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L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités

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CHAPITRE II
LES ILLUSIONS SUR LE DÉSARMEMENT ET LES ALLIANCES

Lorsque, après la plus effroyable des guerres dont l’Histoire ait gardé la mémoire, fut signé le traité de Versailles, les peuples restèrent convaincus que, grâce aux combinaisons savantes imaginées par le président Wilson et son escorte de professeurs, une ère de paix profonde allait s’ouvrir pour le monde.

Jour après jour toutes ces espérances se sont évanouies. Les conflits à coups de conférences entre les anciens alliés ont remplacé les luttes à coups de canons contre l’ennemi commun. Les menaces de guerre surgissent partout. L’enfer, que l’on croyait appartenir au passé, reparaît à l’horizon.

De ces désillusions est né un mécontentement universel qui réagit sur tous les éléments de la vie politique et sociale. Les peuples se tournent vers les rhéteurs faisant luire à leurs yeux de nouvelles espérances.

Les causes d’inquiétude sont tellement connues qu’il suffira de les rappeler brièvement. Cette énumération montrera surtout le rôle des illusions dans la vie des peuples.


La question du désarmement, qui a provoqué tant de congrès, est une de celles qui met le mieux en évidence le pouvoir des illusions dont je viens de parler.

Tous les projets de désarmement visent, naturellement, l’Allemagne, mais les solutions proposées restent bien enfantines.

Prétendrait-on priver l’armée allemande de ses canons et de ses fusils ? Elle n’aurait alors qu’à en fabriquer dans le voisinage des frontières qui séparent la Prusse Orientale de la Russie. Voudrait-on l’empêcher de fabriquer des explosifs ? C’est complètement impossible, puisque les plus dangereux de ces explosifs — la nitro-glycérine, par exemple — s’obtiennent avec un simple mélange de produits absolument inoffensifs quand ils sont séparés et d’un usage courant dans l’industrie. Songerait-on à interdire la fabrication d’avions de guerre ? Mais un avion de guerre n’est autre chose qu’un avion de commerce dont les marchandises ont été remplacées par des explosifs ou des canons.

Il est donc de toute évidence qu’on ne saurait espérer désarmer l’Allemagne et, en fait, toutes les commissions de surveillance n’ont absolument rien obtenu.

Les projets de désarmer l’Allemagne, ou d’ailleurs un peuple quelconque, sont donc entièrement illusoires.


L’espoir d’une paix obtenue par des alliances semble aussi chimérique. J’ai plusieurs fois montré combien était faible leur utilité et rappelé notamment une réflexion de M. Iswolski, alors ambassadeur de Russie, me conseillant de supprimer comme trop évident, dans mon petit livre d’aphorismes qu’il traduisait en russe, un passage où je montrais que les alliances ne survivent pas à la disparition des intérêts qui les firent naître.

Nombreux dans l’histoire furent les cas analogues à celui de l’Italie qui, dans la dernière guerre, se tourna, je le rappelais plus haut, contre l’Allemagne, malgré son traité d’alliance avec cette puissance, dès que ses intérêts lui prouvèrent l’utilité de changer de camp.

En matière d’alliance, les intérêts des peuples constituent, on ne saurait trop le redire, leur seul guide.

Connaissant les intérêts de la politique anglaise, on voit de la plus indubitable façon qu’avec ou sans traité de garantie, la Grande-Bretagne serait obligée, sous peine d’être bientôt attaquée elle même, de s’allier à la France en cas d’agression germanique. Les concessions faites pour obtenir une alliance britannique étaient donc parfaitement inutiles.


Nos gouvernants ont eu certainement raison de donner satisfaction aux aspirations populaires en réclamant avec énergie, dans d’innombrables congrès, le désarmement et la sécurité par les alliances. Mais ces congrès ne pouvaient conduire à aucun résultat pratique, étant données les divergences d’intérêts et de mentalité en présence. Leur seul effet utile fut de créer les espérances illusoires dont les foules semblent ne pouvoir se passer.

Il serait fort dangereux de prendre ces espérances pour des certitudes. Si, grâce au pacte de garantie tant de fois réclamé, les peuples se croyaient assurés de la paix, leurs représentants au Parlement demanderaient aussitôt de telles réductions du service militaire que nos effectifs deviendraient vite des milices impuissantes, comme toutes les milices, devant une armée disciplinée.

La croyance aveugle dans une paix assurée aurait d’autres conséquences encore. La France est, actuellement, divisée en partis politiques que séparent d’irréductibles haines et d’inconciliables aspirations. Le seul facteur maintenant encore un peu d’union entre ces partis est la crainte d’un ennemi qui profiterait de leur désunion.

Les philosophes n’oseraient pas d’ailleurs affirmer qu’une paix assurée serait un bienfait. Les lignes suivantes d’une grande revue étrangère n’ont rien de trop paradoxal :

« Des philosophes soutiendront sans peine que partout où il y a vie, il y a guerre, et qu’on ne peut concevoir la paix universelle que sous la forme d’un despotisme universel courbant tous les hommes sous le même joug. »

Ce fut, d’ailleurs, par un despotisme semblable que l’Empire romain réussit, pendant plusieurs siècles, à faire régner la paix. Elle ne devint générale que le jour où le monde n’eut plus qu’un seul maître.


