L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
LIVRE IX
ROLE DE L’IDÉAL DANS LA VIE DES PEUPLES.
LA RELIGION SOCIALISTE
CHAPITRE PREMIER
L’ÉVOLUTION DES IDÉALS MODERNES
Si les grands génies de la Grèce et de Rome dont la pensée éclaira tant de générations revenaient à la lumière, ils seraient éblouis par la simple énumération des merveilles réalisées depuis un siècle : des forces, jadis insoupçonnées, mises au service de l’homme, l’espace conquis, la foudre captée, la parole instantanément transmise à travers le monde et bien d’autres découvertes encore.
Ces illustres penseurs seraient étonnés sans doute, mais leur pénétrant génie découvrirait vite que, si la raison a transformé l’aspect matériel des civilisations, elle exerce sur la conduite des hommes bien peu d’action encore. Les croyances politiques et sociales modernes ont les mêmes bases sentimentales et mystiques que les croyances religieuses antérieures. Les passions qui armèrent jadis tant de peuples les uns contre les autres sont identiques à celles qui les arment aujourd’hui. Les dissensions qui ruinèrent la Grèce antique, les luttes civiles qui mirent fin à la République romaine sont nées de sentiments semblables à ceux qui bouleversent encore la vie des nations.
Devant les découvertes de la science, les philosophes espéraient que notre siècle deviendrait celui de la raison pure, que les temples et les casernes seraient remplacés par ces laboratoires d’où surgissent des forces supérieures à celles dont disposaient les dieux et qu’une concorde universelle unirait les peuples.
Il n’en a rien été et on ne saurait s’en étonner. Comment des découvertes d’origine rationnelle auraient-elles pu modifier les sentiments qui forment la trame de notre nature ?
La science a fourni aux sentiments de nouveaux moyens d’action, mais ne les a pas transformés. Et c’est pourquoi les découvertes scientifiques, loin d’introduire la paix dans le monde, n’ont fait que rendre les guerres modernes plus meurtrières et plus cruelles que celles du passé.
Les savants dont je parlais plus haut constateraient également que les illusions mystiques sont aussi puissantes aujourd’hui qu’elles l’étaient de leur temps. Faisant partie de la nature de l’homme, elles ne meurent pas plus que l’amour, l’ambition et la haine. Ils verraient très vite que les fidèles, prosternés il y a 8.000 ans devant les autels d’Isis, les socialistes transformant l’État en arbitre souverain de la destinée des hommes appartiennent, au point de vue psychologique, à la même famille. Les influences mystiques qui dominaient les premiers sont identiques à celles qui dominent les seconds.
Les peuples n’ont jamais supporté sans bouleversement la mort de leurs dieux, et c’est pourquoi, dès qu’un idéal divin se transforme, la civilisation qu’il inspirait se transforme également.
Sous l’influence des idéals issus des méditations de Bouddha, de Jésus et de Mahomet, de grands empires ont été détruits et d’autres ont été fondés.
En dehors des idéals religieux, chaque époque fut influencée par un idéal politique qui change généralement après un petit nombre de générations. C’est ainsi, par exemple, qu’en France au XVIIe siècle, l’idéal politique fut la monarchie absolue représentée par Louis XIV. Au XVIIIe siècle, la révolution réussit à détruire en partie l’ancien régime, elle aboutit finalement à la création de monarchies constitutionnelles laissant aux peuples des pouvoirs politiques dont des révolutions successives amenèrent l’extension. Le XXe siècle vit le développement des pouvoirs populaires et, en même temps, la formation de grands états nouveaux tels que l’Italie et l’Allemagne, constitués par la réunion de petits états jadis séparés.
Le développement des idées démocratiques, celles d’égalité surtout, eut pour aboutissement final l’extension des influences socialistes. Leur application dans divers pays enfanta des désordres qui ont déjà ramené plusieurs grands états de l’Europe à des formes diverses de dictature. Elles semblent destinées à s’étendre si les gouvernements socialistes continuent à prouver leur incapacité à s’adapter aux nécessités qui dirigent aujourd’hui le monde.
L’insuccès des tentatives faites en Russie et ailleurs montre combien il est difficile pour les peuples fatigués d’un idéal ancien d’en créer un nouveau capable d’unifier les âmes.
La difficulté est d’autant plus grande aujourd’hui qu’un idéal n’a d’influence durable que s’il ne se heurte pas, comme l’idéal socialiste, aux exigences économiques nouvelles que les progrès des sciences et de l’industrie ont fait surgir.
Trois grandes formes d’idéals sont en lutte, aujourd’hui, dans le monde : l’idéal religieux, l’idéal national, l’idéal international.
L’idéal religieux, très vivace encore chez beaucoup de nations, n’a cependant d’influence politique profonde que chez les peuples de l’Asie, ceux de l’Asie musulmane notamment. En Europe la religion socialiste tend à se substituer aux anciennes croyances religieuses.
L’idéal national, d’où l’idée de patrie dérive, s’est développé chez beaucoup de peuples depuis la guerre, en particulier chez ceux artificiellement créés par le traité de paix.
L’idéal international, qui repousse l’idée de patrie, est défendu par les socialistes et les communistes, qui s’imaginent que la suppression de la patrie engendrerait une paix universelle.
