L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
CHAPITRE II
LES FORMES RÉCENTES DE DICTATURE
RÉALISÉES EN EUROPE
Les dictatures nouvellement nées en Europe ont revêtu des formes diverses suivant les pays : prolétarienne en Russie, militaire en Espagne, en Turquie en Pologne et en Grèce, politique en Italie.
Laissant de côté la dictature prolétarienne russe, qui ne diffère qu’en théorie de l’ancien tzarisme, la dictature grecque, qui ne représente qu’un conflit d’ambition militaire, les dictatures polonaise et turque qui restent encore un régime demi-constitutionnel, nous n’envisagerons ici que les dictatures italienne et espagnole. Nous dirons ensuite quelques mots de la demi-dictature spontanément réalisée en France à l’époque de la chute du franc.
La dictature italienne sortit de l’excès du désordre dans lequel socialistes et syndicalistes avaient plongé l’Italie. Meurtres et pillages ne se comptaient plus. L’armée restait indifférente, le roi impuissant.
On sait comment un citoyen énergique, M. Mussolini, mit fin au désordre en marchant sur Rome à la tête d’une légion d’anciens combattants et détermina le roi à l’accepter pour chef de son gouvernement.
Le peuple italien l’acclama comme un sauveur et en fait, le dictateur, dégagé de l’influence d’un parlement qu’il ne conserva que pour la forme, sut réorganiser rapidement son pays.
Résumant les doctrines du nouveau maître, le Matin écrivait :
« Mussolini parle des principes de 1789 comme de l’antithèse des siens. A l’égalité il a substitué la hiérarchie, à la liberté la discipline, à la fraternité la dévotion aux destins de la patrie. »
L’énergie et le jugement du dictateur le firent accepter par tous les partis, y compris le communisme et le syndicalisme. Les dirigeants de la Confédération du Travail demandèrent à s’associer au nouveau gouvernement. Beaucoup de socialistes renoncèrent à leurs théories.
Cette conversion des socialistes ne constituait pas, d’ailleurs, un phénomène bien nouveau. Seule, la rapidité de cette conversion pouvait étonner.
Un des plus influents socialistes déclara « mort le socialisme idéologique ». Ajoutant, très justement, que la guerre avait fourni une preuve catégorique que « le sentiment de race a toujours prévalu sur l’idéologie de l’unité internationale de classe ».
Le dictateur italien a fourni des preuves indubitables de capacité politique : Suivant lui : « les divisions entre bourgeois et prolétaires sont de vieilles méthodes de classement qui ont fait leur temps ». Il s’est très bien rendu compte que dans les temps modernes la puissance des chefs d’État, rois, ministres ou dictateurs même dépend en grande partie de conditions économiques extérieures dont les gouvernements ne sont pas maîtres. C’est ainsi, par exemple, que la vie industrielle de l’Italie dépend en grande partie de l’Angleterre et des divers pays qui lui fournissent le charbon qu’elle ne possède pas. Ces nécessités que le monde n’avait pas encore connues influencent considérablement la politique étrangère des nations qui s’y trouvent soumises.
Pour faire pénétrer dans l’âme simpliste des foules l’importance des conditions économiques qui régissent aujourd’hui la vie des peuples, le dictateur italien se propose de donner un ministère aux organisations ouvrières, « afin de les convaincre que l’administration d’un État est chose extrêmement difficile et complexe, qu’il n’y faut guère improviser, ni faire table rase, comme il est arrivé au cours de certaines révolutions ».
Le jour où ces vérités élémentaires pénétreront dans l’âme des multitudes de sérieux progrès se trouveront réalisés.
En attendant, le dictateur a pris des mesures fort sages, qu’un parlement n’aurait jamais pu imposer.
« Il a également compris que, contrairement aux théories socialistes, un gouvernement moderne doit laisser à l’initiative privée le maximum de liberté d’action et renoncer à toutes législations, interventions et entraves qui peuvent sans doute satisfaire les démagogies parlementaires, mais qui, comme l’expérience l’a démontré, n’aboutissent qu’à être absolument pernicieuses. Tous les systèmes économiques négligeant la libre initiative et les ressorts individuels seront, dans un bref délai, voués à une complète faillite.
Désireux d’appliquer ces conceptions, le dictateur s’est proposé de confier à l’industrie privée plusieurs monopoles, notamment celui des téléphones. »
Ces mesures judicieuses représentent exactement le contraire de ce que les socialistes veulent réaliser en France.
L’œuvre de Mussolini ne peut être bien appréciée qu’en prenant l’utilité comme élément de jugement. L’opinion générale en Europe a très bien été formulée par M. Churchill à l’ambassade d’Angleterre de Rome devant une réunion de journalistes, et dont le Matin du 21 janvier 1927 a donné l’extrait suivant :
« Il est parfaitement absurde de dire que le gouvernement italien ne s’appuie pas sur une base démocratique.