Il était intéressant de connaître l’avis d’hommes d’État éminents et de savants professeurs sur les questions qui précèdent. M. Ludovic Naudeau a justement publié les opinions de quelques-uns d’entre eux dans un livre fort intéressant : La guerre et la paix. Nous reproduisons ici plusieurs extraits de son enquête. On y verra qu’une grande incertitude règne dans les esprits et que, même chez les professeurs distingués, les idées chimériques restent prédominantes.

C’est par M. Aulard, ancien professeur à la Sorbonne, que débute la série des réponses.

Suivant lui, « la France ne peut avoir de sécurité que dans une fédération européenne faisant partie de la Société des Nations ».

L’auteur oublie d’indiquer les moyens d’assurer cette problématique fédération, et c’est pourquoi, comme il le reconnaît lui-même, sa réponse « est vague et insuffisante ».

M. Seignobos, également professeur à la Sorbonne, est moins précis encore. Il fait remarquer que les questions qui lui sont posées portent sur l’avenir.

« Or, dit-il, la prévision de l’avenir suppose des lois. Il n’y a pas de lois de l’Histoire, puisque l’évolution humaine, objet de son étude, ne s’est produite qu’une seule fois. » Il espère que « la guerre pourra disparaître comme a disparu l’esclavage » et considère comme possible la formation « d’une morale internationale qui rende tous les peuples incapables de désirer la guerre ».

Le problème de la sécurité se ramène, suivant lui, « à empêcher les gouvernements de faire la guerre aux peuples » ; pour y arriver, « il suffirait : 1o De désarmer tous les grands États, les seuls capables de vouloir la guerre ; 2o De supprimer toute fabrication d’armes ».

Rien, on le voit, de plus simple !

M. de Launay, de l’Académie des Sciences, est moins chimérique et considère comme illusoires les moyens proposés pour assurer la sécurité.

« La guerre, dit-il, serait, malgré son horreur, l’état normal de tous les êtres vivants. Jusqu’à la création d’une humanité supérieure, nous devrons nous contenter de trêves et chercher par tous les moyens matériels et moraux à assurer une sécurité sans cesse menacée. Comment s’attendre aux progrès de la fraternité générale quand on assiste chaque jour, dans son propre pays, au développement rapide de la haine entre concitoyens ?… Je reste partisan des ententes économiques et coloniales avec l’Allemagne…

L’auteur conclut en disant :

« Si nous avons la moindre prudence, il faut nous tenir sur la défensive armée. »

M. Maurice Bompard, ambassadeur de France, a également une faible confiance dans le Tribunal de La Haye et la Société des Nations.

« Le système de la Société des Nations, dit-il, n’assure pas la sécurité, pas plus que celui de l’équilibre européen ne l’a jamais fait… Malheur au peuple qui désarmerait en comptant uniquement sur un acte diplomatique pour sauvegarder son indépendance. La sécurité est un problème des plus terre à terre qui ne relève pas de la métaphysique. Il n’a jamais pu, jusqu’ici, être résolu abstractivement, et les peuples qui ne lui ont pas donné la solution simple et pratique qui s’impose encore aujourd’hui ont disparu de la surface du globe sous les coups de nations, plus barbares peut-être, mais, en tout cas, plus énergiques. »

M. Painlevé[3], membre de l’Académie des Sciences, et ministre de la guerre, arrive à des conclusions presque identiques. Tout en se refusant à croire que :

[3] Il est permis de ne pas partager les idées politiques de M. Painlevé, mais on ne peut contester que cet illustre savant possède une grande indépendance d’esprit. J’en eus moi-même la preuve lorsque à la suite de mes recherches expérimentales sur la dématérialisation de la matière considérée alors comme impossible, il publia, en tête de La Revue Scientifique de janvier 1906, un grand article intitulé : « Réflexions à propos de la Théorie de la Matière de Gustave Le Bon. » Il y défendait mes idées, sans tenir compte de l’opposition générale, à cette époque, de ses confrères de l’Académie des Sciences.

« Les peuples ne s’aperçoivent pas que les guerres ne résolvent rien, n’arrangent rien et n’engendrent qu’un appauvrissement général de l’humanité ».

Il ajoute :

« Tout en nourrissant l’ardente espérance de n’avoir jamais à s’en servir, la France, dans l’intérêt même de la paix, est obligée de maintenir sur ses flancs une cuirasse chaque jour retrempée. »


Si, des citations qui précèdent, sont éliminées les idéologies pacifistes qui ne feraient que faciliter les projets de revanche germanique, on constate que des hommes éminents, de partis forts divers, s’accordent pour affirmer que la seule possibilité de sécurité actuelle réside dans un armement suffisant pour ôter à d’autres peuples l’idée d’attaquer leurs voisins.

La défense n’est d’ailleurs réalisable que si les partis politiques qui divisent la France arrivent à s’unir contre l’ennemi commun. Un des plus sûrs enseignements de l’Histoire est que les peuples désunis disparaissent bientôt de la scène du monde. La Grèce dans les temps antiques, les Républiques italiennes au Moyen Age, la Pologne dans les temps modernes, furent réduites en servitude par suite de leurs dissensions intestines.

La grande force politique d’un peuple réside dans son unité de sentiments et de pensées. Quand cette unité est perdue, il a tout perdu.

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