L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE II
STABILISATION ET REVALORISATION
La guerre ayant obligé les grands états européens à des dépenses fort supérieures à leurs ressources, ils ont été forcés d’utiliser la monnaie artificielle constituée par des billets de banque sans garantie. Cette source apparente de richesse étant d’un emploi facile, tous les États en ont abusé jusqu’au moment où la monnaie artificielle ainsi créée perdit toute sa valeur comme en Allemagne, ou seulement une grande partie de sa valeur comme en France, en Belgique, etc.
Les gouvernements ayant fini par constater que la baisse continue de la monnaie rendait les relations commerciales fort difficiles, il était nécessaire de trouver un remède à cette situation.
Plusieurs méthodes furent successivement tentées, résumons-les brièvement.
La plus simple paraissait être de réduire la valeur attribuée aux billets dépréciés, déclarer comme les Belges, par exemple, que l’ancien billet de 5 francs ne serait plus admis que pour un franc. Quel que soit le nom donné à l’opération, elle constitue une simple faillite. Dans le cas de la Belgique, la faillite a été de 80 p. 100.
A côté de cette stabilisation légale, et par conséquent forcée, d’autres États, comme la France, se sont contentés, jusqu’à l’heure où j’écris ces lignes, d’une stabilisation de fait, c’est-à-dire de la stabilisation établie par la loi générale de l’offre et de la demande. Cette manière d’opérer est conforme à la conception des économistes qui pensent que :
« La véritable stabilisation, est celle qui se fait d’elle-même lorsque, pendant une longue période, la valeur de la monnaie a été stable sur le marché des changes. »
D’autres économistes assurent que la revalorisation du franc obtenue par la prospérité industrielle croissante d’un pays, serait supérieure à la faillite constituée par une stabilisation légale. Ils font remarquer que la revalorisation succédant à la dévalorisation n’est pas un fait unique dans l’histoire, puisque l’Angleterre fit la guerre à Napoléon avec des billets de banque à cours forcé, qui finirent par perdre plus de 50 p. 100 de leur valeur, mais reprirent progressivement leur ancien cours, après une prospérité industrielle d’une quinzaine d’années.
Cet exemple ne semble pas malheureusement applicable à la situation de divers pays, la France notamment.
Les dettes, les traitements, les salaires ont été, en effet, établis à des époques où les valeurs successives du franc étaient fort différentes. Il est évident, par exemple, que les emprunts contractés à la parité or, c’est-à-dire à l’époque où le franc n’avait pas encore baissé, et ceux contractés à un moment où le franc avait perdu les quatre cinquièmes de sa valeur, représentent, malgré la similitude des chiffres inscrits sur les billets, des valeurs bien différentes. On le voit immédiatement lorsqu’au moyen d’une cote des changes on convertit en dollars ou en livres les valeurs énoncées en francs.
La consolidation des dettes, c’est-à-dire la transformation d’une dette immédiatement exigible en dette à échéance lointaine, est un des moyens proposés non pour stabiliser la monnaie, mais pour reculer les dates de paiements et alléger, par conséquent, les charges financières d’un pays.
Le gouvernement belge employa cette méthode, lorsque utilisant les pouvoirs absolus obtenus du parlement, le roi décréta, le 31 juillet 1926, la consolidation de la quasi totalité de la dette flottante intérieure, représentée par des bons qui atteignaient quatre milliards, et dont l’échéance de près de la moitié venait le premier décembre suivant. Les créanciers recevaient, en échange de leurs anciens titres, des actions privilégiées de la Société Nationale des chemins de fer. Les porteurs refusant cet échange devaient être remboursés par tirage au sort dans la mesure des disponibilités du Trésor, c’est-à-dire d’une très incertaine façon.
La moralité financière de cette opération est évidemment contestable ; la question était de savoir si elle était préférable à l’inflation à laquelle il eût fallu recourir pour rembourser les bons à leur échéance.
La tentative au retour à l’étalon or par une faillite partielle, comme en Belgique, est une opération avantageuse en apparence au point de vue mathématique, mais qui, en réalité, ne l’est pas plus à ce dernier point de vue qu’au point de vue psychologique.
Elle ne l’est pas au point de vue psychologique pour les raisons que voici :
Lorsqu’un billet de banque de cent francs n’est accepté à l’étranger que pour vingt francs, le franc est momentanément stabilisé au cinquième de sa valeur. C’est donc, en apparence, la même chose que si l’on donnait, comme le font les Belges, un billet de vingt francs convertissable en or, en échange d’un billet de cent francs ordinaire.
En réalité, ces diverses opérations, d’aspect identique, sont psychologiquement bien différentes. Le franc a, en effet, conservé, dans divers pays, en France surtout, un prestige mystique indépendant de sa valeur réelle d’échange. L’ouvrier auquel on proposerait un salaire de dix francs-or au lieu de cinquante francs-papier, ce qui serait pourtant la même chose, n’accepterait pas cette substitution, et d’autant moins que ses fournisseurs habituels ne se décideraient que lentement à lui donner pour ses dix francs-or une quantité de marchandises identique à celle livrée pour cinquante francs-papier.
