L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE IV
LES CONSÉQUENCES POLITIQUES DES ERREURS
DE PSYCHOLOGIE
Le rationalisme kantien, qui fait le fond de la philosophie universitaire, cherche toujours à expliquer par la logique rationnelle des événements auxquels, en réalité, cette logique fut toujours étrangère.
Le savant, dans son laboratoire, a comme base de ses raisonnements l’expérience et l’observation. Les multitudes raisonnant fort peu n’ont que des opinions suggérées.
En dehors des sujets purement scientifiques, les hommes les plus instruits n’ont pas souvent des opinions mieux fondées que celle des foules. C’est pourquoi leur conduite politique est parfois si chargée d’erreurs.
A ne considérer même que quelques-uns des événements accomplis depuis cent cinquante ans, on pourrait dire que notre histoire est, en grande partie, créée par des erreurs de psychologie.
Ce furent des erreurs de cette nature qui conduisirent Napoléon à entreprendre les campagnes d’Espagne et de Russie, qui préparèrent sa chute. Une autre erreur de psychologie détermina Charles X à faire afficher les ordonnances qui le renversèrent.
Une erreur de psychologie plus importante encore conduisit Napoléon III à favoriser l’entreprise de la Prusse contre l’Autriche, qu’un mot de lui pouvait facilement empêcher. L’erreur d’où résulta Sadowa devait bientôt engendrer Sedan, qui provoqua la fin de l’Empire.
Cette erreur si chargée de conséquences ne fut pas seulement une erreur impériale, mais une erreur collective, car la majorité des Français, y compris les journalistes influents et les universitaires, accueillirent avec enthousiasme la victoire de la Prusse.
La défaite de l’Allemagne en 1918 est également la conséquence d’une lourde erreur de psychologie commise par l’empereur Guillaume. Il croyait raisonner très juste en supposant qu’un peuple de marchands sans armée, enrichi par son commerce avec les belligérants, n’aurait jamais l’idée d’entrer dans une guerre qui, d’ailleurs, ne l’intéressait nullement. On pouvait donc impunément torpiller les vaisseaux dépassant les limites fixées.
Rationnellement assez juste, cette argumentation était très fausse au point de vue de la logique collective. Plus familier avec les lois de cette logique spéciale, le Kaiser eût compris que l’amour-propre blessé d’un peuple lui fait oublier tous ses intérêts. Il fut vaincu, en réalité, pour avoir ignoré que les lois de la logique rationnelle et celles de la logique collective n’ont pas de commune mesure.
Prétendre appliquer la logique rationnelle à l’interprétation de la conduite des peuples conduit, le plus souvent, à de graves erreurs. On le vit une fois encore avant la guerre de 1914, lorsque les socialistes, appuyés par plusieurs professeurs éminents de la Sorbonne, affirmaient qu’une guerre avec l’Allemagne étant rationnellement impossible, il fallait réduire les armements.
La psychologie enseigne l’art difficile de manier les foules et de transformer au besoin leurs sentiments. Shakespeare en donne un exemple frappant dans le discours attribué par lui à Antoine haranguant la foule devant le cadavre de César. Bismarck en fournit un exemple probablement plus réel lorsque, utilisant l’irritabilité du peuple français, il falsifia quelques mots d’une dépêche inoffensive dans le but de provoquer une explosion de fureur nationale assez forte pour déclencher la guerre dont ne voulaient ni le roi de Prusse, ni l’empereur des Français.
L’art de gouverner est, en grande partie, formé de la connaissance des réactions collectives sous l’influence d’excitations diverses.
Ces réactions sont soumises à des lois générales qu’il serait facile de déterminer, si elles étaient identiques d’un peuple à un autre. Mais elles varient suivant les races. Anglais, Français, Espagnols, etc., réagissent différemment sous des excitations identiques. Bismarck n’eût probablement pas obtenu en Angleterre, avec sa dépêche falsifiée, les mêmes résultats qu’en France.
Ce n’est pas seulement parce que les lois de la psychologie individuelle n’ont que de lointains rapports avec celles de la psychologie collective que le gouvernement des hommes est si difficile.
Cette difficulté est accrue par le phénomène des transformations de personnalités, qui se manifeste à certains moments de la vie des peuples, notamment pendant les grandes périodes révolutionnaires.
Contrairement aux idées généralement admises, la personnalité de chaque être n’est qu’une synthèse, ou même qu’une simple addition de personnalités multiples superposées. Ces diverses personnalités se manifestent quand les circonstances de la vie viennent à changer.
La constance apparente de notre individualité résulte simplement de la constance du milieu où nous vivons. Encadré par le groupe social dont il fait partie et ses occupations journalières, l’homme ne change guère. Si, au contraire, les circonstances viennent à se modifier, il sera transformé ; l’homme doux pourra devenir violent ; le pacifiste, belliqueux ; le vertueux verra se désagréger ses vertus.
J’ai, jadis, appliqué cette conception à l’interprétation de la conduite des grandes assemblées de la révolution française. Elle seule permettait d’expliquer comment des bourgeois pacifiques : notaires, magistrats, médecins etc., devinrent des êtres sanguinaires faisant couper des têtes par milliers, arracher les restes des rois de leurs tombeaux, briser des monuments précieux, etc. La tourmente passée, les mêmes hommes, devenus les serviteurs dociles de Napoléon, n’arrivaient pas à s’expliquer leur conduite antérieure. Avec la rudimentaire psychologie de l’époque, ils ne pouvaient la comprendre.
Si les personnalités nouvellement formées s’évanouissent avec la disparition des événements qui les avaient fait surgir, la persistance des mêmes événements peut maintenir ces personnalités nouvellement formées pendant un temps très long.
Les illusions religieuses et politiques semblent avoir le privilège de créer et de maintenir les personnalités artificielles durables.
La grève prolongée des mineurs, qui ébranla les fondements de l’Empire Britannique, montre les changements possibles que les mentalités même très stables peuvent subir, malgré la puissance des influences ancestrales. Des changements plus profonds encore furent jadis créés dans l’âme britannique sous l’influence religieuse de la Réforme.
L’histoire de la révolution russe fournit d’autres exemples de telles transformations, exemples moins probants, d’ailleurs, parce que l’âme slave est restée trop amorphe pour avoir jamais pu subir une stabilisation durable.
Si les grandes variations de personnalités observées pendant les révolutions sont généralement sans durée, c’est que l’âme de la race agit bientôt pour ramener à l’état normal les personnalités momentanément formées.
Mais dans les cas de cataclysme prolongé comme celui de la dernière guerre, l’âme de la race étant atteinte, sa reconstitution demande parfois la durée d’une génération.
Nous sommes justement à une de ces périodes d’altération prolongée des personnalités. La jeunesse conçue à l’époque des combats, aussi bien que celle influencée par ces combats diffèrent notablement des générations précédentes.
L’idéal de la jeunesse actuelle n’est pas bien nouveau, puisqu’il est identique à celui que pratiquaient les jeunes Romains au temps d’Horace et que résumait la maxime : Carpe diem. Elle est misérable et ambitieuse. Peu soucieuse de la valeur des théories politiques, elle se tourne vers les chefs capables de servir ses aspirations.
Malgré tous les progrès réalisés, la psychologie en est encore à une période aussi rudimentaire que l’était l’alchimie avant de devenir la chimie. Le jour où elle constituera une science, les hommes d’État sauront éviter les formidables erreurs politiques dont est tissée l’Histoire.