L’Histoire prouvant qu’une nation ne change pas d’idéal sans que sa civilisation se transforme bientôt, il en résulte que l’avenir des peuples dépendra de l’idéal qui régira leurs sentiments et leurs pensées.
Étudiés aux seules lumières de la raison, la plupart des idéals deviennent d’illusoires fantômes, mais, les observations répétées pendant de longs siècles prouvent que ces fantômes engendrèrent de vivantes réalités. Bouddha, Jésus et Mahomet ont transformé le monde, et du fond de leur tombeau, ils orientent encore la pensée de plusieurs millions d’hommes.
Les idéals religieux le plus souvent, les idéals politiques quelquefois, ont eu seuls, jusqu’ici, le pouvoir de créer l’unité de sentiments et de pensée sans laquelle aucune civilisation n’a encore pu durer.
La puissante action d’idéals mystiques échappe aux partisans de la théorie dite matérialiste de l’histoire. Ses adeptes soutiennent que les peuples sont uniquement conduits par des besoins matériels, alors qu’en réalité la plupart des grands événements formant la trame de l’histoire ont eu pour origine des idéals mystiques bien étrangers à ces besoins. La fondation de l’Empire musulman, les croisades, les guerres de religion et bien d’autres événements du même ordre, eurent des influences mystiques pour cause et non des besoins matériels. Tout autant que les besoins, les idéals dirigent l’âme des peuples.
De nos jours, l’importance des idéals religieux est devenue, chez beaucoup de peuples, bien moindre que celles des idéals politiques ou sociaux, tels que le désir d’hégémonie, les doctrines socialistes, etc.
L’idéal d’hégémonie, forme exagérée de l’idéal national, souvent qualifié d’impérialisme, faillit triompher avec les armées allemandes, mais il ne fut pas le plus fort, et c’est l’idéal socialiste qui remplace aujourd’hui les idéals mystiques divers dont l’homme n’a jamais pu se passer.
Comme tous les idéals, il inspire des convictions qu’aucun raisonnement ne saurait effleurer, mais ces convictions, qui sont une des conditions de sa force, constituent également une cause de sa faiblesse. Le monde est arrivé en effet à une époque où des nécessités économiques qui ne fléchissent pas limitent étroitement le pouvoir des illusions. Lorsque Mahomet, au nom d’une foi nouvelle, fille de ses rêves, réussissait à bouleverser le vieux monde, il ne trouvait pas devant lui l’infranchissable mur des nécessités économiques que les disciples de Karl Marx rencontrent maintenant.
Mais, si le pouvoir constructeur de l’idéal socialiste est bien faible, son action destructrice peut devenir considérable. La Russie en fit l’expérience. Il fallut l’influence d’un tout-puissant dictateur pour mettre fin en Italie aux désordres engendrés par l’application de la doctrine.
De tous les idéals légués par le passé, un des plus puissants encore est l’idéal national constitué par le culte de la patrie.
A défaut d’arguments rationnels ou affectifs, il suffit de voyager un peu pour comprendre en quoi consiste une patrie.
La patrie, ce n’est pas seulement la terre des aïeux dont les générations nouvelles continuent la vie, mais cet ensemble de traditions, de pensées, de sentiments communs, de préjugés même, qui font que tous les hommes d’un pays se sentent frères. Il suffirait de transporter les plus farouches apôtres de l’internationalisme chez des peuples étrangers pour leur faire rapidement saisir la profondeur de l’abîme psychologique qui sépare des peuples de mentalités différentes.
On constate ces divergences quand sont réunis dans un Congrès des hommes de patries différentes. Bientôt éclatent les dissemblances, non pas seulement d’intérêts, mais de sentiments et de pensées qui les empêchent de se comprendre. Leurs croyances politiques les rapprochent un instant mais leur passé les désunit et ils s’en aperçoivent bientôt.
L’histoire du monde antique montre clairement, elle aussi, la puissance de l’idée de patrie. Les Romains dominèrent et civilisèrent le monde tant que le culte de Rome gouverna leurs âmes. Lorsque, sous l’influence des guerres civiles créées par les luttes sociales, le culte de la patrie s’affaiblit dans les cœurs, la décadence commença.
On peut résumer ce qui précède dans les conclusions suivantes :
En dehors des besoins matériels nécessaires à l’entretien de sa vie, l’homme est guidé par des éléments affectifs : ambition, haine, amour, etc., par des influences mystiques : croyances religieuses, politiques ou sociales et par des influences rationnelles dont le pouvoir est encore bien faible.
Les croyances mystiques engendrent les idéals qui dominent chaque peuple et lui permettent de ne pas rester une poussière d’hommes sans résistance et sans force.
Ces idéals, jadis concrétisés dans des dieux personnels, tendent à être remplacés par des dogmes et des formules auxquels est attribuée la même puissance, mais qui se heurtent à des nécessités économiques irréductibles.
Les bouleversements et l’anarchie actuelle du monde continueront jusqu’au jour où les besoins mystiques, qui ne sauraient périr, puisqu’ils font partie de la pâture humaine, auront créé un idéal nouveau ne se heurtant pas aux réalités économiques qui transforment l’âge moderne.