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Ivan le terrible; ou, La Russie au XVIe siècle

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CHAPITRE XXXVII
LE PARDON.

Prévenu par Godounof, Nikita Romanovitch arriva à la cour du palais avec ses aventuriers.

Blessés, meurtris, déguenillés, les uns en caftan, les autres en pelisse, les uns en lapti, les autres pieds nus, plusieurs la tête bandée, tous sans bonnets et sans armes, ils se tenaient silencieux, collés les uns aux autres, attendant le réveil du Tzar.

Ce n'était pas la première fois que ces hardis gaillards voyaient la Sloboda; ils y avaient pénétré plus d'une fois déguisés tantôt en musiciens, tantôt en mendiants et en conducteurs d'ours. Plusieurs avaient participé au dernier incendie, lorsque Persten et Korchoun étaient venus délivrer Sérébrany. Il y avait là bien des figures de notre connaissance, mais plusieurs manquaient à l'appel: un grand nombre d'entre eux étaient tombés sur les champs de Rézan, quelques-uns avaient préféré continuer leur vie aventureuse. Il n'y avait là ni Persten, ni Mitka, ni le chanteur aux cheveux roux, ni le vieux Korchoun. Après son apparition à la Sloboda, le jour du jugement de Dieu entre Viazemski et Morozof, Persten avait disparu avec Mitka; le chanteur aux cheveux roux avait été assommé par Sérébrany; quant au vieux Korchoun, les chiens et les corbeaux se disputaient en ce moment son cadavre sur les murs du Kremlin…

Il y avait déjà deux heures que ces malheureux stationnaient là les yeux baissés, sans se douter que le Tzar les examinait par une lucarne percée au-dessus du perron et cachée par des ornements d'architecture. Personne n'ouvrait la bouche; les aventuriers ne causaient ni entre eux ni avec Sérébrany qui se tenait un peu à l'écart, absorbé par ses pensées, ne faisant aucune attention à la foule qui devenait de plus en plus compacte. Parmi les curieux se trouvait aussi la nourrice du Tzar. Appuyée sur son bâton, elle se tenait au perron, et regardait autour d'elle d'un regard éteint, attendant l'arrivée d'Ivan avec l'intention sans doute de l'empêcher par sa présence de commettre de nouvelles cruautés.

Après avoir contemplé à satiété de sa cachette les aventuriers et avoir souri à l'idée que leurs vies étaient entre ses mains et qu'ils devaient éprouver une affreuse angoisse, il apparut brusquement sur le perron entouré de quelques stolniks. A la vue du Tzar, vêtu de brocart doré, appuyé sur une espèce de crosse, les aventuriers se glissèrent sur leurs genoux et baissèrent leurs têtes.

Ivan garda quelque temps le silence.—Bonjour, vauriens, dit-il enfin, et regardant Sérébrany: et toi, l'apostropha-t-il, qu'es-tu venu faire à la Sloboda? tu t'es ennuyé d'être hors de prison!

—Sire, répondit modestement Sérébrany, je ne me suis pas évadé, ce sont ces gens qui m'ont emmené de force. Ce sont eux aussi qui ont écrasé le mourza Chikhmat, comme ta Majesté ne l'ignore sans doute pas. C'est ensemble que nous avons battu les Tatars, c'est ensemble que nous nous livrons à ton bon plaisir; fais-nous donner la mort ou gracie-nous, comme tu le jugeras dans ta sagesse.

—C'est donc pour le chercher que vous êtes venus naguère à la Sloboda, demanda Ivan aux brigands. D'où le connaissiez-vous?

—Sire, répondirent-ils à demi-voix, il avait sauvé notre ataman lorsqu'il faillit être pendu à Medvedevka. C'est l'ataman qui l'a tiré de prison.

—A Medvedevka! fit Ivan en souriant. Cela devait être lorsque tu as si bien fustigé Khomiak. Je me souviens de cette affaire. Je t'ai pardonné cette fois, mais tu as été en prison pour une récidive lorsque tu as de nouveau attaqué mes gens chez Morozof. Que réponds-tu à cela?

Sérébrany voulut s'excuser, mais la nourrice le prévint.

—Cesse d'énumérer ses fautes, dit-elle avec colère à Ivan. Au lieu de le récompenser de ce qu'il a refoulé les mécréants, de ce qu'il a défendu l'Église du Christ, tu t'ingénies à le trouver en défaut. Loup insatiable, tu n'as donc pas assez fait couler le sang à Moscou!

