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L'évolution actuelle du monde: illusions et réalités

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LIVRE II
LES ILLUSIONS SUR LE PROBLÈME DE LA SÉCURITÉ

CHAPITRE PREMIER
LES RIVALITÉS DES PEUPLES ET LES ILLUSIONS PACIFISTES

Tous les peuples sont avides de paix et cependant ils ne réussissent pas à s’unir pour la maintenir, même au sein de leur propre pays. De grandes nations restent divisées en partis politiques ne cherchant qu’à s’arracher des lambeaux de pouvoir et disposés à sacrifier le sort de leur patrie, aussi bien que celui du monde, au triomphe de vains principes. De nouveaux petits États, formés aux dépens de l’antique monarchie autrichienne et dont l’existence économique est chaque jour plus difficile, ne songent qu’à conquérir des lambeaux de territoires sur leurs voisins. Aux limites orientales de l’Europe, un immense empire, retombé dans la barbarie sous l’influence d’illusoires doctrines, menace la paix du monde. Plus loin encore la fourmilière asiatique est prête à se dresser contre une Europe que des rivalités intestines empêchent d’apercevoir le danger.


Nous avons souvent rappelé que les nécessités industrielles de l’âge actuel ont créé une interdépendance des peuples qui devrait les rendre solidaires les uns des autres et, par conséquent, les conduire à s’entr’aider au lieu de s’épuiser en d’inutiles luttes. Mais ces nécessités, étant d’ordre purement rationnel, restent encore sans action sur les sentiments et les passions régissant la conduite des foules.

Cette interdépendance est cependant telle qu’un gouvernement ne peut plus prendre la moindre mesure sans qu’elle entraîne des répercussions dans le monde entier.

Si les grandes civilisations survivent aux bouleversements que nous traversons la solidarité des peuples deviendra une loi universelle. Mais, avant qu’elle puisse régner, il faut vivre avec les réalités de l’heure présente et tâcher de se protéger contre les menaces que nous voyons grandir.

Sur l’existence de ces menaces, les erreurs sont redoutables. Le souvenir de ce que coûtèrent à la France les illusions pacifistes qui précédèrent la catastrophe de 1914 devrait servir de leçon.


Pour résoudre le formidable problème du maintien de la paix, il semblerait suffisant d’amener plusieurs nations à déclarer qu’elles s’associeraient contre un futur agresseur.

Cette conception primitive de garantie est due, on le sait, au président Wilson. D’après son projet, les États-Unis et l’Angleterre devaient s’engager à se ranger aux côtés de la France si l’Allemagne l’attaquait de nouveau. Dans ces conditions, l’empire germanique n’aurait pu songer à une guerre de revanche et la paix se fût trouvée ainsi garantie au moins pour quelque temps.

Rien de plus simple, en apparence, mais en apparence seulement. Malgré les conseils humanitaires du président Wilson, le Parlement des États-Unis refusa énergiquement d’accepter son projet.

Les différences de mentalité des divers peuples constituent les principaux motifs qui empêchèrent les grandes nations de s’unir pour fonder la paix alors même que la raison leur en prouvait la nécessité.

Une trentaine de conférences ont déjà montré l’impossibilité pour des peuples de mentalité et d’intérêts dissemblables de s’associer dans un but commun.

Que les conceptions des anciens alliés de la France soient justes ou injustes, force est bien d’en tenir compte. Les idées de droit et de justice varient entièrement, d’ailleurs, suivant les peuples qui les invoquent.

Il est donc politiquement inutile de prétendre imposer les idées d’un peuple à un autre lorsque la mentalité de ces deux peuples est différente.

N’oublions pas d’ailleurs qu’à l’heure où la réalité surgit, les formules établies en temps de paix deviennent généralement dépourvues d’efficacité. On sait combien furent vaines, quoique universellement acceptées, les décisions humanitaires du tribunal de La Haye, prétendant raréfier les guerres et rendre plus humaines celles qui pourraient naître. Elles n’empêchèrent aucun conflit, et, loin de se caractériser par son humanité, la dernière guerre fut la plus sauvagement féroce de toutes celles enregistrées par l’histoire. Elle s’avéra féroce surtout pour ceux qui voulurent d’abord respecter les conventions de La Haye devant un ennemi ne les respectant pas.

Vénérons l’idéal pacifiste, tout en le considérant comme lointain, irréalisable actuellement et sans efficacité possible contre les passions et les haines qui animent encore les peuples.


La grande difficulté pour les nations est de rester unies au dedans pour n’être pas vaincues au dehors.

Les philanthropes, rêvant d’une paix universelle fondée sur la fraternité supposée des nations, croient volontiers les mentalités de tous les peuples identiques et ces peuples séparés seulement par des différences d’intérêts.

