L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE IV
DIFFICULTÉS PSYCHOLOGIQUES
DES RÉFORMES ADMINISTRATIVES
Parmi les moyens employés par les États européens, la France notamment, pour restaurer leur situation financière, figurent les économies que pourraient produire les transformations opérées dans des administrations compliquées et coûteuses.
Le gouvernement français a débuté dans cette tâche par la phase aisée des suppressions qui précède la période plus difficile des réorganisations.
La coûteuse multiplication des fonctionnaires a des causes psychologiques lointaines que nous résumerons bientôt ; elle résulte également du régime démocratique. Chaque député réclame la création d’emplois nouveaux afin d’y caser les plus influents de ses électeurs, et les ministres ont trop besoin du vote des parlementaires pour leur refuser ces créations. C’est ainsi que les fonctionnaires ont pullulé d’une formidable façon.
Le même phénomène s’observe depuis longtemps dans la plupart des pays dotés d’un régime parlementaire, — l’Italie, notamment. Il fallut la révolution fasciste pour débarrasser ce pays d’un excédent de personnel qui le ruinait et l’opprimait.
Cette multiplication des fonctionnaires est une des causes de la coûteuse complication de l’administration française ; mais il en existe d’autres, plus profondes encore.
Malgré ses allures révolutionnaires, le Français est peut-être le plus conservateur de tous les peuples, et c’est pourquoi une administration adaptée aux besoins d’époques antérieures et qui vieillissait chaque jour, a pu se conserver sans changement, depuis la période lointaine où elle fut réorganisée par Napoléon.
Les régimes politiques ont péri tour à tour, des partis nouveaux sont nés, des révolutions ont balayé les trônes ; seule, la vieille administration française est restée immuable. Elle est l’unique pouvoir qu’aucun bouleversement n’ait effleuré. Plus puissante que les souverains, les parlements et les ministres, elle continue à gouverner despotiquement la France.
Tout en conservant des cadres invariables, les administrations publiques se sont compliquées en vieillissant et ont formé, finalement, une série de petits pouvoirs indépendants séparés par des cloisons étanches.
Ce dernier phénomène constitue une des caractéristiques de nos administrations ; il est traduit clairement dans l’histoire souvent rappelée — parce qu’elle est typique — de ces trottoirs parisiens, dépavés et repavés trois fois en un mois, en raison de l’impossibilité d’une entente entre les administrations chargées de la pose du gaz, de l’eau et du téléphone pour exécuter leur travail en même temps.
Dans toutes les administrations, les bureaux vivent séparés et persistent à ne pas se connaître. Il en résulte que la moindre affaire demande au public des dérangements énormes.
L’impuissance des administrations à se concerter dans un intérêt commun est spéciale à la France. Elle ne s’observe pas en Allemagne.
Cette différence avait beaucoup frappé un grand industriel du Nord, M. Guérin, qui, accepté par les gouvernements allemand et français comme intermédiaire pendant la guerre pour la distribution des vivres reçus d’Amérique, avait l’autorisation de se rendre alternativement à Paris et à Berlin afin de régler les difficultés relatives à cette distribution.
— A Berlin, disait-il devant moi, alors même que l’affaire en cours concernait plusieurs administrations, la décision m’était remise en vingt-quatre heures. A Paris, pour la même affaire, je passais souvent huit jours à courir de ministère en ministère, renvoyé de bureau en bureau sans pouvoir obtenir une solution.
Toute tentative de réforme administrative se heurte dans certains pays, la France notamment, à des concepts psychologiques fondamentaux auxquels l’hérédité et l’habitude ont donné une grande force.
C’est en raison de telles influences que notre histoire présente, malgré des apparences contraires, une remarquable continuité dans les régimes divers qui se sont succédé. Tous tendaient à soumettre le pays à l’autorité d’un pouvoir central chaque jour plus absorbant.
L’unité faite, les habitudes fixées dans les âmes ne pouvaient changer. Sous des noms nouveaux, nous continuons, en réalité, l’ancien régime.
Sous la pression d’une mentalité créée par des siècles d’efforts, l’État a fini par absorber la gestion d’une foule d’entreprises et a substitué de plus en plus son autorité à l’initiative des citoyens. Le développement du socialisme, c’est-à-dire de l’étatisme, ne représente, en fait, que la suprême floraison d’un long passé, la conséquence dernière d’un idéal poursuivi pendant des siècles. Les socialistes ne font que continuer une tradition historique en réclamant chaque jour davantage l’intervention de l’État. On peut tout au plus leur reprocher d’aller un peu loin dans cette voie. C’est ainsi que le maire et député du Creusot préconisait récemment la reprise par l’État non seulement des usines, mais aussi de la terre. Tout ce que récolteraient les paysans appartiendrait à la collectivité.