Il faut remarquer aussi qu’en conseillant de stabiliser définitivement le franc au cinquième de son ancienne valeur, opération consistant réellement en une faillite de 80 p. 100, « on semble oublier, comme le fait remarquer la Westminster Gazette, que ce serait supprimer définitivement une part très importante des richesses et des biens que possède la population. »
Évidemment la stabilisation de fait, indépendante de toute action gouvernementale, a réduit le franc au cinquième de sa valeur, mais les intéressés conservent l’espérance qu’il pourrait reprendre son ancien taux.
Stabilisation de fait et stabilisation obligatoire sont au fond la même chose, mais la stabilisation forcée consacrant, comme celle de la Belgique, une ruine définitive des quatre cinquièmes de la fortune, ne laisse place à aucune espérance. La stabilisation naturelle permet au contraire d’espérer le retour de la monnaie à son ancienne valeur. Or, en politique comme en religion, les hommes vivent surtout d’espérances.
Ces influences psychologiques, que ne voient pas toujours les experts, rendent fort dangereuses les solutions radicales qu’ils proposent en leur donnant des arguments mathématiques pour soutien. Ces arguments ne suffisent nullement, d’ailleurs, à justifier une stabilisation forcée comme celle dont nous venons de montrer les inconvénients psychologiques.
Les raisons mathématiques de l’opération réalisée en Belgique ne seraient valables que si les billets nouvellement émis avaient une représentation équivalente en or dans les caisses de la banque qui les a émis, mais il n’en a rien été.
Pratiquement, en effet, il fallut bien se contenter d’une garantie en or très inférieure au chiffre d’émission des billets.
Les nouveaux billets n’ayant qu’une garantie partielle en or se trouveront, par ce seul fait, soumis aux spéculations de la Bourse, c’est-à-dire à toutes les fluctuations du change. Les Belges en feront probablement bientôt l’expérience.
Étant donné la situation de la France au moment où j’écris ce livre, on peut dire que la meilleure solution actuelle des problèmes de la stabilisation est celle formulée par le ministre des Finances à la tribune :
« Une stabilisation de fait doit précéder la stabilisation légale. Cette stabilisation de fait ne se décrète pas, elle s’obtient par la sagesse ; elle n’existera que lorsque toutes les principales causes de trouble monétaire auront disparu, et malheureusement nous n’en sommes pas encore là. »
On sait les violentes critiques que provoqua, chez les députés socialistes, le refus du ministre de stabiliser légalement la monnaie. Convaincus que les sociétés se refont à coups de décrets, ces naïfs législateurs étaient persuadés qu’il suffisait d’un décret pour obliger tous les peuples de l’univers à accepter les billets de banque français au cours déterminé par une loi.
Dans les circonstances actuelles il faut donc vivre avec une monnaie dépréciée, mais ne pas oublier qu’une monnaie quelconque devient excellente dès que l’industrie et le commerce prospèrent. Essayons de les améliorer et renonçons, malgré les conseils des experts, aux dangereux emprunts étrangers. Ils alourdiraient encore notre budget par le paiement des intérêts et, en outre, finiraient par mettre la France sous la tutelle de l’étranger. Elle s’y trouve déjà beaucoup trop.
On a souvent représenté les Américains comme spéculant contre les monnaies européennes dépréciées pour en faire baisser le cours ; ils sont, au contraire, très intéressés à la stabilisation de ces monnaies, celle de la France notamment. Dans une conférence faite à l’Association économique internationale, M. Owen D. Young, un des auteurs du plan Dawes, faisait remarquer :
Qu’« il était plus important pour les États-Unis de restaurer la stabilité des monnaies du monde et de les sauver des fluctuations des changes que d’obtenir le paiement de nos créances sur les nations étrangères. »
« — C’est maintenant notre devoir de veiller à ce que les moyens d’échange entre tous les pays reposent sur une base qui rende le crédit possible et les prêts sûrs. C’est pourquoi aussi l’or qui reste en la possession des États-Unis constitue un fonds de garantie pour les valeurs du monde. »
Le problème de la stabilisation des monnaies, à l’étude duquel vient d’être consacré ce chapitre, est un nouvel exemple des conflits entre les forces économiques et les influences psychologiques qui caractérisent l’âge actuel.
La solution des problèmes résultant de ces conflits reste difficile. Ils représentent, en effet, des équations dont les divers termes n’ont pas de commune mesure. Elles contiennent des éléments économiques qui se pèsent facilement et des influences psychologiques dont aucune méthode ne permet d’évaluer exactement la grandeur. Les forces économiques pondérables tendent à dominer le monde, mais les impondérables forces psychologiques sont parfois plus puissantes encore.