—Tais-toi, vieille, dit sévèrement Ivan, il ne t'appartient pas de me sermonner.

Tout en s'impatientant contre Onoufrevna, il tenait à ne pas l'exaspérer; il se détourna de Sérébrany et dit aux brigands, toujours agenouillés:

—Où est votre ataman? gibier de potence, qu'il avance!

Sérébrany se chargea de répondre pour eux.—Leur ataman n'est pas ici, sire; il est parti immédiatement après la bataille de Rézan. Je lui ai proposé de venir, mais il s'y est refusé.

—Il s'y est refusé! répéta Ivan. Ne serait-ce pas ce même aveugle qui a pénétré dans ma chambre à coucher avec un vieillard? Écoutez, vauriens! je ferai chercher votre ataman et le ferai empaler.

—C'est toi, grommela la nourrice, que les diables empaleront dans l'autre monde!

Le Tzar fit semblant de ne pas entendre et continua en s'adressant aux brigands:—Quant à vous, puisque vous vous êtes livrés à ma volonté, je vous fais grâce. Qu'on leur distribue cinq tonneaux d'hydromel. Eh bien! vieille bête, es-tu satisfaite?

La nourrice se mit à remuer les lèvres.

—Vive le Tzar! crièrent les brigands. Nous te servirons fidèlement, notre sang rachètera nos fautes.

—Qu'on leur donne à chacun, reprit Ivan, un bon caftan et une grivna. Je les enrôlerai comme opritchniks. Voulez-vous, gibier de potence, me servir comme opritchniks?

Quelques-uns hésitèrent, la majorité s'écria: Nous serons heureux de servir ta Majesté comme elle l'entendra!

—Qu'en penses-tu? dit Ivan d'un air satisfait à Sérébrany, feront-ils de bons soldats?

—Ils feront de bons soldats, Sire, seulement ne les enrôle pas dans les opritchniks.

Le Tzar crut que Sérébrany ne les jugeait pas dignes d'un tel honneur.—Lorsque je gracie, dit-il solennellement, je ne le fais pas à demi.

—Mais ce n'est pas gracier cela! repartit Nikita malgré lui.

Ivan le regarda avec étonnement.

—Sire, continua-t-il non sans quelque embarras, ils ont fait une bonne action; sans eux, les Tatars allaient peut-être s'emparer de Rézan.

—Mais alors pourquoi ne pas en faire des opritchniks? demanda le Tzar en fixant sur le prince son regard perçant.

—Parce que, balbutia Sérébrany, cherchant vainement quelques expressions qui pussent atténuer sa pensée, parce que, quelque tristes gens qu'ils soient, ils valent cependant mieux que tes mercenaires.

Cette hardiesse spontanée confondit Ivan. Il se souvint que ce n'était pas la première fois que Sérébrany lui parlait avec cette grande et surprenante franchise. Cependant, le prince, condamné à mort, était revenu de son plein gré à la Sloboda se livrer complétement à la merci du Tzar. On ne pouvait l'accuser d'insubordination; le Tzar ne savait plus comment interpréter cette insolente sortie lorsqu'un nouveau personnage attira son attention.

Un homme d'une soixantaine d'années, vêtu très-proprement, venait de se glisser dans les rangs des aventuriers et s'efforçait d'attirer l'attention de Sérébrany sans se faire remarquer du Tzar. Plusieurs fois, il avait furtivement allongé sa main pour saisir le pan de l'habit du prince, mais il n'y était pas parvenu.

—Quel est ce rat? demanda le Tzar en désignant l'inconnu.

Mais il avait déjà réussi à se perdre dans la foule.

—Écartez-vous, dit Ivan, attrapez-moi ce gaillard qui se cache derrière vous.

Quelques opritchniks se jetèrent dans la foule et tirèrent le coupable.

—Qui es-tu? demanda Ivan avec un regard soupçonneux.

—C'est mon écuyer, s'empressa de dire Sérébrany en reconnaissant son vieux Michée, il ne m'a pas vu depuis…

—Oui, oui, Sire, affirma Michée en bredouillant de crainte et de joie, sa Seigneurie dit la pure vérité… Je ne l'ai pas vu depuis le jour où il a été pris. Laissez-moi, Sire, contempler mon boyard. Bonté divine, Nikita Romanovitch, je désespérais de te revoir.

—Qu'avais-tu donc à lui dire? demanda le Tzar en continuant à regarder Michée avec défiance, pourquoi te cachais-tu?