Si j’avais été Italien, je suis sûr que j’aurais été entièrement avec vous, depuis le commencement jusqu’à la fin, dans votre lutte victorieuse.
Votre mouvement a rendu service au monde entier.
L’Italie a démontré qu’il y a une manière pour combattre les forces subversives. Cette manière est d’appeler la masse du peuple à une coopération loyale avec l’État. L’Italie a démontré qu’en défendant l’honneur et la stabilité de la société civile, elle donne l’antidote nécessaire au poison russe. »
Laissant de côté l’Italie, — qui constitue un des rares exemples où une dictature prolongée ait été utile à un peuple — arrivons à l’Espagne.
La dictature espagnole eut pour auteurs des officiers dirigés par le général de Rivera. Elle fut comme en Italie la conséquence d’un état d’anarchie contre lequel la royauté restait impuissante.
Le dictateur a rappelé dans ses proclamations que les assassinats socialistes se multipliaient d’inquiétante façon. Depuis trois ans, des centaines de citoyens étaient tombés sous les coups extrémistes. Parmi eux figuraient un président du Conseil, un archevêque, quatre gouverneurs civils et de nombreux chefs d’industrie. Syndicalistes et communistes ne se ménageaient d’ailleurs pas entre eux. C’est ainsi que le chef du syndicat des charretiers fut assassiné par des extrémistes encore plus extrémistes que lui.
Tous ces meurtres restaient impunis. La magistrature tremblait et l’anarchie commençait à gagner l’armée. Des juntes militaires, — associations de type soviétique, — prétendaient imposer leurs volontés aux ministres, régler les conditions d’avancement, etc. L’indiscipline devenait générale : plusieurs provinces entamaient des mouvements séparatistes.
La dictature espagnole fut donc aussi nécessaire que la dictature italienne. Après avoir éliminé les ministres et le parlement, le dictateur espagnol gouverna son pays avec un directoire composé de dix généraux.
Ce Directoire, annonçait le général de Rivera, durera « jusqu’à ce que des hommes capables et d’une moralité absolue soient trouvés pour gouverner l’Espagne ». On les cherche encore.
Convaincu de l’impuissance grandissante des gouvernements constitutionnels le roi subit toutes les volontés du dictateur, y compris la confiscation des biens personnels d’anciens ministres choisis par lui. Sans doute a-t-il pensé, en signant de pareilles mesures, que les rois modernes finiront par posséder moins de liberté que les plus humbles de leurs sujets.
Au moment où j’écris ces lignes, le dictateur de l’Espagne est menacé, selon une loi commune à toutes les dictatures militaires, des rivalités de généraux ambitieux, désireux d’accéder à leur tour au pouvoir. L’histoire des républiques espagnoles de l’Amérique donne une idée assez claire du sort des pays dans lesquels la puissance des compétitions individuelles est supérieure à celle des lois.
La France n’a pas été obligée de subir un régime dictatorial aussi absolu que ceux de l’Italie et de l’Espagne ; mais, pour la sauver de l’anarchie financière dont elle était menacée, il fallut confier au Président du Conseil un pouvoir demi-dictatorial constitué par le droit de formuler des décrets sans prendre l’avis du Parlement. Les événements qui amenèrent à cette situation ont été exposés par l’importante revue anglaise New statesman du 15 janvier 1927 dans les termes suivants :
« Le franc continuait à tomber. M. Briand forma un nouveau cabinet avec M. Caillaux aux finances.
M. Caillaux ne put gagner la confiance publique. Le franc descendait sans arrêt. La Chambre était en ébullition. La populace donnait des signes de colère. Le capital s’évadait du pays. Le Trésor était vide. M. Herriot joua un peu le rôle de paratonnerre lorsque le 17 juillet il renversa le cabinet Briand-Caillaux. Son propre ministère fut renversé après une seule journée d’existence. Dans les rues, comme le franc touchait presque 250 à la livre sterling, les foules réclamaient une trêve des partis. Le bloc des gauches, ou cartel, avait jeté sa nef sur les rochers et la France se trouvait « à deux doigts » de la ruine. Et c’est alors que M. Poincaré accepta un devoir formidable. Il travailla avec célérité. Les clameurs s’apaisèrent. Le franc fut arrêté au bord de l’abîme et ramené à une position qu’il pût défendre. Une caisse d’amortissement fut créée pour venir en aide au Trésor. La Chambre, profondément alarmée, fit tout ce qui lui fut demandé, et rapidement M. Poincaré fit voter des lois et obtint l’autorisation de gouverner par décrets qui, dans la période précédente, avait été farouchement combattue par les députés. Le budget fut voté en trente-six jours. Depuis des générations, la France n’avait pas eu le spectacle que lui donnait l’action de M. Poincaré. »
Quoi qu’il en soit de l’avenir des divers régimes, il faut bien reconnaître que si les peuples sont les uns après les autres poussés vers des formes variées de dictature, c’est qu’elles correspondent à des nécessités nouvelles que l’évolution moderne du monde a fait surgir.