Les divergences d’intérêts sont profondes évidemment, mais celles des mentalités plus profondes encore.

Les nombreuses conférences réunies depuis la paix suffiraient à montrer, je le disais plus haut, combien les incompatibilités de sentiments et de pensées entre peuples sont irréductibles. Des mots semblables n’éveillant pas les mêmes idées dans les divers esprits, une incompréhension totale domine leurs relations.

Les conférences, congrès, etc., ont également prouvé à quel point les forces rationnelles restent impuissantes à diriger la conduite des peuples. L’humanité a vu naître des cerveaux capables de calculer le poids des astres et de capter la foudre, mais dans le domaine de la vie sociale, elle a compté bien peu d’esprits sachant orienter utilement la destinée des nations.

Ce n’est pas dans les trente conférences réunies depuis la paix qu’il faudrait chercher de tels cerveaux. Sans doute les collectivités sont intellectuellement très médiocres, mais lorsqu’elles se composent d’hommes appartenant à des races différentes, leur infériorité mentale est plus manifeste encore.

C’est seulement à la lumière de ces notions, et en n’oubliant pas que la France et l’Angleterre ont été en lutte pendant des siècles, — sans même parler des vingt ans de guerre contre Napoléon — qu’on peut expliquer l’insuccès des conférences destinées à concilier les peuples.

On remarquera, du reste, que ces conférences ont révélé une grande continuité dans la politique de certains peuples. Quels qu’aient été, en Angleterre, les partis au pouvoir : conservateurs, libéraux, socialistes même, ils ont tous pensé et agi d’une façon identique. Grâce à cette continuité l’Angleterre obtint dans ces conférences tout ce qu’elle pouvait souhaiter.

Après une des conférences internationales tenues à Londres sous la présidence d’un gouvernement socialiste, les délégués furent invités à voir évoluer cent cuirassés formidablement armés. Ils comprirent alors sans d’inutiles discours que l’Angleterre entendait conserver sur l’Europe l’hégémonie conquise par la guerre et qu’exerçait jadis l’Allemagne.


On ne saurait trop insister sur l’incompatibilité mentale entre peuples, dont les politiciens tiennent parfois si peu compte et qui, cependant, domine leurs relations. Elle se manifeste dès que des hommes de races différentes sont réunis dans un congrès pour discuter leurs intérêts ou leurs doctrines.

Quelle que soit l’incompréhension réciproque des peuples, les guerres sont devenues si meurtrières et si coûteuses, qu’ils hésiteront sûrement pendant quelque temps encore avant de se jeter les uns contre les autres.

Les guerres modernes diffèrent beaucoup d’ailleurs, par leurs conséquences, de toutes les guerres antérieures, notamment celles du premier Empire, qui les dépassèrent cependant en durée, et les égalèrent parfois en violence.

Les longues luttes de la période napoléonienne n’appauvrirent pas l’Europe parce que leur fin coïncida avec des découvertes capitales, telles que la force mécanique du charbon, qui permit d’accroître immensément la puissance et la richesse des peuples.

J’ai montré ailleurs qu’au début de la grande guerre, la puissance motrice de la houille annuellement extraite en Allemagne représentait le travail qu’auraient pu produire neuf cent cinquante millions d’ouvriers[2].

[2] Voir, pour les détails de ces calculs, les Enseignements psychologiques de la guerre, 36e édition, chez Flammarion.


Les volontés des rois dominaient, jadis, la vie des nations, et les guerres résultaient surtout du désir de conquérir des provinces ou de propager des croyances. Aujourd’hui, les volontés des peuples ont remplacé celles des rois, mais les conflits ne deviennent pas plus rares : ils sont simplement plus meurtriers, non pas seulement en raison de la découverte d’armes nouvelles, mais surtout parce que les progrès des idées démocratiques ont conduit à remplacer les petites armées de jadis par des effectifs de plusieurs millions d’hommes, comprenant toute la partie valide d’une population.

L’interdépendance économique des peuples les aidera-t-elle sinon à s’aimer, au moins à se supporter ?

Qu’un gouvernement soit monarchique, démocratique, communiste ou théocratique, il n’importe. Sa conduite se trouve aujourd’hui, directement ou indirectement, réglée par des volontés étrangères sur lesquelles il est sans action. Rien ne sert à un peuple de souhaiter la paix si ses voisins veulent la guerre.

Et c’est pourquoi l’incertitude dominera longtemps encore les relations internationales. Malgré de prodigieuses découvertes l’âge moderne reste toujours soumis aux influences de l’antique barbarie.

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