—Je craignais tes opritchniks, tu sais toi-même ce que c'est que ces gens…

Michée se mordit la langue.

—Quels gens sont-ce donc? demanda Ivan en cherchant à donner à ses traits une expression bienveillante, parle sans crainte, vieillard, quels gens sont mes opritchniks?

Michée regarda le Tzar et se rassura.

—Mais des gens comme nous n'en avons jamais vus avant la campagne de Lithuanie. Sire, dit-il tout-à-coup entièrement rassuré par l'expression bienveillante du Tzar, soit dit sans les offenser, ce sont des gens peu sûrs.

Le Tzar regarda attentivement Michée, n'en revenant pas de rencontrer autant de franchise chez l'écuyer que chez le maître.

—Qu'as-tu donc à le regarder avec des yeux qui sortent de leur orbite? dit la nourrice. Voudrais-tu, par hasard, le dévorer? Ne dit-il pas la vérité? A-t-on jamais vu auparavant en Russie de pareils bandits?

Michée se réjouit de cet auxiliaire.—Oui, ma bonne femme, dit-il, c'est d'eux que provient tout le mal. Ce sont eux qui ont calomnié mon maître. Ne les crois pas, Sire, ne les crois pas. Ils ont des têtes de chiens sur leur armure et ils aboyent comme des chiens. Mon maître t'a fidèlement servi; Viazemski et Khomiak l'ont calomnié. Cette brave femme dit la pure vérité: jamais on n'a vu de pareils vauriens en Russie!

Et, jetant un coup d'œil sur les opritchniks qui l'entouraient, il se rapprocha de Sérébrany en murmurant: Vous avez beau être des loups, vous ne m'avalerez pas maintenant.

En apparaissant sur le perron, le Tzar s'était déjà décidé à gracier les brigands; il voulait seulement les laisser un moment dans l'incertitude. Les observations de la nourrice étaient venues mal à propos et avaient failli l'agacer, mais par bonheur il était en humeur libérale; il eut l'idée de se moquer d'Onouvriéfna, de l'abaisser vis-à-vis des courtisans tout en jouant un mauvais tour à l'écuyer de Sérébrany.—Tu n'aimes donc pas les opritchniks? lui dit-il d'un air bienveillant.

—Qui est-ce qui peut les aimer? Depuis le jour de notre retour de Lithuanie ils n'ont causé qu'une série d'infortunes à mon maître. Si ces maudits vauriens n'existaient pas, mon maître aurait continué à jouir de ta faveur.

Ici Michée jeta de nouveau un regard furtif sur la garde particulière du Tzar, tout en se disant: c'est égal, j'y perdrai peut-être ma tête, mais je justifierai mon maître aux yeux du Tzar.

—Tu as de braves écuyers, dit celui-ci à Sérébrany. Je voudrais avoir de tels serviteurs! Y a-t-il longtemps qu'il est auprès de toi?

—Depuis son enfance, s'empressa de répondre Michée, de plus en plus rassuré. J'ai servi son père, mon père a servi son grand-père et, si j'avais des enfants, ils serviraient ses enfants.

—Tu n'as donc pas d'enfants, mon bon vieux, demanda Ivan avec une affabilité croissante.

—J'avais deux fils, Sire, mais Dieu me les a pris. Tous deux ont été tués à la bataille de Polotsk, lorsque mon maître dégagea cette ville avec le prince Pronski. Mon aîné a eu la tête fendue d'un coup de sabre polonais; le cadet a reçu une balle en pleine poitrine, là un peu au-dessus du sein gauche.

Et Michée indiqua du doigt sur sa poitrine la place où son fils avait été frappé.

Ivan fit semblant de prendre un vif intérêt à Michée.—Que veux-tu, mon vieux, lui dit-il, Dieu t'a pris ceux-là, il faut en avoir d'autres.

—Et où veux-tu que j'en prenne? Ma femme est morte depuis longtemps.

—Eh bien! dit le Tzar, comme en cherchant à consoler le vieil écuyer, avec l'aide de Dieu, tu peux en trouver une autre.

Michée éprouvait un vif plaisir à causer avec le Tzar.—Je sais bien, lui répondit-il en souriant, que cette marchandise ne manque pas, mais je deviens vieux et ce n'est plus mon affaire.

—Il y a femme et femme, fit observer Ivan.

Et saisissant Onoufrevna par sa houppelande:—Voici une ménagère pour toi, dit-il en la poussant en avant; épouse-la, vivez en bonne intelligence et ayez une nombreuse postérité.

