L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités
L’évolution actuelle du monde
LIVRE PREMIER
LES FORCES QUI MÈNENT LE MONDE
CHAPITRE PREMIER
LES FORCES MATÉRIELLES ET IMMATÉRIELLES
DANS L’HISTOIRE
Les sentiments et les passions qui mènent les hommes ont peu varié, mais les peuples furent successivement soumis à des influences qui les orientèrent de façons différentes.
Aux impulsions affectives et mystiques ayant toujours guidé l’homme au cours de son histoire, sont venues s’ajouter les forces nouvelles, issues des laboratoires. Elles ont transformé les civilisations. En moins d’un siècle, quelques-unes de ces forces : la vapeur, et l’électricité notamment, ont exercé sur la vie des peuples des influences beaucoup plus profondes que toutes celles subies pendant la succession des âges antérieurs.
Le rôle des forces créatrices nouvelles étant trop connu pour qu’il soit utile de l’étudier longuement, il suffira de rappeler à quel point une seule des découvertes modernes, celle des forces motrices extraites de la houille, a changé la vie sociale des nations et conditionne les volontés des gouvernements.
La vie politique du monde est en partie soumise, aujourd’hui, au prodigieux pouvoir que la science a fait surgir de l’inerte houille, considérée, il y a un siècle à peine, comme une insignifiante matière. C’est, d’elle, pourtant, que sont sortis non seulement tous les éléments de la civilisation moderne, mais aussi des moyens de destruction d’une puissance telle que dans les prochains conflits, ils pourraient anéantir instantanément les plus brillantes capitales.
Les peuples possédant des mines importantes de houille — ou de son succédané, le pétrole — détiennent, par ce seul fait, une supériorité économique et politique immense.
C’est grâce à la houille que l’Angleterre put dominer les mers et, par conséquent, le commerce du monde. Ce ne furent pas du tout, comme on l’a répété parfois, les succès militaires de l’Allemagne en 1870, mais bien la découverte de mines nouvelles de houille sur son territoire, qui la conduisit à son haut degré de prospérité. La houille fut l’origine de la puissance industrielle de l’Allemagne. Elle lui permit d’aspirer à supplanter l’Angleterre dans son hégémonie commerciale sur tous les points du globe. De cette prétention une guerre mondiale devait fatalement sortir. Les autres causes invoquées pour expliquer les origines du conflit sont accessoires.
Le pétrole a sur la houille une supériorité énorme au point de vue commodité, mais sa production reste limitée. C’est pourquoi nous voyons tous les peuples rivaliser d’efforts aujourd’hui pour se procurer les sources d’un si précieux liquide.
Le pétrole et la houille ont déterminé la politique mondiale de l’Angleterre. Pays industriel sans agriculture, elle est obligée d’importer ses vivres. Ils sont payés avec des marchandises fabriquées dans ses usines. L’arrêt des exportations engendrerait bientôt le chômage.
Nombreux sont les exemples prouvant que le rôle des forces motrices grandit chaque jour dans la vie politique des peuples. Leur influence ne se fait pas sentir seulement en Europe, mais jusqu’aux extrémités de l’univers. Si, aujourd’hui, le Japon manquant de charbon et n’étant pas très sûr que l’Amérique lui en fournira toujours, négocie d’importants traités avec la Russie soviétique, c’est dans l’espoir de pouvoir exploiter à son profit les mines de Sibérie.
Le rôle considérable joué dans l’histoire politique des peuples par les découvertes scientifiques permet de pressentir les transformations que d’autres découvertes feront surgir.
Sans parler de la libération de l’énergie intra-atomique qui changerait entièrement les conditions d’existence des hommes, on peut dire que la nature contient des forces inutilisées encore, telles que la chaleur solaire, qui seront sûrement captées.
Dans un travail déjà ancien je faisais observer que la machine à vapeur qui utilise à peine la dixième partie du charbon qu’elle consomme était un instrument barbare destiné à figurer comme curiosité dans les musées de l’avenir.
Dès à présent on entrevoit que la force motrice extraite du charbon, sous forme d’électricité, au fond des mines, pourra être expédiée au loin par de simples fils.
A côté des forces matérielles dont le rôle créateur est si grand se trouvent des forces immatérielles dont l’action fut toujours considérable et même prépondérante à certaines périodes de la vie des peuples.
Malgré la découverte de vérités éclatantes issues des laboratoires et qui ne se contestent pas, le monde continue à être régi par une série de forces mystiques extériorisées sous forme de croyances religieuses ou politiques et tenues pour d’indiscutables vérités. Elles gouvernent les peuples depuis les origines de l’Histoire et leur forme seule a changé.
Les divinités qui de Jupiter à Bouddha et au Dieu de Mahomet servirent de base à de grandes civilisations ont vu leur prestige pâlir ou disparaître. Mais elles ont été remplacées par des illusions politiques ou sociales auxquelles est attribué un pouvoir magique analogue à celui des anciens dieux.
Le mysticisme, qui continue à régir l’âme des peuples, et aussi celle de leurs maîtres, est, comme je l’ai souvent rappelé ailleurs, d’une définition facile. Il se trouve constitué par l’attribution d’un pouvoir surnaturel à des dieux, des dogmes ou des formules. L’homme soumis à une croyance religieuse est un mystique. Robespierre, faisant couper hâtivement des têtes pour établir le règne de la vertu, était un mystique. Mystique au même degré, le communiste persuadé que la réalisation de l’évangile judéo-germanique de Karl Marx ferait surgir le paradis ici-bas.
