L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE III
LA LUTTE DU NOMBRE CONTRE LES ÉLITES
Toutes les civilisations furent toujours guidées par les élites, c’est-à-dire par un petit nombre d’individus possédant une intelligence supérieure à celle des multitudes.
Ces élites ont varié suivant les besoins de chaque époque, mais elles eurent toujours pour caractéristique extérieure le prestige. Dès que ce prestige s’affaiblit, l’influence de l’élite sur la foule tend à disparaître.
C’est à ce dernier phénomène que nous assistons aujourd’hui. Pour des raisons diverses, les élites perdent de plus en plus leur influence. L’aveugle multitude se dresse contre elles et prétend les remplacer.
Comment se crée et se perd le prestige ? Ayant déjà étudié cette question ailleurs il serait inutile d’y revenir. Remarquons seulement que le mécontentement général créé par l’incapacité de divers Parlements suffirait à expliquer pourquoi le prestige politique exercé jadis par certaines classes dirigeantes est si affaibli aujourd’hui.
Tant que les élites conservent leur prestige, les gouvernements restent assez forts pour se faire obéir ; lorsque ces élites sont divisées en groupes politiques rivaux toujours en lutte, leur autorité s’évanouit et le pays tombe dans l’anarchie.
En Russie, l’élite ayant fini par devenir impuissante, la victoire du nombre a été complète. En France, les anciennes élites semblent conserver encore quelque autorité ; mais cette autorité s’affaiblit chaque jour et le torrent populaire avance. Des députés craintifs ne cherchent plus qu’à plaire aux volontés mobiles des électeurs et oublient de plus en plus les intérêts généraux de leur patrie.
Un seul pays en Europe, l’Angleterre, semblait soustrait à la révolte du nombre. Le peuple anglais était le plus traditionaliste de l’univers. Une politique immuable le guidait depuis des siècles. Les volontés des morts orientaient impérieusement les actions des vivants. Comment un tel peuple eût-il pu se révolter contre des élites dont l’influence séculaire avait déterminé sa grandeur ?
Et voici qu’une importante fraction d’une nation qui semblait un bloc immuable, solidifié pour toujours, a récemment tenté une des plus profondes révolutions dont les chroniques du monde aient gardé la mémoire.
Brusquement, sur l’ordre bref d’un comité de meneurs, et sans aucun signe précurseur de l’orage, postes, usines, chemins de fer, bateaux, en un mot, tout ce qui constitue la vie journalière d’un pays, cessa de fonctionner.
Si le gouvernement n’avait pas immédiatement trouvé assez de volontaires pour remplacer sommairement les millions d’ouvriers ayant cessé le travail, l’Angleterre se fût trouvée condamnée par cette grève générale ou à périr de famine, ou à prendre comme maîtres de l’empire les chefs du mouvement révolutionnaire : roi, ministres, parlement eussent disparu comme, jadis, les dirigeants de la Russie, pour faire place à la petite oligarchie de meneurs représentant la puissance du nombre.
Si cette révolution fut évitée, c’est que le gouvernement anglais conserva un prestige assez fort pour opposer une barrière au nombre ; mais combien de temps encore pourra-t-il dominer une immense armée fort dangereuse parce qu’elle met une puissance considérable au service d’exigences d’une réalisation impossible ?
Il est intéressant de remarquer que, malgré l’insistance des chefs de l’Internationale, la foule anglaise des grévistes ne trouva, en dehors de quelques platoniques adhésions de fonctionnaires français et de révolutionnaires russes, aucune aide dans les autres pays. Une fois encore, le nationalisme fut plus fort que l’internationalisme.
L’envoi de la dépêche d’adhésion de fonctionnaires français aux grévistes anglais mérite d’être noté, parce qu’il révèle à quel point le principe d’autorité se désagrège en France. Une telle adhésion eût constitué un phénomène invraisemblable, il y a quelques années.
Si les agents de l’administration anglaise, au lieu d’aider leur gouvernement à se défendre, se fussent joints aux fonctionnaires français pour se mettre du côté des révoltés, toute la puissance de l’Angleterre se fût écroulée rapidement.
Parmi les enseignements de la grève anglaise, un des plus typiques est l’obéissance aveugle des syndiqués aux ordres impératifs de leurs chefs. Jamais despote asiatique ne fut plus servilement obéi.
La même obéissance s’observa en Italie et en Espagne, lorsque l’énergique action des dictateurs supprima les violences exercées par le syndicalisme. Elle constitue une caractéristique de l’âme populaire. Les foules sont trop incapables de penser et de raisonner pour se passer d’un chef.
Dans les révolutions analogues à celle dont la nation anglaise faillit être victime, l’influence des meneurs est rendue facile parce qu’elle a pour soutien des intérêts aussi visibles qu’une promesse d’augmentation de salaires ; mais l’Histoire prouve que les multitudes ne sont pas toujours conduites par des motifs aussi intéressés. Des mobiles très immatériels, comme une croyance politique ou religieuse, suffisent parfois à les entraîner. J’en ai donné de frappants exemples dans un livre jadis publié sous ce titre : Les Opinions et les Croyances.
La lutte du nombre contre l’élite s’est répétée plus d’une fois au cours de l’Histoire. De l’antiquité grecque à nos jours, elle a coûté à divers peuples leur indépendance.
Les moyens permettant de dominer l’anarchie créée par la révolte du nombre ne sont pas nombreux. La dictature d’un chef est un des plus efficaces. Nous avons déjà dit et y reviendrons encore, que c’est à cette méthode qu’eurent recours, récemment, l’Italie et l’Espagne pour échapper aux désordres causés par les socialistes.
Les formes nouvelles des aspirations populaires ont été nettement marquées par lord Grey, dans les lignes suivantes relatives à la grève anglaise :
« La grève générale a posé un problème dans lequel la question des salaires des mineurs disparaît entièrement. Il ne s’agit pas, maintenant, de savoir ce que seront ces salaires, mais si le gouvernement démocratique parlementaire doit être renversé. C’est par ce gouvernement démocratique que la liberté a été conquise et c’est par lui seul qu’elle peut être maintenue. Les autres solutions sont le fascisme ou le communisme. L’un et l’autre sont contraires à la liberté et lui sont funestes. Ni l’un ni l’autre ne permettent la liberté de la presse, de la parole, la liberté d’agir et la liberté même de se mettre en grève. »
C’est justement parce que l’idéal démocratique dont vivaient les nations modernes a perdu son empire sur les âmes que plusieurs peuples sont entrés dans une période de bouleversements qui ne prendra fin que le jour où naîtra un idéal assez fort pour unifier les pensées et pacifier les cœurs.