L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE VI
LES GUERRES INTÉRIEURES ET LES VOLONTÉS
POPULAIRES
Les trente congrès réunis à Londres et à Paris pendant dix ans, et les règlements de la Société des Nations, avaient pour but d’empêcher les guerres entre peuples rivaux ; mais personne ne paraît s’être préoccupé des conflits entre les partis politiques d’un même peuple.
Ces conflits intérieurs sont pourtant aussi dangereux que les guerres extérieures. Si le triomphe momentané du communisme en Hongrie, en Allemagne et en Italie, s’était prolongé, il serait devenu plus destructeur encore que des guerres d’invasion.
Un coup d’œil rapide jeté sur la situation actuelle de quelques grands pays de l’Europe montrera à quel point les guerres sociales deviennent menaçantes.
Ne pouvant faire l’historique de toutes les révolutions sociales, dont la plupart des pays de l’Europe, — Allemagne, Russie, Autriche, Hongrie, Grèce, Bulgarie, Turquie, etc. — ont été récemment victimes, nous ne considérerons que les trois grandes nations latines : l’Italie, l’Espagne et la France.
On sait dans quel désordre les succès du communisme et du syndicalisme avaient plongé l’Italie. Le pillage des propriétés et des usines ainsi que les assassinats étaient journaliers. L’armée devenait hésitante, l’action du pouvoir royal complètement nulle.
Devant l’imminence d’une catastrophe, d’anciens combattants se réunirent sous le commandement d’un chef vaillant, M. Mussolini, pour tenter de sauver leur pays de l’anarchie. A la tête d’une nombreuse milice, le futur dictateur marcha sur Rome et força le roi à l’accepter comme chef du gouvernement.
L’énergie du nouveau maître lui conquit bientôt tous les suffrages. Les socialistes eux-mêmes se déclarèrent ses partisans.
Grâce à cette intervention, l’Italie fut sauvée des guerres intérieures.
L’Espagne a été — comme l’Italie — menacée d’une guerre civile et n’en fut également préservée que par un dictateur. Le coup d’État réalisé, en septembre 1933, par le général Primo de Rivera, et le Directoire militaire qui en est sorti ont totalement supprimé les partis politiques espagnols, toujours en luttes acharnées. Constitution, ministres, Sénat, tout a été balayé et, il faut bien le constater, à la grande satisfaction du pays.
La France n’a pas encore, depuis la paix, subi de révolutions analogues à celles de l’Italie et de l’Espagne, mais elle en est menacée par l’intervention croissante de socialistes extrémistes chaque jour plus nombreux. Son avenir, comme celui de divers pays de l’Europe, dépendra des résultats de la lutte entre les partis qui préparent les guerres intérieures et ceux qui tâchent de les prévenir.
Le conflit entre les forces de destruction et celles de cohésion grandit chaque jour. Ces deux forces s’équilibrent à peu près en France ; c’est pourquoi il sera relativement facile d’y faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre.
On en eut la preuve lorsque, pour obéir aux théories de jacobins qui préféreraient voir périr le pays plutôt que leurs principes, un gouvernement dominé par les socialistes s’aliéna tous les catholiques en supprimant l’ambassade du Vatican, et aussi, la majorité des Alsaciens en prétendant supprimer leurs anciennes libertés. Un nouveau gouvernement, comprenant que l’art de gouverner ne consiste pas à appliquer des théories, mais à tenir compte des réalités, réussit, en quelques jours, à pacifier l’Alsace en lui laissant ses libertés et à calmer les catholiques en rétablissant l’ambassade auprès du pape. C’était fort simple ; mais, à un certain moment, le fanatisme des extrémistes inspirait une telle crainte que les ministres timorés n’osaient pas résister à des suggestions devenues bientôt des ordres.
L’action des foules est aujourd’hui prépondérante dans tous les états modernes, et c’est en partie pour cette raison que les gouvernements européens deviennent si instables. Leur existence dépend de votes populaires toujours incertains.
Un des grands dangers de l’âge actuel résulte de l’influence des masses dans la conduite des nations. Leurs sentiments sont violents, leur raison faible et leur aptitude à prévoir complètement nulle.
L’incapacité des foules à prévoir les conséquences de leurs actes et surtout de leurs votes, fut toujours un péril pour les gouvernements populaires. Elles obéissent aux impulsions du moment comme jadis Ésaü vendant son droit d’aînesse futur pour un plat de lentilles présent. Cette mentalité est celle du barbare, et l’homme le plus intelligent mêlé à une foule agissante redevient un barbare.
On s’illusionnerait fort sur l’importance des votes populaires en oubliant que le vote d’un électeur traduit beaucoup plus son mécontentement que ses opinions. C’est surtout en s’appuyant sur ce mécontentement que les meneurs conduisent les hommes.