La force de l’homme dominé par une croyance mystique devient considérable. Rien ne lui semblant au-dessus du triomphe de sa foi, il sacrifiera sa fortune et sa vie pour l’imposer.
Lorsque la foi mystique envahit le champ de l’entendement, aucun argument ne pourrait l’influencer. L’amour maternel lui-même cède devant elle. A l’époque, récente encore, où la secte babiste se propageait en Perse, les femmes, plutôt que de renoncer à leur foi, amenaient elles-mêmes leurs enfants aux bourreaux et les voyaient déchiqueter sous leurs yeux avec une délirante joie. En Russie, il existe encore des sectes où, sous l’empire de leur mysticisme, les hommes et les femmes s’imposent les plus atroces mutilations, et nous ne sommes pas très loin du temps où, dans le même pays, des prophètes persuadaient à des centaines d’hommes de périr avec eux sur des bûchers.
La force du bolchevisme est justement de posséder un certain nombre de convaincus disposés à ravager le monde pour faire triompher leur croyance.
Comment naît, grandit et meurt une foi mystique ? J’ai trop souvent traité ce sujet dans mes livres pour y revenir encore. D’une très sommaire façon, on peut dire que la persistance du mysticisme dans l’Histoire tient au besoin irréductible de l’homme de soumettre l’orientation de sa vie à des pouvoirs supérieurs tenus pour infaillibles.
Ce besoin est si fort que dès qu’un peuple perd ses dieux, il cherche aussitôt à les remplacer. La doctrine socialiste possède, aujourd’hui, le pouvoir mystique attribué aux anciennes divinités.
Ce rôle du mysticisme dans l’Histoire fut pendant longtemps méconnu, et le mot mysticisme lui-même, de plus en plus usité en politique aujourd’hui, était, il y a une quinzaine d’années à peine, employé presque exclusivement dans un sens religieux. Me trouvant un jour avec Bergson chez Émile Ollivier, nous eûmes une longue discussion sur le vrai sens du mot mystique. Bergson m’opposait les dictionnaires accumulés sur une table pour me prouver que ce terme ne pouvait avoir qu’une signification religieuse. Cet avis n’était pas le mien, puisque je venais d’écrire un livre sur La Révolution Française, où je montrais le rôle tout à fait prépondérant du mysticisme dans cette grande tragédie.
Je ne convertis naturellement personne, mais je suis certain qu’aujourd’hui, avec les mêmes interlocuteurs, j’aurais plus de succès. Une preuve m’en fut récemment fournie par un petit livre publié sous ce titre : Une Nouvelle Philosophie de l’Histoire, écrit par un ancien Normalien, M. Gillouin. Pour ce distingué universitaire, la connaissance du rôle du mysticisme dans l’Histoire fut une grande lumière, comparable à celle qui éclaira saint Paul sur le chemin de Damas.
Les idées ne triomphant en France qu’après avoir passé par l’Université, l’action du mysticisme dans la politique ancienne et moderne deviendra bientôt une vérité classique et se substituera à des interprétations dites rationnelles qui n’expliquaient rien[1].
[1] Aujourd’hui le mot mystique à pénétré dans toutes les harangues-officielles. Je l’ai noté deux fois dans un discours du Président du Conseil. Devant la fédération de la Seine du parti républicain socialiste, M. Painlevé a prononcé un discours, où l’influence du mysticisme, est plusieurs fois invoquée : « Quand un parti fait un programme, il doit y verser de la mystique »… Si l’on abandonne la mystique des programmes, etc.
En fait, le mysticisme domine l’Histoire. Des rives du Nil à celles du Gange, il a peuplé le monde d’êtres divins, imaginaires sans doute, mais assez puissants cependant pour avoir orienté de grandes civilisations.
De nos jours, les dieux personnels ont fait place à des formules mystiques douées de magiques pouvoirs et capables, elles aussi, d’asservir les âmes.
Jusqu’à nos jours, une foi mystique n’avait de rivale possible qu’une autre foi mystique. Il n’en est plus de même maintenant. Des nécessités économiques impérieuses, ignorées de nos pères, se dressent contre les formes diverses du mysticisme.
Mais quelle que soit la puissance des forces économiques nouvelles, aujourd’hui, comme hier et probablement comme demain, les peuples auront besoin d’un idéal mystique pour orienter leur vie. S’ils se tournent vers le socialisme, le communisme et les pires formes de l’illusion, c’est surtout parce que, ayant perdu les idéals qui soutenaient leurs âmes, ils cherchent à en découvrir d’autres, capables d’orienter leurs pensées et leurs volontés.
A côté des influences mystiques qui mènent les peuples, il faut placer les influences affectives, c’est-à-dire cette gamme immense des sentiments et des passions qui dirigent la conduite. Comme les forces mystiques elles dominent souvent des forces rationnelles qu’on pourrait croire irrésistibles.
Bien des fois dans le cours de cet ouvrage, nous aurons à montrer combien est faible le rôle de la raison devant les influences mystiques et affectives qui jusqu’ici ont gouverné le monde et continueront longtemps sans doute à le gouverner encore.