On ne peut dire que le socialisme nous menace puisque, en réalité, il est établi depuis longtemps. J’ai souvent répété que, malgré tant d’apparences contraires, il n’existait en France qu’un seul parti politique : l’étatisme.
Cette assertion ne serait contestable que s’il était possible de citer un seul groupe politique français qui ne réclamât pas constamment, dans les moindres actes de la vie publique ou privée, l’intervention de l’État. Les socialistes ne font qu’exagérer cette tendance.
L’influence absorbante de l’État est une conséquence des difficultés qu’éprouva en France le pouvoir central à unifier les diverses provinces dont se composait, jadis, le pays, et à faire disparaître les dernières phases de la vie locale. Cette vie étant détruite, l’initiative des citoyens, anéantie, ne pouvait renaître.
L’Allemagne a pu échapper à cette centralisation parce que son unité est toute récente, puisqu’elle remonte seulement à 1874. Si la vie provinciale, disparue en France, est restée, au contraire, très vivante en Allemagne, c’est que chacun des anciens royaumes, principautés, etc., dont se compose aujourd’hui l’Empire, avait joui d’une existence indépendante pendant des siècles. Alors qu’en France il ne reste plus guère qu’un grand centre intellectuel : Paris, l’Allemagne en compte plusieurs.
La formidable et coûteuse complication des moindres opérations administratives en France est trop connue pour qu’il soit utile d’y revenir longuement. Elle fut bien des fois signalée au Parlement et, notamment dans un rapport déjà ancien de Camille Pelletan sur le budget de la Marine. On y lisait que :
« Dans les arsenaux, pour la réception des moindres objets il faut des pièces de comptabilité demandant quinze jours de travail ; des centaines d’employés sont exclusivement occupés à calculer, à transcrire, à copier dans d’innombrables registres, à reproduire sur d’innombrables feuilles volantes, à diviser, à totaliser. »
Le même rapporteur, voulant savoir de quelle façon, dans des cas identiques, opérait l’industrie privée, visita un établissement industriel consacré, comme les arsenaux de l’État, à la construction des navires. Cet établissement avait sur chantier deux cuirassés brésiliens, un grand croiseur et plusieurs bâtiments à voile. Malgré les nombreux détails exigés par cette fabrication, un seul livre indiquant les entrées, les sorties et les existants, suffisait à la comptabilité de chaque magasin. Grâce à ces simplifications, les prix de l’industrie privée étaient de 25 à 50 p. 100 moins élevés que ceux des arsenaux de l’État.
Ces différences de prix de revient s’observent dans tous les domaines. L’ingénieur R. Carnot écrivait, récemment, que les bateaux charbonniers réquisitionnés par l’État avaient un rendement inférieur de 40 à 50 p. 100 à celui des navires dirigés par les importateurs travaillant pour leur compte.
Mêmes constatations dans toutes les gestions étatistes. Le Matin en a fourni un nouvel exemple avec l’histoire de la liquidation des stocks américains d’Aubervilliers. L’État, n’arrivant pas à terminer cette liquidation, la confia à un industriel. Ce dernier commença par remplacer les centaines d’employés officiels par huit agents de son choix. En quelques jours, la liquidation était achevée.
Les causes de la coûteuse complication de la gestion de l’État sont tout à fait indépendantes de l’intelligence des employés. Elle résulte surtout de leur terreur des responsabilités, conséquence du réseau de vérifications superposées et minutieuses dont les moindres actes de chaque agent sont enveloppés. L’omission de la plus légère formalité est sévèrement relevée.
La crainte des responsabilités et l’accumulation des règlements dans les administrations rendent extrêmement compliquées et longues des opérations qui, dans l’industrie privée, n’exigeraient que quelques minutes. On en peut juger par l’histoire que citait jadis au Parlement M. Delcassé, sur les longs rapports échangés entre une demi-douzaine de chefs de bureaux pour savoir si une dépense de 77 kilos de fer figurerait pour 3 fr. 46 ou 3 fr. 47 dans la comptabilité. L’intervention directe du ministre fut finalement nécessaire pour trancher cette grave question.
