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L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités

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LIVRE IV
LES FORCES POLITIQUES NOUVELLES

CHAPITRE PREMIER
LE CONFLIT ENTRE LES NÉCESSITÉS ÉCONOMIQUES ET LES ANCIENS PRINCIPES

« Ce n’est pas la fortune, dit Montesquieu, qui domine le monde. Les Romains eurent une suite continuelle de prospérités quand ils se gouvernèrent sur un certain plan, et une suite non interrompue de revers lorsqu’ils se conduisirent sur un autre. »

Il est évidemment utile de posséder des principes directeurs et dangereux de les perdre. Malheureusement, ces principes ne se choisissent pas toujours, et la nécessité peut forcer à renoncer aux meilleurs. Ce n’est pas volontairement que les Romains subirent les guerres civiles qui transformèrent leur république en empire, et ce n’est pas volontairement non plus que le Sénat romain finit par laisser les légionnaires renverser et élire les empereurs, ce qui fut une des causes de la décadence de Rome.


Les conflits entre d’anciens principes politiques et des nécessités nouvelles constituent une phase critique de la vie des peuples. Il en résulte généralement une orientation différente de leurs destinées.

L’Angleterre peut être citée comme exemple de conflits entre d’anciens principes et des nécessités imprévues obligeant à les modifier.

Un de ses principes essentiels était le libre-échange. Il avait assuré la prospérité commerciale de la Grande-Bretagne et semblait inviolable.

Mais l’Angleterre ne constitue plus un empire régissant autocratiquement des colonies lointaines. Plusieurs de ces colonies sont devenues des Dominions, possédant des parlements, presque indépendants. Ils consentirent à envoyer des troupes au secours de la métropole pendant la grande guerre, mais les y obliger eût été impossible. On en eut la preuve lorsque après la défaite des Grecs à Smyrne, le premier ministre de l’Empire britannique ayant demandé des soldats aux Dominions vit sa requête rejetée par tous.

Ces dominions se montrent de plus en plus exigeants. On le constata notamment lorsque leurs représentants réunis à Londres demandèrent que l’Angleterre, au moyen de taxes douanières sur les marchandises des autres pays, réservât principalement sa clientèle à ses anciennes colonies.

L’Australie ayant besoin de capitaux pour étendre ses chemins de fer, ses canaux, etc., affirma ne pouvoir les obtenir qu’en exportant les produits de son agriculture et de son élevage. Il fallait donc que l’Angleterre entravât, par des droits protecteurs, l’entrée sur son territoire des marchandises d’autres pays et, par conséquent, adoptât des principes contraires à la liberté d’échange qui avait créé la prospérité de l’Empire. Le premier ministre d’Australie alla jusqu’à déclarer que son pays n’accepterait la venue d’ouvriers anglais sur le territoire australien qu’autant que l’Angleterre lui assurerait ses marchés. Il fit remarquer que la Grande-Bretagne, en réservant spécialement sa clientèle aux Dominions, y trouverait les débouchés que le reste du globe ne lui fournit plus. L’Empire britannique, quoique dispersé dans les cinq parties du monde, pourrait ainsi vivre sur lui-même.

Une des difficultés du problème est que tous les dominions, le Canada notamment, n’ayant pas les mêmes intérêts ne professent pas les mêmes principes. Ceux qui possèdent, par exemple, une industrie développée, n’ont nullement l’intention de la sacrifier aux besoins des manufacturiers anglais.

Parmi les causes de la campagne protectionniste figure encore le désir de fermer en grande partie le marché britannique à la concurrence allemande et américaine. Les Anglais voudraient bien, naturellement, vendre leurs produits aux Allemands, mais acheter le moins possible les marchandises de ces derniers.

Les perturbations économiques dont l’Angleterre est aujourd’hui victime sont considérables. En 1926 elle était obligée de nourrir 1.500 mille chômeurs, charge fort lourde pour son budget.

Leur accroissement, cauchemar de la Grande-Bretagne, résulte de ce que, ayant perdu ses plus importants clients : Russie, Allemagne, Autriche, et aussi un peu l’Extrême-Orient, elle voit se réduire le chiffre de ses exportations et, par conséquent, celui de sa production.


