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L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités

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CHAPITRE III
FACTEURS ÉCONOMIQUES ET PSYCHOLOGIQUES DU PROBLÈME DE LA STABILISATION

Nous venons d’étudier sommairement le problème de la stabilisation. Il ne sera pas sans intérêt de rappeler quelques-unes des discussions dont il fut l’objet. Cet exposé fera voir à quel point, dans les questions économiques nouvelles entremêlées d’influences politiques et psychologiques, il est difficile d’arriver à des certitudes.

On sait que, pour tâcher de découvrir les moyens de restaurer nos finances, et notamment d’améliorer la valeur du franc, une commission d’experts fut chargée de découvrir les méthodes à employer. Après de laborieuses réunions, ils formulèrent les conseils suivants :

1o reconnaître immédiatement les dettes envers les États-Unis ;

2o faire de grands emprunts à l’étranger afin d’obtenir une masse de manœuvre permettant d’empêcher les oscillations du franc ;

3o stabiliser la valeur du franc par décret.

Malgré toute l’autorité des experts aucun de leurs conseils ne fut suivi, l’amélioration du franc fut obtenue, comme le faisait remarquer ironiquement un grand journal anglais, en opérant d’une façon exactement contraire à celle indiquée par les experts. Ils déclaraient indispensable la reconnaissance des dettes extérieures, et ces dettes n’ont pas été reconnues. Ils déclaraient non moins indispensable un grand emprunt à l’étranger et le franc a été amélioré sans qu’il ait été fait aucun emprunt. Ils déclaraient une stabilisation légale du franc nécessaire et aucune stabilisation n’a été effectuée.

Ainsi qu’il arrive souvent, la sagacité d’un seul homme a été fort supérieure à celle d’une collectivité. Le ministre des finances a marqué combien à la tribune, il eût été onéreux de suivre les conseils des experts, lorsqu’il disait : « que la situation actuelle eût été beaucoup plus redoutable si nous avions stabilisé à un taux élevé avec le concours de l’étranger ».


Dans les problèmes relatifs à la valorisation du franc, les illusions ont joué, comme dans beaucoup d’opinions collectives, un rôle prépondérant.

Les experts se sont inspirés des illusions les plus répandues et c’est pourquoi leurs conclusions furent si médiocres. En ce qui concerne, notamment, la stabilisation par décret. M. Charles Dupuy, sous-directeur de l’École des Sciences politiques, leur a fait justement observer que :

« … La stabilisation est impuissante à donner la stabilité, parce que la stabilité ne saurait dépendre d’une disposition législative, qu’elle ne peut résulter que d’un équilibre réel, et non artificiel, entre les ressources et les engagements. Stabilisation n’est pas stabilité ; stabilisation ne garantit pas stabilité. »


Les problèmes posés aux experts étaient à la fois d’ordre économique et psychologique. C’est en s’appuyant principalement sur les facteurs psychologiques que le gouvernement réussit à relever la valeur du franc.

Le rapport de M. Chéron au Sénat montre combien, à un certain moment, la situation avait été critique :

« Le gouverneur de la Banque de France, le 21 juillet 1926, avait averti le gouvernement de l’imminence d’une suspension des paiements de l’établissement. Les demandes de remboursement des bons de la Défense Nationale affluaient. Les menaces du cartel avaient tué la confiance. Le 20 juillet 1926, la livre sterling était cotée en bourse 240 fr. 25, le dollar 49 fr. 22, le cours de la rente 3% était tombé à 44 fr. 50… L’État se trouvait acculé soit à une inflation nouvelle qui eût précipité la chute du franc, soit à la redoutable éventualité de suspendre ses paiements. »

La situation fut transformée par un nouveau Président du Conseil qui sut inspirer confiance.

Les conséquences de son intervention furent rapides : à la date du 11 décembre 1926 la livre est à 122 fr. 50, avec une diminution de près de 120 points sur le mois de juillet.

La crise qui avait failli emporter le crédit de la France, et qui ébranla le pays tout entier, fut une crise de confiance.

