du plusieurs potences placées les unes près des autres. Il y avait aussi des billots surmontés de haches toutes prêtes. Billots et potences étaient peints en noir et établis solidement non pour un jour, mais pour de longues années.

Quelque brave que soit un homme, il ne peut jamais rester indifférent à la pensée qu'une mort certaine l'attend, non une mort glorieuse au milieu du choc des épées et du tonnerre des canons, mais une mort obscure, honteuse, de la main d'un méprisable bourreau. Sérébrany, en passant près du lieu des exécutions, ne put réprimer une émotion qui, malgré lui, se refléta sur son visage. Ceux qui l'accompagnaient s'en aperçurent et se mirent à rire.

—Ce sont nos escarpolettes, boyard, dit l'un d'eux en montrant les potences; elles te plaisent donc beaucoup que tu ne les quittes pas des yeux!

Michée qui venait en arrière ne souffla mot, mais il se mit à siffler en secouant la tête.

Quand on eut atteint l'enceinte, le prince et ses compagnons mirent pied à terre et attachèrent leurs chevaux à des poteaux auxquels étaient vissés des anneaux pour cet usage. Les voyageurs entrèrent ensuite dans une cour immense remplie de mendiants. Ces mendiants priaient à haute voix, chantaient des psaumes et étalaient leurs plaies repoussantes.

L'intendant du Tzar, debout sur les marches du perron d'honneur, leur donnait au nom de son maître des aliments et de l'argent. Çà et là des opritchniks se promenaient dans la cour; d'autres, assis sur des bancs, jouaient aux échecs ou aux dés. Le costume des opritchniks présentait un contraste frappant avec les haillons des mendiants: les gardes du Tzar étaient couverts d'or. Chacun d'eux portait une calotte tatare de velours galonné, garnie de perles et de pierres précieuses; tous ressemblaient à des ornements vivants du palais enchanté avec lequel on eût dit qu'ils faisaient corps.

Un des opritchniks attira surtout l'attention de Sérébrany. C'était un jeune homme de vingt ans, d'une beauté extraordinaire, mais dont le visage avait une expression insolente et antipathique. Il était vêtu encore plus richement que les autres, il portait contre l'usage les cheveux longs; son visage était complétement imberbe et sa démarche trahissait une certaine négligence féminine. Les manières de ses compagnons avec lui étaient assez étranges. Ils lui parlaient comme à un égal et ne lui montraient aucune déférence particulière. Mais quand il s'approchait d'un groupe, ce groupe se dispersait incontinent et ceux qui étaient assis sur les bancs s'en allaient quand il venait s'y placer. On eût dit qu'ils voulaient l'éviter, ou que peut-être ils le craignaient. En voyant Sérébrany et Michée, il les considéra d'un regard hautain, appela ceux qui les avaient amenés et parut s'enquérir du nom des arrivants. Ensuite il fit un geste en regardant le prince, sourit et dit à voix basse quelque chose à ses camarades. Ceux-ci rirent également et se dispersèrent de divers côtés. Pour lui, il remonta le perron et, appuyant le coude sur la rampe, il continua à fixer sur Sérébrany un regard moqueur. Tout à coup une grande agitation se fit parmi les mendiants. Une masse d'entre eux se rejeta du côté du prince et faillit le renverser. Les mendiants fuyaient en poussant des cris; la terreur se montrait sur leurs visages. Le prince, d'abord étonné, comprit bientôt la cause de l'épouvante générale. Un ours monstrueux accourait en bondissant. En un instant, la cour fut déserte et Sérébrany resta seul en présence de l'animal. La pensée de fuir ne lui vint même pas à l'esprit. Plus d'une fois il s'était trouvé tête à tête avec pareil ennemi. Cette chasse était son amusement favori. Il s'arrêta: l'ours, les oreilles collées, s'élança sur lui pour le serrer entre ses pattes; le prince fit le mouvement de saisir son sabre, mais il n'avait pas de sabre; il ne songeait plus qu'il l'avait remis aux opritchniks avant d'entrer dans la Sloboda. En ce moment, le jeune homme qui regardait du perron, se mit à rire aux éclats. Oui, oui, dit-il, cherche ton sabre!