Comprenant la plaisanterie du Tzar, les opritchniks éclatèrent de rire tandis que Michée épouvanté regardait le Tzar pour savoir s'il parlait sérieusement. Or, Ivan ne riait plus.

Les yeux éteints de la nourrice s'enflammèrent d'indignation.—Impudent, impie! s'écria-t-elle en menaçant le Tzar. Je t'apprendrai à te moquer de moi, homme sans cœur, maudit hérétique!

Dans sa fureur, la vieille frappait de son bâton les dalles du perron; ses lèvres tremblaient plus encore que de coutume, son nez devint bleu.

—Ne fais donc pas tant de façons, ma bonne, dit le Tzar; je te donne là un excellent mari; il te fera des cadeaux, te rendra sage et raisonnable. Nous allons vous marier, ce soir, après vêpres.

—Eh bien! mon vieux, que dis-tu de ta nouvelle ménagère?

—Aie pitié de moi, seigneur! s'écria Michée hors de lui.

—Comment? elle ne serait pas de ton goût?

—Oh non! s'écria le pauvre écuyer en reculant.

—A force de vivre ensemble, vous finirez par vous aimer: je lui constituerai une belle dot.

Michée considéra avec terreur la vieille nourrice que le Tzar retenait toujours par sa houppelande.

—Seigneur Tzar, s'écria-t-il tout-à-coup en tombant à genoux, fais-moi supplicier, mais ne m'impose pas une pareille honte! Plutôt le billot que ce mariage!

Pendant quelque temps, Ivan se tut, puis il partit d'un éclat de rire prolongé. Il lâcha la nourrice, qui s'empressa de fuir en débitant des injures et en crachant de tous les côtés.

—Que voulez-vous, dit enfin le Tzar, j'ai pensé faire votre bonheur à tous deux, mais je ne prétends pas vous marier malgré vous. Continue, comme par le passé, à servir ton maître. Et toi, Nikita, approche ici. Je te pardonne ta seconde faute comme je t'ai remis la première. Quant à ces déguenillés, je n'en ferai pas des opritchniks; ceux-ci pourraient s'en formaliser. Qu'ils aillent à Jizdra s'incorporer dans les troupes de frontières. Puisqu'ils sont amateurs de Tatars, ils en trouveront là. Pour toi, continua le Tzar, d'un ton singulièrement bienveillant, sans aucune teinte d'ironie et en posant sa main sur l'épaule de Sérébrany, reste auprès de moi; je te réconcilierai avec les opritchniks. Lorsque tu nous connaîtras mieux, tu cesseras de nous fuir. C'est une bonne chose que de battre les Tatars, mais j'ai des ennemis pires qu'eux. C'est ceux-ci qu'il faut que tu t'habitues à mordre et à balayer.

Et le Tzar frappa familièrement sur l'épaule de Sérébrany.

—Nikita, ajouta-t-il avec bienveillance et en tenant toujours sa main sur l'épaule du prince, ton cœur est droit, ton langage est franc: j'ai besoin de serviteurs comme toi. Inscris-toi dans les opritchniks, je te donnerai le poste qu'occupait Viazemski. J'ai foi en toi, tu ne me trahiras pas.

Tous les opritchniks regardèrent Sérébrany avec jalousie; ils voyaient en lui un nouvel astre levant; ceux qui se tenaient un peu loin du Tzar commençaient déjà à chuchoter, à témoigner leur mécontentement de ce que le Tzar, sans faire attention à leurs services, mettait au-dessus d'eux un disgracié, un boyard de vieille roche, un descendant d'une antique race princière.

Mais le cœur de Sérébrany était serré par les paroles d'Ivan. Faisant un violent effort sur lui, il lui dit: Sire, je te remercie de ta faveur, mais permets-moi aussi de rejoindre les troupes des frontières. Je n'ai rien à faire ici, je ne suis pas fait aux mœurs de la Sloboda, tandis que là je puis te servir avec fruit.

—Ah! dit Ivan en retirant sa main de l'épaule de Sérébrany, cela signifie que nous ne convenons pas à son Excellence. Il est apparemment plus honorable de rester avec des voleurs que d'être le capitaine de mes gardes! Eh bien! continua-t-il ironiquement, je ne force l'amitié de personne et ne veux retenir personne malgré lui. Puisque vous vous êtes habitués les uns aux autres, servez ensemble. Bon voyage, ataman de Brigands!

Et, jetant un méprisant regard sur Sérébrany, le Tzar lui tourna le dos et rentra dans le palais.

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