Les électeurs qui donnèrent jadis leurs votes à un capitaine condamné à mort pour trahison, puis à un autre officier ayant voulu livrer un bâtiment à l’ennemi professaient-ils vraiment les opinions subversives que de pareils votes sembleraient supposer ? En aucune façon. Ces électeurs révolutionnaires étaient simplement des mécontents.
Les votes qui en 1924 amenèrent un grand nombre de socialistes au parlement eurent pour origine de tels mécontentements exploités par les meneurs.
Du groupe des mécontents faisaient partie des fonctionnaires irrités de ne pas obtenir les salaires réclamés, des universitaires sourdement indignés de ne pas voir reconnaître les qualités qu’ils se supposaient, de petits bourgeois exaspérés de l’élévation constante du prix de la vie, qu’ils attribuaient au gouvernement, etc.
Les candidats députés utilisèrent ces mécontentements, et firent de si brillantes promesses de réformes que les électeurs se laissèrent facilement séduire.
Les sentiments populaires sont généralement perturbés par les flatteries des politiciens. « Le peuple ne se trompe jamais », disait déjà Robespierre. Les politiciens modernes répètent cette assertion, et enseignent aux foules qu’étant les vrais souverains, elles doivent tout obtenir. Le résultat de cette propagande est d’avoir fait naître des espérances et des haines aveugles dans l’âme des multitudes.
Le mécontentement, la défiance, la jalousie et la haine sont ainsi devenus les véritables mobiles d’action des gouvernants obligés de suivre les impulsions populaires.
L’extension dans tous les pays de l’Europe, y compris les plus rationalisés, tels que l’Angleterre et le Danemark, des sentiments que je viens d’énumérer, explique l’orientation universelle vers des partis extrémistes riches en promesses.
Il est donc naturel que la religion socialiste, avec ses mystiques espérances de bonheur, se généralise. Le communisme, qui promet aux âmes simples le retour à ces temps primitifs où le sol et les femmes étaient en commun fait également des progrès dans les couches inférieures des populations.
Comme il est impossible de faire entrer beaucoup d’idées à la fois dans les cervelles primitives, et qu’il s’agit surtout pour les meneurs d’exciter des sentiments d’hostilité, quelques formules suffisent : lutte des classes, dictature du prolétariat, suppression du capitalisme, socialisation des richesses, etc. Sur dix mille électeurs, on n’en trouverait peut-être pas un capable d’expliquer nettement le sens de ces formules, et surtout de pressentir les conséquences de leur application, mais elles impressionnent les auditeurs et cela suffit au but poursuivi par les meneurs.
Le pouvoir magique de ces formules est à l’abri de tout argument rationnel. La plupart des ouvriers restent persuadés qu’ils travaillent uniquement pour enrichir quelques patrons, que des conseils d’ouvriers remplaceraient facilement.
Comment expliquer que tous les pays ne voient pas leur civilisation périr sous l’influence des forces révolutionnaires destructives, qui continuent à grandir, et les menaces de guerre civiles redoutables ? Pourquoi, dans certaines nations, les votes populaires ne sont-ils que transitoirement extrémistes et généralement suivis de votes très conservateurs ?
Simplement parce que le mécontentement et l’irritation dont nous parlions plus haut, sont des sentiments momentanés, recouvrant un substratum rigide constitué par l’âme des aïeux. C’est en s’appuyant sur cette âme ancestrale que les dictateurs italien et espagnol purent sauver leur pays de l’anarchie.
On ne comprend bien l’histoire qu’en recherchant derrière des agitations violentes, mais fugitives comme les vagues de l’Océan, l’âme profonde de la race. Elle intervient toujours dans les grandes circonstances où les intérêts de cette race sont menacés. L’âme collective des foules est très mobile, l’âme de la race très fixe quand elle a été stabilisée par un long passé.
L’accroissement de la puissance des foules a été considérablement favorisé par l’évolution profonde de l’industrie. La multiplication immense d’ouvriers sur un même point a déterminé la création de forces collectives telles que le syndicalisme dont le rôle grandit constamment.
Guidé jadis par ses élites, le monde moderne tend de plus en plus à obéir aux volontés oscillantes des multitudes. Et comme les civilisations sont arrivées à un degré de complication auquel les cerveaux suffisamment développés peuvent seuls s’adapter, il en résulte une tendance générale des foules à ramener violemment les sociétés à des phases d’évolution inférieures mieux en rapport avec leur mentalité. Les progrès du communisme traduisent cette aspiration.
Ainsi que nous le verrons dans un prochain chapitre, les foules sont aujourd’hui en conflit avec les élites, bien qu’elles ne puissent se passer d’elles.