L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE IV
LES CONFLITS AVEC L’ISLAM
Les conflits de l’Europe avec l’Islam ont déjà joué un rôle considérable dans l’histoire. Les Musulmans dominèrent longtemps l’Espagne, le nord de l’Afrique, l’Égypte, la Perse et une partie de l’Inde. Pour lutter contre leur puissance, le monde européen entreprit plusieurs croisades.
Aujourd’hui le pouvoir politique de l’Islam se réduit à quelques îlots tels que la Turquie et le Maroc, mais son influence sur les âmes s’étend jusqu’aux confins de la Chine.
On sait le rôle néfaste joué par la Turquie dans la dernière guerre et on sait aussi que l’insurrection du Maroc a coûté bien des millions à la France et à l’Espagne.
Pour réduire un des chefs de la révolte, Abd-el-Krim, il fallut une importante armée commandée par un illustre maréchal.
Le chef musulman a été capturé, mais la pacification complète du Maroc exigera beaucoup de temps encore.
Les idées d’Abd-el-Krim sont connues puisqu’il les a exposées dans plusieurs interviews, notamment dans celle reproduite par le journal italien El Popolo.
Il attribue à cette guerre une origine religieuse et assure que les Espagnols l’avaient entreprise pour exécuter une partie du testament, vieux de cinq cents ans, d’Isabelle la Catholique, relative à la nécessité de détruire l’Islamisme.
Avec les indications publiées dans diverses interviews et la connaissance de la mentalité musulmane, on peut déterminer les pensées d’Abd-el-Krim. En voici une approximative esquisse :
« Ma situation est glorieuse ; j’ai détruit, il y a peu d’années, une armée espagnole de cent mille hommes, pris son matériel et obligé le roi d’Espagne à me payer une rançon de quatre millions de pesetas pour racheter ses prisonniers. Finalement, l’Espagne avait renoncé à l’occupation du Maroc.
« Je me suis alors tourné contre les Français, espérant que j’en triompherais aussi facilement que des Espagnols. La France m’a vaincu mais n’y a réussi qu’en envoyant contre moi une grande armée commandée par le plus habile de ses maréchaux.
« L’ennemi a montré à quel point il me redoutait, puisque son gouvernement faillit être renversé à la suite d’un refus devant le parlement de m’envoyer des émissaires solliciter la paix.
« Si je suis devenu un personnage dont les actes étaient enregistrés par tous les journaux de l’univers, c’est parce que je représentais la puissance musulmane, très redoutée depuis qu’à Smyrne un autre général musulman vainquit une armée grecque appuyée par le gouvernement britannique.
« Donc, je représente l’Islam, qui est aujourd’hui presque sans chef, puisque le commandeur des croyants a été si maladroitement expulsé de Constantinople.
« Ne suis-je pas aussi, en réalité, un des héritiers du grand empire musulman qui s’étendait jadis de l’Espagne à l’Inde ? Mes ancêtres ont occupé la plus grande partie du territoire espagnol pendant plusieurs siècles et l’ont civilisée, ainsi d’ailleurs que le reste de l’Europe. N’est-ce pas dans les grandes universités musulmanes de l’Espagne que tous les étudiants d’une Europe, alors demi-barbare, venaient s’instruire et chercher dans nos livres la connaissance de la civilisation gréco-romaine dont nous étions alors, avec Byzance, les seuls représentants ?
« Sans doute, ces temps sont passés ; mais le drapeau de la foi islamique, abandonné par les vainqueurs de Smyrne, qui oublient qu’un peuple ne renonce pas impunément à ses dieux, doit être arboré par quelqu’un. Les deux cent cinquante millions de Musulmans dispersés dans le monde ont besoin d’un chef spirituel. Pourquoi ne serais-je pas ce chef ? Je suis prisonnier mais ma destinée n’est peut-être pas terminée encore. »
Le conflit marocain acquiert une grande importance quand on le rapproche des événements récents dont la Turquie musulmane a été et est encore le siège.
Le canon ne constitue pas uniquement, comme on le dit quelquefois, l’ultima ratio regum, mais aussi la dernière raison des idéals qui cherchent à triompher.
L’Orient musulman traverse aujourd’hui une de ces rares époques où les peuples renoncent aux dieux qu’ils adoraient pour en choisir d’autres.
On connaît l’influence colossale jouée par l’Islamisme dans les annales du monde. Il sut donner à des nomades ignorés de l’histoire une communauté d’idées, de sentiments et de pensées qui leur permit, en quelques années, de conquérir une partie de l’Empire romain et de fonder un royaume étendu de l’Espagne aux rives du Gange.