L’organisation conduisant aux complications qui viennent d’être signalées n’a pas seulement pour résultat un gaspillage énorme d’argent, mais aussi un véritable écrasement du public sous le poids de formalités accablantes dont est enveloppé, aujourd’hui, le moindre acte administratif. Le Temps faisait, à ce propos, les réflexions suivantes :
« La suppression de fonctionnaires serait bien acceptée, si elle signifiait réellement la suppression des formalités, de tant de formalités administratives dont depuis longtemps il souffre et dont il est las. Tant de démarches dans tant de bureaux, tant de paperasses à faire signer et contresigner, tant d’autorisations à solliciter, et tant de retards interminables dus à l’ingénieuse superposition de contrôles, qui, d’ailleurs, ne servent jamais de rien ; tant de déclarations échelonnées tout le long de l’année à propos de tout ; l’impossibilité de se mouvoir sans la permission en règle de qui de droit : voilà bien ce que voudraient voir disparaître ou, du moins, s’atténuer l’immense majorité des Français. »
On entrevoit déjà combien seront difficiles les réformes projetées.
Les peuples très conservateurs, et par conséquent n’ayant pas su évoluer, n’arrivent souvent à se soustraire au joug de coutumes devenues trop pesantes que par des révolutions violentes.
Ce qui précède suffit à montrer que la réduction du personnel administratif aura bien peu d’effet, si elle n’est accompagnée d’une transformation complète des méthodes. Cette transformation sera difficile, car l’aptitude à l’organisation est une des plus rares facultés de l’esprit humain.
Ce n’est pas à un comité d’experts qu’il faudra demander des réformes. Qu’il s’agisse de finances, d’industrie ou de guerre, les collectivités se sont toujours montrées insuffisantes, je le répète, aussi bien à organiser qu’à décider.
Ce n’est pas, assurément, qu’une collectivité soit inutile, mais à la condition formelle qu’elle soit consultative et non dirigeante. Quand Bonaparte rédigea le code qui devait fusionner en lois uniformes le droit coutumier régissant alors les diverses provinces de France, il laissait discuter librement devant lui les membres du Conseil d’État, mais décidait seul du texte qui serait adopté.
Les considérations qui précèdent étaient nécessaires pour montrer de quelles difficultés seront entourées les réformes projetées. Plus on avance dans l’étude de l’Histoire, plus on constate que les institutions des peuples dépendent surtout d’influences psychologiques créées par un long passé. L’âme latine est très stabilisée, aujourd’hui, et chargée d’influences ataviques fort lourdes.
Les progrès de l’industrie et de l’interdépendance des peuples nécessiteront, cependant, une violente réaction contre l’étatisme qui domine la France. Il n’est plus possible d’enfermer la vie des citoyens et leurs entreprises dans un inextricable et paralysant réseau de formalités tracassières, destructrices de toutes les initiatives.
Des réformes administratives auraient même été totalement impossibles sans les événements qui forcèrent les députés à donner au Président du Conseil le droit dictatorial d’opérer des transformations sans l’autorisation du Parlement.
En raison des origines de notre Parlement, toute économie se heurtait, en effet, à un mur d’impossibilités qu’aucune volonté n’avait réussi à briser encore.
Dès qu’un ministre essayait de réaliser des économies il constatait rapidement qu’en France, comme le disait un jour devant moi un ancien ministre de Finances, aucun personnage n’est assez puissant pour supprimer un cantonnier inutile ; le ministre qui aurait tenté un tel acte d’autorité se serait vu menacé d’interpellations et d’ennuis divers par tous les députés du département auquel aurait appartenu le cantonnier supprimé. Plus impossible encore de fermer un collège sans élèves, un tribunal sans clients, un arsenal sans travail, etc.
Non seulement les ministres restaient impuissants à réaliser la moindre économie, mais ils étaient amenés, chaque jour, par des députés que leurs électeurs harcelaient, à créer des emplois nouveaux inutiles et à multiplier les gaspillages. Parmi ces derniers on peut citer la distribution, pour de simple fêtes locales à certaines communes privilégiées, de centaines de millions prélevés sur le « fonds commun » et toutes les dépenses inutiles critiquées dans les rapports de la Cour des comptes.
Pour opérer des réformes semblables à celles de Mussolini en Italie, il fallut bien accorder au Président du Conseil la faculté de réaliser ces économies par décret sans consulter le Parlement.
Malgré le pouvoir conféré au chef du gouvernement d’imposer impérativement les réformes jugées nécessaires, on ne doit pas croire qu’il soit facile de les imposer par simple décret. Le décret est une force, mais la mentalité de ceux auxquels on va l’imposer est une autre force capable de paralyser la première.