La lutte entre les anciens principes et les nécessités nouvelles s’accompagne souvent d’illusions politiques capables d’aveugler les peuples sur leurs véritables intérêts.

Certains pays, comme la France et la Belgique, sont difficilement gouvernables par suite des principes contradictoires des partis politiques qui se succèdent au pouvoir. Les difficultés créées par les rivalités politiques dans divers pays, Italie, Grèce, Espagne, etc, sont devenues telles que pour les surmonter il a fallu recourir à des dictatures.

L’Orient lui-même, malgré sa stabilité séculaire, n’a pas échappé au désordre engendré par les conflits entre les principes anciens et les nécessités nouvelles. J’ai rappelé comment la Turquie, dont la force était surtout d’origine religieuse, avait supprimé le chef suprême des croyants pour le remplacer par un président de république et un parlement. Les auteurs de cette transformation s’imaginaient sans doute que des siècles d’hérédité peuvent s’effacer en un jour.


Si les luttes entre les nécessités et les principes résultaient seulement de l’apparition d’exigences économiques dues aux progrès de l’évolution scientifique et industrielle, il serait relativement facile d’en triompher. Elles sont malheureusement aussi les conséquences d’exigences populaires n’ayant que des illusions sentimentales ou mystiques pour soutien.

Nous venons de voir que des peuples fort traditionalistes comme l’Angleterre, étaient obligés de renoncer à certains principes fondamentaux de leur politique. Elle en est même arrivée à placer momentanément à la tête de son gouvernement le chef du parti socialiste. Il est vrai qu’en Angleterre le poids de la tradition est si fort que ce ministre socialiste gouverna exactement comme l’eût fait un ministre conservateur. Loin de réduire les armements il en accrut l’importance.

Ces conflits entre les principes anciens et les nécessités économiques nouvelles ont plongé l’Europe dans une série de bouleversements dont la fin ne s’entrevoit pas encore.


Les observations qui précèdent suffiraient à montrer que le gouvernement des peuples modernes est entouré de difficultés formidables que les âges antérieurs n’avaient pas connues.

Presque isolés de leurs voisins, les anciens souverains n’avaient pas à se préoccuper des répercussions infinies que l’interdépendance des nations engendre aujourd’hui. Ils gouvernaient avec quelques principes universellement admis et rarement contestés.

La situation des conducteurs d’hommes est actuellement bien différente. Une simple erreur de jugement engendre parfois de terribles catastrophes. Pour s’être trompés dans leurs prévisions les souverains de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Russie ont plongé leurs peuples dans un abîme de désolation.


Ayant perdu leurs vieux principes directeurs, entourés de forces dont la puissance dépasse souvent celle des volontés, beaucoup d’hommes d’État modernes gouvernent au jour le jour, dominés par la crainte des conséquences de leurs actes.

A l’exception de quelques illuminés poursuivant des chimères, les gouvernants actuels vivent dans l’incertitude et doivent souvent entendre, à l’heure du repos, la menace qui poursuivait Macbeth, devenu roi :

« Tu as tué le sommeil, Macbeth, le doux sommeil qui, de l’écheveau emmêlé de la vie, fait une pelote de soie unie… Macbeth a tué le sommeil. Macbeth ne dormira plus. »

Ces complications de la politique grandissent sans cesse. La vie matérielle et morale des peuples est bouleversée. Les idéals qui orientaient la conduite ont perdu leur prestige.

La désagrégation des anciens concepts est générale. Les vieux rêves de fraternité se voient remplacés par des haines violentes entre les divers peuples, et aussi entre les classes de chaque peuple.

L’universel mécontentement a eu, je l’ai montré, pour conséquence, dans tous les pays, l’avènement de partis extrêmes proposant des formules pour assurer le bonheur.

Cette période d’anarchie ne saurait durer ; l’équilibre détruit finit toujours par renaître. Nous savons ce qu’était la société d’hier, nous voyons celle d’aujourd’hui. Que sera celle de demain ?

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