A la suite d’événements divers qui amenèrent, beaucoup plus tard, la conquête de Constantinople par les Turcs, cette grande ville était devenue le centre de l’Islam. La parole sainte du commandeur des croyants restait révérée du Maroc jusqu’à l’Inde.
L’Islamisme continuait ainsi à unir la pensée de races les plus diverses. C’est au nom de cette puissante foi que les cinquante millions de Musulmans de l’Inde formaient un bloc si dangereux pour l’Angleterre, et au nom de la foi musulmane encore qu’un chef marocain put lancer ses tribus contre les chrétiens considérés comme ennemis de leur croyance.
Or voici que les héritiers du vieil empire ottoman renoncent, en Turquie, aux forces religieuses qui unissaient leurs âmes et prétendent lui substituer un nationalisme étranger à toute religion, ne tenant compte que des intérêts de chaque peuple.
Après avoir chassé le chef suprême des croyants de Constantinople, les fondateurs de la nouvelle république turque, établie à Angora, croient pouvoir remplacer l’ancien idéal musulman par des principes démocratiques européens. Une politique exclusivement localisée à la Turquie entraîna l’abandon de toute solidarité religieuse et c’est pourquoi, pendant les différends de l’Égypte avec l’Angleterre, le Parlement turc renonça à la fraternité musulmane.
Les républicains d’Angora ont-ils raison de croire la politique fondée sur le nationalisme plus forte que celle établie sur le panislamisme religieux ? L’expérience seule pourra répondre.
En changeant d’idéal, c’est-à-dire en substituant l’idée d’une patrie locale, basée sur la communauté de race, à l’idée d’une patrie générale basée sur la communauté de croyance, les Turcs sont évidemment entrés dans une voie nouvelle. L’Europe civilisée y gagnera sûrement, mais il est douteux que les pays orientaux y gagnent quelque chose, puisque si les principes d’Angora s’étendaient à tout le monde islamique chaque contrée musulmane se trouverait réduite à elle-même.
La révolte du Maroc ne s’est prolongée qu’en raison de la protection que lui accordèrent les socialistes. Si on les avait écoutés, la Tunisie et l’Algérie eussent été bientôt menacées d’une guerre d’invasion destinée à l’expulsion des chrétiens. Le fait que les socialistes n’aient pas perçu de telles évidences montre une fois encore à quel point les idées les plus claires peuvent devenir inaccessibles aux esprits hypnotisés par une croyance.
Quoi qu’il en soit de son évolution sur un point encore très localisé du monde musulman, l’Islam constitue toujours une grande force et il en coûterait cher aux Européens de la méconnaître. C’est pour l’avoir ignorée qu’un ministre anglais fit perdre à l’Angleterre l’espoir de posséder définitivement Constantinople en lançant les Grecs contre la Turquie.
Bien que fort supérieurs aux Russes et à la plupart des populations balkaniques, les Musulmans en général, ceux de Turquie en particulier, sont considérés par beaucoup d’écrivains, un peu trop ignorants de la politique et de l’histoire, comme des peuples demi-barbares dépourvus de culture. Leur opinion est assez bien résumée dans une publication : Étude Franco-Grecque, dont voici un passage :
« Quoi qu’on en puisse dire, l’Islam a été et sera toujours un grand destructeur ; il n’admet d’autre science que la connaissance du Coran. Brutal, intolérant, il est l’un des plus grands fléaux qui jamais se soient abattus sur le monde. »
Évidemment, l’auteur de pareilles diatribes n’a jamais vu un des merveilleux monuments musulmans de l’Espagne, de l’Égypte et de l’Inde. Il ignore le rôle prépondérant joué par les universités musulmanes dans la civilisation européenne.
C’est pourtant avec de telles ignorances que s’écrivent les livres servant de guides aux politiciens modernes. Le chef du gouvernement anglais n’en connaissait probablement pas d’autres quand il songeait à expulser les Musulmans de l’Europe.
Sans doute, les Turcs ont successivement perdu — le plus souvent au profit de l’Angleterre — les plus importants fragments de leur empire : Bulgarie, Syrie, Mésopotamie, Palestine, Égypte, Chypre, Malte etc., mais ils paraissent décidés, aujourd’hui, à en sauver le reste.
Le gouvernement bolcheviste, qui avait tenté d’étendre sa propagande en Turquie, n’y a obtenu aucun succès. Ses visées sur les détroits et Constantinople, conformes aux anciennes prétentions des tzars, inspirent naturellement aux Turcs une profonde méfiance.
La France pourrait en profiter pour renouer ses anciennes relations avec la Turquie, mais l’influence des socialistes entrave toute sa politique extérieure.