La confiance qui permit le relèvement du franc fut le résultat de plusieurs facteurs, notamment le rétablissement de l’équilibre budgétaire et la barrière opposée aux menaces socialistes.

Un grand journal a très bien résumé, dans les termes suivants, ce rôle des influences psychologiques :

« Tant que les socialistes ont gouverné dans la coulisse, la livre à 240 francs, la catastrophe toute proche. Dès que les socialistes n’ont plus eu de prise sur le gouvernement, la livre à 123 francs, la stabilité de fait. »

La confiance est un des soutiens psychologiques de la monnaie mais ce soutien est provisoire. Ainsi que je l’ai précédemment rappelé le cours de la monnaie ne peut être maintenu que par l’accroissement de la richesse nationale due aux progrès de l’agriculture et de l’industrie. Les questions de monnaie s’évanouissent fatalement dès qu’un pays peut payer ses importations avec ses exportations. Toute monnaie devient alors presque inutile.


Le rôle de la confiance dans le relèvement du franc n’avait pas échappé aux experts, mais les moyens proposés par eux pour la rétablir auraient été probablement plus dangereux qu’utiles.

Parmi ces moyens figuraient comme nous l’avons dit plus haut : 1o l’urgence de régler les dettes interalliées ; 2o la nécessité de faire un emprunt important destiné à procurer à la Banque de France les devises nécessaires pour augmenter la garantie des billets de banque, et accroître ainsi leur valeur ; 3o la stabilisation du franc par décret.

Les faits ont prouvé, qu’une amélioration du franc dépassant toutes les espérances des experts avait été obtenue sans aucun des moyens indiqués par eux. On saisira les causes des illusions dont cette collectivité d’hommes sages fut victime en discutant les causes de leurs propositions.


Le paiement des dettes interalliées pouvait-il influencer la situation financière ? A en croire les experts et plusieurs économistes, — anglais et américains, surtout, — l’amélioration de la situation financière de la France aurait été liée à la reconnaissance des dettes envers ses anciens alliés.

Il est pourtant visible, sans y réfléchir longuement, que le paiement annuel de nombreux milliards à l’étranger, loin d’améliorer le franc, n’aurait fait qu’en précipiter la chute. Pour se procurer les livres et les dollars nécessaires aux paiements, il aurait fallu vendre, en effet, sur les marchés étrangers des quantités colossales de francs. En raison de la souveraine loi de l’offre et de la demande, cette opération eût fait baisser énormément la valeur du franc, résultat exactement contraire à celui espéré.

En admettant même que les banquiers étrangers aient pu être influencés par la reconnaissance des dettes, il est infiniment probable que le nombre de milliards prêtés par eux eût été très au-dessous de la réserve d’or nécessaire pour améliorer le cours des cinquante milliards environ des billets de banque français en circulation.

J’ai déjà rappelé que les Américains eux-mêmes commencent à voir l’inconvénient de ces dettes si aisément reconnues par les experts. Aux citations déjà reproduites dans un précédent chapitre j’ajouterai encore celle de M. Baker, ancien secrétaire de la guerre aux États-Unis :

« Il est inconcevable, que le reste du monde continue à faire des affaires avec nous pendant les soixante-deux ans où chaque pays verra peser sur ses propres industries des impôts écrasants payables aux États-Unis sous une forme ne différant pas beaucoup du tribut que Rome imposait à ses ennemis. »

Les experts ne paraissent pas d’ailleurs avoir possédé des notions psychologiques bien judicieuses sur sa mentalité des banquiers américains. Ces banquiers sont, en réalité, des commerçants ne désirant pas laisser improductif l’or constituant leur marchandise. Non seulement ils demandent à l’utiliser en prêts fructueux, mais ils cherchent aussi à prendre des intérêts dans les industries susceptibles de rapport. C’est ainsi qu’aujourd’hui ils possèdent beaucoup d’actions d’entreprises diverses en Allemagne.

On voit par ce qui précède que la proposition des experts d’améliorer notre situation financière par la reconnaissance de lourdes dettes à l’étranger constituait une illusion dangereuse.