Un coup de patte de l'ours étendit le prince sur le sol, un second coup allait lui briser le crâne, mais à sa stupéfaction il ne reçut pas ce second coup, il se sentit au contraire arrosé d'un flot de sang.

—Lève-toi, boyard, dit quelqu'un en lui prenant la main.

Le prince se leva et vit un opritchnik qu'il n'avait pas remarqué auparavant; il paraissait avoir dix-sept ans et portait à la main un sabre ensanglanté. L'ours, la tête fendue, était étendu sur le dos à ses pieds.

L'opritchnik ne paraissait pas s'enorgueillir de sa victoire. Son doux visage portait l'empreinte d'une profonde tristesse. Après avoir constaté que l'ours n'avait pas blessé le prince et sans attendre de remerciements, il voulut se retirer.

—Brave jeune homme! lui dit Sérébrany, dis-moi ton nom, que je sache pour qui je dois prier Dieu.

—Qu'as-tu besoin de savoir mon nom, boyard? je ne l'aime pas ce nom, que Dieu m'en délivre!

Une réponse si étrange surprit Sérébrany, mais son sauveur s'éloignait déjà.

—Allons, prince, dit Michée en essuyant avec sa manche le sang de l'ours répandu sur le caftan de son maître, j'ai eu une belle peur! je commençais à crier Hou! Hou! afin que l'ours te lâchât pour se jeter sur moi, quand ce jeune homme, que Dieu le conserve! lui a ouvert le crâne. Vois-tu, c'est cette figure de fille aux yeux huileux qui nous regarde du perron qui a manigancé tout cela, le neveu d'une sorcière! mais où sommes-nous, ajouta Michée plus bas? a-t-on jamais vu pareille chose, les ours qui courent déchaînés dans la cour du Tzar!

La remarque de Michée était fondée, mais la Sloboda avait ses usages et rien ne s'y passait comme ailleurs.

Le Tzar aimait les combats d'ours. Quelques-uns de ces animaux étaient toujours gardés dans des cages pour sa distraction. De temps en temps, Ivan ou ses opritchniks ouvraient la cage de ces animaux quand la cour était pleine de monde, et s'amusaient de la terreur produite par cette apparition. Si l'ours estropiait quelqu'un, le Tzar donnait une gratification pécuniaire au blessé. Si la mort s'en suivait, l'argent était distribué aux parents, et le nom du malheureux était inscrit dans le nécrologe, afin qu'il fût prié pour son âme dans les monastères, comme pour celles des autres victimes des plaisirs ou de la colère du Tzar.

Bientôt sortirent du palais deux serviteurs qui vinrent dire à Sérébrany que le Tzar l'avait aperçu de sa fenêtre et qu'il voulait savoir qui il était. Après avoir transmis le nom du prince, les deux serviteurs revinrent et lui dirent: «le Tzar te souhaite une bonne santé et t'ordonne de venir t'asseoir à sa table tzarienne aujourd'hui même.»

Cette politesse ne fit aucun plaisir à Sérébrany. Ivan ne savait peut-être rien de l'affaire de ses opritchniks dans le village de Medvedevka. Peut-être aussi (et cela arrivait assez souvent) cachait-il sa colère pour un temps, sous un masque de bienveillance, afin que la punition soudaine, au milieu du banquet et de la joie, parût plus terrible au coupable. Quoi qu'il en fût, Sérébrany se prépara à tout et répéta mentalement une prière.

Ce jour était exceptionnel à la Sloboda d'Alexandra. Le Tzar, se préparant à partir pour un pèlerinage à Souzdal, avait annoncé qu'il dînerait avec les frères et ordonné d'inviter à sa table, en outre des trois cents opritchniks qui formaient sa société habituelle, quatre cents autres personnes, de sorte qu'il devait y avoir en tout sept cents convives.

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