Peut-on stabiliser une monnaie par des rachats en Bourse ? Cette illusion, partagée par d’éminents financiers, a coûté un milliard à l’Allemagne, quand elle voulut empêcher la chute du mark, et 500 millions à la Belgique, dans sa première tentative de stabilisation.

Semblable illusion a été également partagée par tous les ministres des finances français qui se sont succédé depuis quelque temps. Elle a englouti bien des millions et, sans un changement de ministère, la réserve d’or de la Banque de France eût subi un anéantissement total.

Lorsque nos experts conseillaient la reconnaissance des dettes de la France envers ses alliés, ils supposaient sans doute, eux aussi, qu’avec les milliards prêtés par les banquiers étrangers émus de cette reconnaissance des dettes, on pourrait constituer « une masse de manœuvre » permettant, par des rachats méthodiques, de maintenir le cours du franc.

Assurément, on peut, par des demandes d’une devise en Bourse, faire monter artificiellement son cours ; mais, pour réussir à maintenir indéfiniment ce cours, il faudrait une réserve d’or que l’État, acheteur de sa propre monnaie, ne possède pas, puisque c’est justement sa pauvreté en or qui occasionne la dépréciation de la monnaie.

Sans doute, l’État l’acheteur s’imagine volontiers que le rachat en or de la monnaie dépréciée inspirera une telle confiance qu’après quelques remboursements le public conservera son papier sans en demander l’échange.

De cette illusion dont furent successivement victimes les gouvernants allemand et belge, nous aurions été victimes à notre tour, en suivant les mêmes errements.

Tant que la Belgique, à l’époque de sa première tentative de stabilisation, posséda assez d’or ou de devises équivalentes pour racheter ses francs sur le marché, elle put maintenir la livre à 107 francs ; mais aussitôt que sa réserve se trouva épuisée, les remboursements furent forcément suspendus. La livre remonta rapidement à 150 francs, taux qu’elle devait dépasser bientôt.

L’amélioration d’une monnaie par des rachats en Bourse n’a encore réussi à aucun État.

L’impossibilité de maintenir artificiellement le taux d’une monnaie fiduciaire par des rachats en Bourse ne semble pas due uniquement à des motifs économiques ou psychologiques, mais aussi à certaines raisons mathématiques.

Le calcul des probabilités démontre, en effet, qu’un joueur à fortune finie, jouant avec le possesseur d’une fortune infinie, est fatalement condamné à la ruine. Une Bourse quelconque, en raison de ses relations télégraphiques instantanées avec toutes les autres Bourses de l’univers, représente une immense salle de jeu contenant tous les spéculateurs du monde. Le pays qui rachète sa monnaie représente le joueur à fortune limitée dont je parlais plus haut. Le joueur à fortune illimitée est constitué par la totalité des joueurs du monde. En raison de la loi mathématique formulée plus haut, le joueur à fortune finie, c’est-à-dire un simple État, est fatalement condamné à engloutir tout l’or qu’il possède dans la tentative de faire monter le cours de sa monnaie.

Quelle que soit la valeur de l’argument mathématique qui précède, l’expérience prouve qu’aucun rachat en Bourse ne peut faire remonter longtemps la valeur d’une monnaie, si le public n’a pas confiance dans cette monnaie.

A défaut des expériences précédemment rappelées et des arguments qui viennent d’être énoncés, un raisonnement bien simple montrera aisément combien sont erronées les espérances relatives à l’efficacité d’une masse de manœuvre.

Supposons, en effet, qu’un État possède une masse de manœuvre déclarée suffisante pour ôter aux spéculateurs l’idée de provoquer par des ventes la baisse d’une monnaie. Si l’impossibilité supposée était réelle, il s’ensuivrait que le pays possédant une certaine masse de manœuvre pourrait imprimer un nombre indéfini de billets de banque sans s’exposer à voir baisser leur valeur. Il deviendrait donc bientôt le plus riche pays de l’univers.

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